Rapport sur les prix de Vertu 1950

Le 14 décembre 1950

Claude FARRÈRE

Rapport sur les prix de Vertu

PAR

CLAUDE FARRERE
Directeur de l’Académie

Messieurs,

L’an 1911, notre délicieux et regretté confrère, Henri Lavedan, se plaignait d’être le centième orateur, — le centième exactement, — à devoir prononcer sous cette coupole l’éloge la vertu. Et, avec cette ironie qui le rendit immortel tout de bon, Lavedan constatait qu’après qu’il aurait ainsi, pour la centième fois, « fini de ne rien dire », cent discours successifs seraient ainsi tombés dans le néant des bavardages inutiles, sans qu’heureusement la Vertu, cette grave personne, modeste et silencieuse, en eût subi le moindre mal. — Ainsi parlait Henri Lavedan, il y a tout juste trente-neuf saisons, c’est-à dire à la veille de ce mois d’août 1914 qui allait clore notre cher XIXe siècle, dont on a dit beaucoup de mal alors, et qu’aujourd’hui nous regrettons si fort et si raisonnablement.

Il me semble qu’Henri Lavedan, si nous avions la joie de le compter encore parmi nous et s’il avait accepté, contre tous les usages, d’assumer une seconde fois la responsabilité de ce rapport sur les Prix de Vertu, — la Corvée de Vertu, comme disent irrévérencieusement ceux d’entre nous qui ont jadis passé par le régiment, — ne se plaindrait peut-être pas de n’avoir qu’à répéter une fois de plus ce discours uniforme qui a déjà connu tant et tant d’éditions. Ce sont des choses nouvelles qu’il devrait essayer de vous dire. Car, après deux guerres, les plus épouvantables que l’histoire ait jamais relatées, la Vertu même a changé d’apparence. On célébrait ici, principalement, des actes de courage et des actes de dévouement. Mais, qui se risquerait à parler de telles choses, quand sept ou huit millions de Français ont, de 1914 à 1918, bravé les pires dangers parmi les pires souffrances, et ne s’en sont jamais vantés ? Et je ne parle même pas des Françaises, — mères, femmes, fiancées, — qui jetaient alors dans la mêlée leurs cœurs de mamans ou d’amoureuses, et trop souvent n’en ont retiré que des lambeaux ensanglantés. Et voilà pour la première guerre. Sans doute dans la seconde, on vit d’abord, en 1939, la nation, comme en 1870, avec la même criminelle absurdité, refuser de prendre les choses au sérieux. Mais on put voir ensuite quelques poignées de nos colonialistes, — daigne l’Académie excuser un de ses membres, s’il usa d’un barbarisme plus barbare encore dans sa signification que dans sa forme ! — disons mieux : on put voir quelques poignées de héros, marsouins, légionnaires, Marocains, n’importe leur couleur, partis du lac Tchad, passer le désert, passer la Méditerranée,  — se battant à Bir Hakeim, à Tunis, en Sicile, — passer l’Apennin et les Alpes, conquérir Rome, Strasbourg et Berchtesgaden, et nous rassasier d’une telle moisson de gloire que le courage en tant que vertu s’en trouve démonétisé... Le courage, de ce coup, est tombé dans le domaine du banal. Ce grand écrivain français, trop longtemps négligé, qui s’est appelé Mirabeau-Martel, et qui signa Gyp en littérature, avait raison quand il ou elle écrivait, il y aura bientôt un siècle : « Être brave n’a rien qui vaille d’être admiré. C’est le contraire qui vaut d’être méprisé. Tous les hommes sont braves, sauf ceux qui ont l’infirmité d’être lâches, c’est-à-dire de n’être pas des hommes. »

Et le dévouement, lui  aussi, a fort perdu de son ancienne rareté, depuis que, sur les champs de bataille, tant et tant de Français se sont abondamment dévoués les uns aux autres. Tenez, il me revient en mémoire un cas qu’on rencontrerait difficilement « dans le civil », si j’ose dire. Il s’agissait d’un capitaine appartenant à une race d’officiers à peu près disparue, celle dont Georges Courteline a décrit quelques spécimens à peine caricaturés : les officiers qui, souffrant du foie ou de la vésicule biliaire, s’efforçaient de faire souffrir comme eux les pauvres diables auxquels ils commandaient. J’ai connu ce capitaine X..., des chars d’assaut, — il est mort, paix à ses cendres ! — qui s’était fait une habitude de tyranniser tous ses subordonnés en général, et en particulier le malheureux cavalier qui lui servait d’ordonnance. Ce pauvre garçon, un bon paysan champenois, qui s’appelait Talon, n’en était pas moins un excellent soldat, que, par réaction compréhensible, j’avais pris en amitié. Or, un jour que nous avions « quelque part en France », l’an 1917, attaqué, enlevé, puis reperdu une ligne de tranchées ennemies, le capitaine X..., qui ne manquait pas de cran, fut blessé grièvement, en décrochant ses sections d’arrière-garde, et resta hors de combat dans les barbelés, à une centaine de mètres en avant de nos parallèles de départ. Nulle possibilité d’aller à son secours : tout le terrain découvert qui nous séparait de lui était incessamment criblé de balles, celles que l’ennemi tirait sur nous, celles que nous tirions sur lui. Il demeurait donc là, accroché dans les fils de fer tel un sanglant épouvantail, paralysé par ses blessures, évanoui. Le soir tombait. Mais, sitôt la nuit devenue sombre, je vis une chose magnifique : le cavalier Talon, s’étant hissé à la force des poignets, hors de notre parallèle, progressait à quatre pattes et se traînait sans bruit vers son capitaine. Il allait ainsi, tout paisiblement, parmi la grêle des balles qui tapaient devant lui, derrière lui, autour de lui, partout. Et il arriva au blessé, et il cisailla les barbelés qui le ligotaient, et il revint, toujours à quatre pattes, rapportant ce corps inerte qu’il s’était entêté à sauver, fût-ce au prix de sa propre vie. —Une chance de réussir, dix d’être tué. — Il réussit, regagna nos lignes, y ramena son blessé, et alors le revigora en lui versant toute la « gnolle » de son bouteillon dans la bouche. Le capitaine X… reprit connaissance, et ce fut bien entendu pour injurier à bouche que veux-tu le cavalier Talon, lequel se tourna vers nous, les témoins de l’exploit, pour nous affirmer avec un large sourire : « Il s’en tirera, allez ! Voyez comme il a tout de suite repris du poil de la bête ! »

Et voilà certes un acte de dévouement qu’aucun prix de Vertu ne récompensa, en ces temps, déjà lointains. Mais ai-je tort de dire qu’auprès d’un cavalier  Talon, qui se dévoua comme je viens de dire au sauvetage d’un homme qu’il avait d’assez bonnes raisons de ne pas aimer d’amour tendre, les actes de dévouement que nous récompensons ici, — bien pau-vrement, hélas ! — apparaissent brillants d’un éclat, un peu terni ?
Je suppose toutefois qu’après 1815 il dut en être de même : les Français d’alors, qui venaient de vivre les journées éblouissantes d’Arcole, de Marengo, d’Austerlitz et d’Iéna durent trouver terne la vie qui succéda. Il fallut bien pourtant la vivre.
Pareillement, continuons de récompenser le courage et le dévouement. Ils reluisent aujourd’hui moins glorieusement qu’hier. Mais par quels ersatz les remplacerions-nous ? Dire des choses nouvelles ? Il le faudrait… Et Lavedan trouverait peut-être lesquelles .... J’avoue, moi, n’avoir rien trouvé.

Récompensons donc comme nous récompensions autrefois. Et récompensons pauvrement, faute de pouvoir mieux faire.

Je m’excuse d’insister là-dessus, parlant à vous, Messieurs, qui savez aussi bien que moi que l’Académie, qui fut relativement riche, au temps que la France l’était, est devenue, comme la France, et plus que la France, pauvre. Je m’excuse, et vous ne m’en voudrez pas, si je saisis cette occasion d’être entendu par d’autres que vous. Je serais coupable de ne pas dissiper la légende du fameux milliard de l’Académie ; légende plus nocive encore qu’absurde. Oui, l’Académie fut jadis à son aise... c’est à-dire comme l’est un exécuteur testamentaire chargé de répartir une large succession entre les légataires désignés. Rien du légendaire milliard, assurément. Mais de nombreux bienfaiteurs lui léguèrent des sommes souvent considérables en la chargeant d’en distribuer les revenus annuels à tels ou tels bénéficiaires que l’Académie est chargée de désigner d’après les volontés nettement exprimées, — minutieusement parfois, — par les testaments des donateurs. Par exemple, — je cite au hasard : — les prix Jollois sont décernés, chaque année, à une jeune fille pauvre et à une femme, épouse ou veuve d’un aveugle qui aura perdu la vue au service de la France ; mais, de préférence à des habitants de Verrières-le-Buisson, en Seine-et-Oise ; le prix Hurel-Poulain est décerné tous les quatre ans à un jeune homme ou à une jeune fille s’étant signalé par son dévouement et surtout son désintéressement envers sa famille ou ses patrons ; — les arrérages de la fondation Laborde-Martinto sont répartis tous les ans entre cinq familles pauvres dont le chef sera mort pour la France, ou serait un grand blessé ou mutilé ; ou, à défaut, de famille remplissant ces conditions, à des célibataires grands blessés ou grands mutilés de guerre... Cent quatre-vingts fondations ont été créées ainsi ; dont, quelques-unes, telles les fondations Lefort, récompensent chaque année plusieurs familles, — dix ou vingt ; et d’autres, les fondations Cognacq-Jay, dotent, le mot n’est pas trop fort, quatre-vingt-dix familles nombreuses de vingt mille francs chacune, et plusieurs jeunes ménages, comptant cinq enfants légitimes vivants et bien portants de dix mille francs. C’est en additionnant toutes ces dotations et fondations, et en capitalisant les arrérages, que des calculateurs hardis imaginèrent que l’Académie était opulente. Et elle le fut en effet, à la façon, j’y insiste, dont l’est un intendant scrupuleux chargé d’administrer une fortune qui, bien entendu, n’est nullement la sienne. Elle le serait même encore si elle avait eu le droit de remployer comme l’aurait exigé le bon sens ces capitaux que lui avaient confiés les fondateurs de prix qui lui avaient fait l’honneur d’avoir confiance en elle. Mais ce droit indispensable, elle ne l’a jamais eu. Et je crois très inutile d’expliquer à des Français comment un capital de cinquante ou de soixante millions obligatoirement placé sur l’État, s’est changé en papier.
En sorte que les deux ou trois millions de revenu que l’Académie avait à répartir entre les trois ou quatre cents bénéficiaires des prix de Vertu, choisis chaque année parmi les plus méritants que nous signalent les maires, les instituteurs, les curés, et les simples citoyens bien placés pour découvrir les misères humaines les plus fières et les mieux dissimulées, sont bien toujours deux ou trois millions. Mais ces millions, au lieu d’apporter à ceux qui les reçoivent la joie, l’aisance ou même les premières possibilités, bases d’une petite fortune à venir, ne nous permettent plus que d’offrir des secours tellement dérisoires qu’ils ressemblent aujourd’hui à de simples aumônes.
L’Académie est devenue miséreuse. Si dénuée, même, qu’à le constater douloureusement les académiciens d’aujourd’hui pleurent souvent de tristesse.

 

Il est trop évident qu’un jeune ménage fier de cinq beaux enfants, lequel recevait quatre cents napoléons d’or, s’en trouvait sérieusement étayé. Songez qu’au cours du change d’hier, c’était dans sa bourse un apport d’à peu près cent cinquante mille de nos francs actuels. Les fondateurs revenant au monde seraient sans doute horrifiés de voir ce qu’est devenu leur apport sérieux, réduit à moins du centième de sa valeur première, et l’aide réelle que le jeune ménage favorisé en peut recevoir à l’heure qu’il est. Sans doute vivons-nous au temps des allocations familiales. Mais les allocations familiales ne choisissent pas. Elles se répandent indistinctement sur tout le monde. Elles n’exigent nullement, comme faisaient par exemple les dotations Cognacq-Jay, que les familles nombreuses, disposant de peu de ressources, démontrent par la dignité de leur existence, qu’elles sont susceptibles de faire de ces dotations le meilleur emploi. Moins encore que les enfants des dites familles, vivants ou morts pour la France soient nés du même lit. Bref, les allocations familiales s’occupent fort peu de la Vertu. C’est peut-être dommage.

Il est juste d’ajouter que, même au temps que nous vivons, l’argent n’est pas tout ici-bas. Et je m’en voudrais de ne pas signaler ici l’attribution que nous avons faite cette année de la fondation Buisson, destinée, il est vrai, à simplement augmenter le nombre et l’importance du prix de Vertu. On ne pouvait guère songer à augmenter leur importance : il eût fallu y consacrer des capitaux que la fondation Buisson ne  pouvait pas prévoir. Mais il existe un groupement, une fédération déjà suffisamment riche pour ne pas solliciter le peu que nous pourrions lui allouer. La F.N.A.R. (comprenez la Fédération des Anciens de la Résistance) n’ambitionnait que le simple titre de lauréat de l’Académie Française. Et cette œuvre, entreprise pour venir en aide aux anciens résistants, en dehors de toutes idées confessionnelles ou politiques, est par cela même parfaitement digne du titre qu’elle postule, et qu’elle vient d’obtenir.

Mais d’autres œuvres connaissent d’autres nécessités.

En 1880 fut fondée et reconnue d’utilité publique la Société d’assistance pour les Aveugles. Cette société a vu naturellement croître au fur et à mesure des années le nombre des malheureux qu’elle s’efforce de soulager, et surtout à la suite des deux dernières guerres. Remarquablement administrée, elle ne sollicita pourtant l’Académie qu’une fois, en 1920, nous fûmes heureux de lui décerner un prix Montyon, de cinq mille francs. Elle aidait alors quatorze cents aveugles à vivre. Cette année-ci, la soixante-dixième de son existence, elle s’est souvenu que l’Académie l’avait aidée une fois, il y a trente ans, et a demandé le renouvellement de notre geste de 1920. Une de ses ressources vient en effet de se tarir. Les aveugles travaillaient dans des ateliers de brosserie, et ces ateliers durent cesser de fabriquer, dès 1944, faute de matières premières indispensables. Grave préjudice pour la Société d’Assistance, auquel l’Académie est heureuse de pouvoir apporter une réparation, terriblement modeste d’ailleurs. La fondation du baron et de la baronne Davillier a créé un ou plusieurs prix annuels destinés à récompenser la vertu ou le dévouement. Et ces prix, d’au moins deux mille francs, doivent être décernés soit à des particuliers, soit à des œuvres ou sociétés. Nous avons donc pu faire bénéficier les aveugles d’un prix de quatre mille francs. C’est assurément dérisoire tant de misères humaines sont là, qui appellent au secours ! Je ne sais rien au monde de plus angoissant que l’étude de ces dossiers, où s’étalent les pires souffrances si noblement endurées, et que nous sommes tellement impuissants à soulager comme nous le voudrions... comme nous le devrions !

Il semble, en vérité, qu’au fur et à mesure que nos ressources s’amenuisent, le nombre des pauvres gens va, lui, toujours croissant, sans relâche ni trêve.

 

Nous n’avons d’ailleurs nullement la prétention de nous substituer à la Solidarité Sociale. Nous vivons en des temps ennemis de la vieille, de la sainte charité. Ceux qui en bénéficiaient s’en trouvaient humiliés, affirme-t-on. Et c’est maintenant un droit reconnu à tous ceux qui manquent de n’importe quoi, — d’un espace vital, par exemple, — de le réclamer : l’État doit donner à quiconque réclame. L’ennui, c’est que l’État, cela représente tout uniment les contribuables. Autre défaut du procédé : l’État donne par l’intermédiaire de ses bureaux, lesquels sont nombreux ; et le personnel des bureaux en question ne se montre pas toujours d’une courtoisie exagérée. Je doute que ceux qui se trouvaient humiliés de bénéficier des charités privées soient satisfaits de devoir se promener de guichets en guichets avant d’obtenir ce qui leur est dû légalement, mais qu’ils n’obtiennent qu’au prix de longues attente, et d’innombrables piétinements.

L’Académie, en tout cas, en donnant les prix de Vertu, ne prétend pas contribuer efficacement à lutter contre les inégalités sociales. Elle se souvient de la parole du Christ : Vous aurez toujours des pauvres, et sait que tous les efforts humains seront vains qui tenteront d’extirper de l’humanité ce cancer incurable, la misère. Nous ne cherchons qu’à aider ceux des malheureux qui s’aident eux-mêmes, qui s’aident honnêtement. Nos prix de Vertu ne sont ni des secours, ni des aumônes, mais des récompenses. Si peu de bien que nous puissions faire, nous choisissons très attentivement, parmi tous ceux qu’on nous signale, les plus dignes d’être, non pas secourus, mais aidés.

 

Nous aidons les aveugles, qui ont héroïquement accepté leur nuit éternelle, et travaillent de leurs mains dans cette obscurité décourageante. Nous aidons les paralytiques qui luttent contre leur paralysie trop souvent douloureuse. Nous aidons les orphelins, et particulièrement les orphelins des marins péris en mer, et nous tâchons d’en faire des marins eux-mêmes, car le métier de la mer est le plus beau des métiers ! et l’enfant qui en a tâté n’en conçoit plus d’autre… Nous tâchons donc d’en faire des marins dignes de leurs pères, héros anonymes. Quiconque a visité les cimetières de Bretagne et de Normandie a fatalement remarqué ces rangées de croix noires sous lesquelles personne ne repose. Un nom, une date et cette seule épitaphe : péri en mer. C’est tout. Ainsi rappelle-t-on aux parents le souvenir des pêcheurs trop nombreux, qui ont pour vraie tombe l’océan. Reliser le Pêcheur d’Islande de notre Loti. Et rappelez-vous, ce dernier chapitre, d’une simplicité si poignante, qui nous montre la nouvelle mariée Gaud, qui a vu son mari, le grand Yann, la quitter pour retourner à la mer après huit jours d’épousailles. Loti nous la montre, en fin de saison de pêche, attendant le retour de cette Léopoldine, à bord de laquelle Yann doit revenir, comme il est déjà revenu bien des fois. Mais il ne revient pas.

Il ne revint jamais.

 

La mer est une fiancée exigeante, qui ne permet pas à ceux qu’elle a choisis d’épouser des filles de la terre. En quarante ans, l’œuvre à laquelle je pense, l’Adoption filiale des Orphelins de la Mer, a rendu une famille aimante à plus de cinq milliers d’enfants, fils d’autant de grands Yann, qui ne sont pas revenus d’Islande. Elle aide les veuves à faire vivre leurs bébés, et quand la mère succombe à la tâche, elle place l’enfant deux fois orphelin dans un foyer honnête, lequel est presque toujours un foyer de marins. Bon sang ne peut mentir, L’œuvre fut fondée en 1897 par deux anciens amiraux, l’amiral Gicquet des Touches et l’amiral Serre. Elle a pour président aujourd’hui, depuis 1930, le doyen d’âge de notre compagnie, le vice-amiral Lacaze, qui a succédé au vice-amiral Touchard, sous les ordres de qui j’eus l’honneur de servir, quand il commandait à la mer et que j’étais moi-même lieutenant de vaisseau.

Le siège de l’Adoption Familiale est à Paris. Mais n’allez pas croire que l’attention de l’Académie soit accaparée par la capitale. La fondation Porteneuve, réservée à la meilleure œuvre ou institution laïque française, mettant le mieux en action l’influence heureuse de la morale énergique laïque sur le bien-être de l’individu comme de la société, a été cette année attribuée à la Mission de la Gare (de Dijon) et au Pot au Feu des Vieux (d’Auxerre). La Mission de la Gare s’occupe des jeunes filles qui, débarquant d’un train, sont en danger de tomber en de mauvaises mains. Elle s’occupe en outre des enfants voyageant seuls, et des infimes et des vieillards, et des mamans portant dans leurs bras leurs bébés. Et Dijon, grande gare de bifurcation, est particulièrement bien choisi pour centre d’une activité de ce genre. L’Académie, sur des fondations diverses, a appuyé la Mission de la Gare en 1947, en 1948, en 1949 et renouvelle cette année cet appui. Il est à remarquer que la dite Mission n’est pas subventionnée, et ne vit que de donations et de souscriptions de ses membres. La ville de Dijon, le département de la Côte-d’Or ont d’ailleurs figuré parmi les donateurs les plus généreux.

Il est à peine utile de préciser ce qu’est le Pot au Feu des Vieux. Mais je le nomme surtout parce qu’il fut fondé dans l’Yonne, à Auxerre. C’est en province aussi bien qu’à Paris que l’Académie va choisir ses lauréats.

C’est même plus loin.

 

La fondation Porteneuve, nous l’avons dit, s’efforce de venir en aide aux œuvres laïques françaises. Mais la fondation Verrière, qui favorise l’influence française au dehors, désire au contraire le faire par le truchement des missionnaires catholiques, lesquels sont indiscutablement les meilleurs ambassadeurs de la morale française au loin. C’est ainsi que nous avons, pour nous conformer à la volonté des fondateurs, appuyé cette année l’E.C.F.A. Entendez l’Entr’aide catholique France Afrique, qui crée des liens d’amitié entre collégiens et écoliers de la région parisienne et les normaliens africains, futurs instituteurs, blancs et noirs, des écoles de la brousse africaine ; et qui soutient les Frères des écoles chrétiennes de la Haute Volta. Quinze prêtres indigènes sont déjà sortis des séminaires que dirigent et animent les Pères Blancs, fils spirituels de Mgr de Lavigerie.

D’autres œuvres méritent notre attention, et ne sont pas les moins utiles.

La récente loi sur les congés payés a certainement été ins-pirée par un juste souci de pourvoir largement à ce besoin qu’éprouvent tous les travailleurs d’un repos total de quelques semaines après de longs mois de labeur. Et je me souviens qu’au temps lointain où j’allais quitter les bancs du collège pour commencer ma vie d’homme, je regrettai, non sans une secrète angoisse, les périodes de vacances grandes ou petites, dont mes années d’études avaient été très heureusement coupées, aérées. Il me semblait alors quasi impossible de travailler désormais sans relâche, comme je voyais que faisaient pourtant mes aînés, déjà entrés dans une existence en ce temps-là plus active qu’aujourd’hui  —trop active peut-être  —. On  ne peut guère reprocher à cette loi des congés payés que d’être venue en un temps inopportun, dans le temps qu’une dangereuse vague de paresse déferle sur la France, qui aurait besoin que tous ses fils redoublent d’ardeur au travail avant de songer à prendre du repos.

Mais la chose vraiment regrettable, c’est que cet indispensable repos n’est pas utilisé comme il le faudrait. Surtout en ce qui concerne les enfants, qui pour leur croissance ont besoin de grand air et d’exercice sain. D’où les colonies de vacances, qui répondent aux plus réelles nécessités. Réunir la prime jeunesse, la grouper en bandes à la façon des boy-scouts, et l’emmener à la mer ou à la montagne, c’est-à-dire la changer de climat, l’arracher surtout à la rue, toujours démoralisante, voilà le but à atteindre. Il s’agit à la fois de refaire à ces enfants leur santé physique — et l’autre — ; de raffermir ces muscles et ces poumons, compromis par un trop long séjour à la ville, et de purifier ces âmes toutes fraîches, que le vent des hauteurs et la brise marine aéreront trop souvent, hélas ! pour la première fois. Il est à remarquer que la plupart de ces œuvres ont à leur tête des ecclésiastiques. Et ces prêtres font à la France une glorieuse publicité, qui s’étend jusqu’en terres lointaines. J’ai passé les premiers mois de cet été en Turquie, sur le Bosphore, dans un village de la rive d’Asie. Un jour que, dans la petite maison où des amis m’avaient installé, je recevais quelques amis turcs et français, ceux-ci chrétiens, ceux-là musulmans, la causerie m’entraîna à parler d’une colonie de vacances qui chaque année envoie à la mer où à la montagne une centaine d’enfants pauvres de notre XIIe arrondissement parisien. Et j’eus une profonde et joyeuse surprise à constater que tous mes invités, — et l’un d’eux, était le député de Sivas en Anatolie, mahométan convaincu —, connaissaient à merveille la colonie en question, le Chantier, fondé jadis par un homme vaillant, mort depuis à la tâche, feu l’abbé Poivrel ; et que chacun d’eux subventionnait le Chantier, prenant à sa charge un, deux, ou trois de ces enfants. Il ne gênait aucun de ces hommes de bien que ces enfants fussent ainsi pendant quelques semaines aux mains d’un prêtre du Christ, lequel pourtant considérait sans doute Mahomet comme un faux prophète, et la religion d’Allah comme une sorte d’idolâtrie. Peu importait, car le Turc est le seul Musulman que je sache qui pratique d’instinct la tolérance, et tolérance la plus large. Les prêtres du Chantier sont Français, et cela suffisait à ces Turcs qui n’ont oublié ni François Ier ni Suléïman le Législateur.

Et c’est ainsi que l’Académie attribue cette année les arrérages de la fondation Triger aux Lions de Saint Paul, colonie de vacances du IVe arrondissement.

Cette fondation a été créée en mémoire des deux frères Marcel et Yvon Triger, l’un et l’autre morts pour la France. Et elle est expressément destinée à des colonies de vacances de garçons d’une paroisse parisienne. La tristesse est que le renchérissement de la vie, et particulièrement des voyages, a contraint les administrateurs actuels à réduire, hélas ! le nombre des enfants qu’on peut ainsi aider à devenir des hommes, — des hommes de bien —. Les Lions de Saint-Paul ont été créés en 1921, au lendemain de la victoire de Foch et de Clemenceau. En 1925, ils groupaient cent quarante enfants. Mais le fondateur, l’abbé Funand-Bonnet, épuisé au service de sa colonie, a dû entrer dans un sanatorium de Megève. Et la colonie, pour des motifs d’économie, a dû se transporter d’abord à Mayenne, puis à Château-Thierry. Malgré quoi les cent-quarante de 1925 ne sont plus qu’une cinquantaine. Tristesse, tristesse toujours.

Il s’agit, je l’ai dit, de colonies de garçons, destinées à former des hommes courageux et honnêtes. Mais ne croyez pas que nous estimions moins précieux de former des femmes et des mères. L’Association des Ames Vaillantes de la paroisse Saint-Paul-Saint-Louis, dans le IVe arrondissement encore, s’est donné pour tâche de préparer à la vie selon la morale chrétienne des jeunes filles, et de leur forger des âmes vail-lantes, comme l’indique le nom que l’Association s’est choisi. Les enfants doivent être pris dans un quelconque quartier de Paris, particulièrement populeux et déshérité. Nous avons partagé entre cette association et l’œuvre d’assistance du quartier des Halles les arrérages de la fondation Lalain-Chômel, qui fut créée pour faciliter l’hospitalisation dans des préventoria de jeunes filles habitant Paris et menacées de tuberculose, mais à l’exclusion des tuberculeuses déclarées. Car la charité se doit d’être prudente, et de ne pas trop embrasser pour ne pas trop mal étreindre. Ce même prix Lalain-Chômel a subventionné en outre le Prieuré de Saint-Jean, à Champrosay-Draveil, en Seine-et-Oise, qui se recommande par cette admirable particularité d’avoir été fondé, il a cinq ans, par quelques jeunes hommes eux-mêmes malades et travaillant pour vivre, qui ont consacré leurs rares loisirs et leurs maigres ressources à visiter d’autres malades et à établir des rapports entre tous les convalescents hospitalisés dans les divers sanas de France. Deux prêtres, pareillement malades et pauvres, avaient pris la tête de cette audacieuse tentative. Et nous avons encore aidé cet Orphelinat de la Solitude, en Gironde, qui reçoit des orphelines de santé délicate et les prépare à devenir des mères de famille saines et vigoureuses. Hélas ! depuis un an, faute d’une bonne nourriture, beaucoup de ces enfants commencent à dépérir. J’appelle tous les gens de cœur au secours de ces orphelins, que je voudrais empêcher au moins d’avoir faim.

Messieurs, un de mes prédécesseurs, il y a une trentaine d’années, parlant sous cette coupole, classait nos prix de Vertu en deux catégories : les prix qu’on décerne aux Œuvres ; et ceux qu’on décerne aux personnes. Et il remarquait que, sans contredit, les œuvres, quelque attachantes qu’elles soient, intéressent moins que les personnes. C’est pourquoi, ayant d’abord parlé de celles-là, je veux vous remercier de votre patiente attention, avant de vous parler de celles-ci, — des personnes ; des isolés, dont les vertus, — la Vertu, — sont sans doute plus visibles, — dirons-nous plus spectaculaires ? — quoique moins abondantes en résultats.

Mais elles prêchent puissamment puissamment l’exemple qu’elles donnent…

Et je sais bien que ces isolés ne souhaitent pas qu’on les loue, ni même qu’on les nomme : leur fière modestie dédaigne toute publicité. Il faut pourtant les montrer au public, pour que le public en prenne de la graine… et pour que toute la France retrouve courage et confiance en elle-même, lorsqu’elle aura vu qu’à côté des égoïsmes desséchants, des paresses stérilisantes et de l’amoralité qui multiplie les crimes quoti-diens sur une terre jadis débordante de vigoureuses vertus, étincelle toujours, sous cette gangue de vices, le diamant de nos secrètes énergies.

 

Telles de nos fondations, les fondations Colin de Serzat, Colombat-Buvat, Courel et surtout la triple fondation Darracq, sont clairement réservées, par la volonté des fondateurs, à des personnes françaises pauvres, chrétiennes de croyance, intactes de mœurs, dont les vertus ont débordé le foyer familial pour soulager de plus malheureux, en répandant un peu d’entraide et de réconfort autour d’elles. Ces prix-là sont des prix de Vertu dans toute l’acception du terme. Comme tel autre prix destiné à une jeune fille née dans une position heureuse, que des revers auront obligée à travailler, et qui aura préféré une vie de pauvreté honnête et honorable à la vie offerte aux femmes qui choisissent une richesse acquise au détriment de l’honneur. Comme encore les prix Camille Cavelan, réservés chaque année à des femmes qui auront honoré la vertu, à quelque titre que soit. Il arrive, vous le voyez, que les fondateurs fassent à l’Académie confiance très large.

Peut-être n’ont-ils pas tort. On en jugera si j’indique ici à quels héros modestes et magnifiques nous avons cette année décerné nos humbles couronnes.

 

Il est d’usage que nous recherchions, pour les signaler à l’admiration universelle les vieux serviteurs et les vieilles servantes qui ont usé leur vie dans la même maison. En ce siècle où le mot, domestique a souvent pris un sens presque injurieux, il appartenait à la compagnie que le Cardinal de Richelieu a instituée gardienne de la langue française de relever la valeur de ce mot, noble entre les plus nobles, puisqu’il désigne le foyer, tout ce qui s’y rattache et tous ceux qui en sont les vrais desservants, parce qu’ils y maintiennent l’ordre, l’économie et la dignité.

À Cherbourg vit un ancien notaire, Maître Hamel, qui s’y est retiré depuis 1915, après avoir longtemps exercé à Valognes. M. Hamel, depuis son honorariat, est secrétaire de la Société nationale académique de Cherbourg. Il a, à son service, au service de sa femme, de ses enfants et de ses petits enfants, depuis trente-cinq ans, Mlle Gabrielle Asselinne, modèle accompli de travail, d’honnêteté, de dévouement sans réserve et de complaisance qui ne se peut lasser. Mlle Gabrielle Asselinne a suivi ses maîtres, qui sont devenus ses amis, de Valognes à Cherbourg ; puis, en 1943, lors de l’évacuation de la Normandie par les Allemands, de Cherbourg à Houilles en Seine-et-Oise, avant de regagner définitivement Cherbourg à la Libération.

Mlle Asselinne avait un frère, qui mourut de tuberculose après une longue captivité en Allemagne. Et ce frère a laissé un fils né en 1937, Mlle Asselinne a pris la charge de ce neveu, Paul Asselinne, et n’a rien négligé pour qu’il reçût une bonne éducation et une solide instruction, le plaçant dans une école libre, — près de Cherbourg, — à Tourlaville, école dont le directeur est un de ses cousins.

Trente-cinq ans de services sans reproche, cela n’eût pas été une rareté, il y a un demi-siècle. Mais aujourd’hui...

 

Voici davantage. À Bayonne, chez Mme Henri Boon, veuve d’un receveur de l’enregistrement, sert depuis quarante ans Mlle Honorine Duvigneau. Mlle Duvigneau, Vendéenne, née à Sérigné, en 1884, a partout suivi ses maîtres, partageant leur bonne et leur mauvaise fortune, et soignant à l’heure qu’il est sa vieille maîtresse malade et, presque impotente. Elle a, de la sorte, vécu à Saint-Hilaire des Loges, dans sa Vendée natale, puis à Cambrai, puis à Bayonne. Où l’État expédiait M. Henri Boone suivait la servante fidèle, usant sa propre santé pour épargner celle de ceux qu’elle servait. M. Henri Boone fut frappé de paralysie en 1941, et ne mourut qu’après quatre ans de souffrances. Sa veuve alors quitta Cambrai. Mais Mlle Duvigneau ne quitta pas sa maîtresse, et ne la quittera jamais.

 

Il y a des services plus longs encore : Mlle Léonie Gautinet, née en 1865, entrée dans la famille Charton en 1884, n’en est jamais sortie. Elle compte aujourd’hui quatre-vingts ans d’âge, et soixante-six ans de services, au cours desquels elle n’a cessé de faire preuve d’un dévouement sans limite. C’est à Bellevesvre, près de Mâcon, qu’elle continue de tenir la maison d’un vieillard, mon contemporain. Elle s’est de surcroît mise au service de la paroisse, entretenant l’église, enseignant aux enfants le catéchisme et le chant. Il est juste d’ajouter que toute la population de Bellevesvre la tient en haute estime et la salue bien bas quand elle passe. On sait en effet, que Mlle Gautinet, quoique s’étant toute dévouée à la famille Charton, n’a nullement négligé sa propre famille et vient libéralement en aide à tous les malheureux. Mlle Gautinet est d’origine jurassienne, et l’on sait que le Jura est un territoire d’où le dévouement a toujours jailli comme d’un puits artésien.

 

Mais les bons serviteurs et les loyales servantes n’ont pas l’exclusivité de l’effort patient, si proche de l’héroïsme. Non plus que la province.

Mlle Horvat est une ouvrière qui habite un très petit logis, à Paris dans le XIe arrondissement. Elle a quarante-six ans, une faible santé, et sa main gauche lui refuse tout service. Elle s’est pourtant chargée, non seulement de sa mère, vieille et malade, mais d’une nièce, Maryse Heurlet, que sa mère avait abandonnée, encore toute petite.

L’histoire de la famille Horvat est d’une tristesse et d’une banalité qui fait froid au cœur. Le père livreur est mort de la tuberculose, laissant sa femme veuve avec neuf enfants. Six d’entre eux ont hérité la maladie paternelle. Et Mme veuve Horvat, ouvrière à la machine, puis vernisseuse, et, pour finir, femme de ménage, a lutté jusqu’au bout de ses forces pour élever les trois enfants qui lui restaient. Mais, en 1939, deve-nue cardiaque, elle devait cesser tout travail. C’est la dernière née qui relève le flambeau. Elle a déjà travaillé, —trop tôt, — comme papetière et cartonnière. Et voici que la tuberculose la guette à son tour. Dès 1930, il lui faut être hospitalisée dans un sanatorium. Et elle devra y retourner en 1936.

Enfin, en 1939, on la déclare guérie. Guérie, soit ! mais infirme d’une main. Sa mère lui est un lourd fardeau : car elle touche à ses quatre-vingts ans, et n’a d’autres ressources que sa retraite des Vieux Travailleurs. Et c’est alors que la petite Maryse Heurlet, abandonnée par sa mère, je l’ai dit, risque de se trouver dans la rue. Son père — abandonné, lui aussi — ne peut veiller sur elle. Mlle Horvat n’hésite pas : elle recueille l’enfant, qui apporte sa maigre allocation mensuelle. Dans ce monde des ouvriers honnêtes, on ne recule pas devant le devoir, quelque exigeant qu’il soit. Mlle Horvat, depuis douze ans, ne s’est pas lassée de faire le sien. Et croyez qu’elle ne s’en lassera pas.

 

Et voici une toute jeune fille : Mlle Arlette Boisselier n’a que dix-sept ans. Son père fut un héros. Engagé volontaire, promu sous-lieutenant en 1945, il est tombé à l’ennemi la même année, devant La Rochelle, alors que son régiment, le 114e d’infanterie, attaquait. On le décora de la Légion d’honneur à titre posthume. Ces légions d’honneur-là nous consolent de beaucoup d’autres. Mais la vertu du père a passé dans les veines de la fille. La famille Boisselier vit à Niort. Mme Boisselier atteinte d’un cancer, souffrit horriblement pendant plus de deux ans, avant de mourir, laissant sept orphelins. L’aînée, malade, dut être hospitalisée dans un sanatorium. La seconde, — Arlette Boisselier, la nôtre — après avoir soigné sa mère tant qu’elle vécut, après l’avoir remplacée auprès de cinq enfants plus jeunes, ses frères et sœurs, après avoir, pour ce faire, renoncé à tour apprentissage, — et ce fut pour elle un dur sacrifice, — et s’être consacrée toute au foyer familial, qu’elle avait résolu de maintenir, coûte que coûte, a conduit sa mère à Lourdes, pour y implorer un miracle, qui lui fut, hélas ! refusé. Grâce à cette vaillante enfant, réellement digne du fier soldat que fut son père, cinq autres enfants connaîtront une vie normale, peut-être heureuse, peut-être grande. Et Arlette Boisselier n’a pas trouvé qu’un tel résultat fût payé trop cher, même s’il fallait y consacrer toute sa propre vie, et la sacrifier. Ce qu’elle a fait.

 

Ne croyez cependant pas que cette rare et obscure vertu du sacrifice silencieux de toute une existence soit l’apanage exclusif des femmes Voici, en quatre mots, l’histoire d’un homme qui s’est donné tout entier aux siens, sans même avoir l’espoir d’un résultat réellement heureux.

En 1902 Marius Valy, alors âgé de vingt-cinq ans, épousait au village du Bouger, dans la Lozère, une jeune fille de son âge Dorothée Brunel, elle-même née dans une commune voisine du même département. C’étaient de toutes petites gens. Marius Valy avait été vacher, puis bouvier. Et, dans ce pays de rudes montagnes, il tressait en hiver des paniers et des corbeilles. L’été revenu, le vannier redevenait ouvrier agricole, — journalier —. Trois enfants vinrent au monde. Dans leur paisible obscurité les époux Valy vivaient contents.

Mais leur bon temps fut bref. L’aîné des enfants, un garçon, mourut avant d’avoir trois ans. Le second, une fille, vécut neuf ans, le temps pour les parents d’y attacher tout leur cœur. Après quoi derechef, ce fut le cimetière. Un seul survivait. Mais par une atroce cruauté de destin, celui-ci était infirme de corps, et d’esprit. Marius Valy perdait ainsi tout espoir de revivre dans un fils à sa ressemblance : ce fils a quarante-deux ans aujourd’hui, et son intelligence dort toujours.

L’an 1914 vint, pour écraser de son poids sanglant le malheureux montagnard qui fut appelé à la défense de la nation et dut laisser à la grâce de Dieu sa femme dénuée de tout et le pauvre être incapable même d’aider sa mère à vivre. Marius Valy avait trente-sept ans. Il servit dans l’infanterie, du premier jour au dernier, fut grièvement blessé en 1915, retourna an front sitôt sorti de l’hôpital et se battit jusqu’à l’armistice. Après quoi, une croix de guerre sur sa poitrine, avec une citation dont un grognard du premier Empire eût été fier, le soldat revint dans sa Lozère natale et s’y refit paysan l’été et vannier l’hiver. Mais sa femme avait plus que lui souffert de la guerre et des privations qu’elle avait dû s’imposer. Lui, heureusement doué d’un caractère imperturbable opposait à toutes les disgrâces de la vie un sourire qui rayonnait autour de lui, et une foi religieuse que les pires épreuves ne pouvaient amoindrir.

Trente ans ont passé, et le courageux paysan est devenu peu à peu garde-malade. II n’ose plus quitter la maison. Sa femme alitée, son fils toujours en enfance ont besoin de sa présence. La vannerie seule lui reste encore accessible. Ses corbeilles et ses paniers sont donc sa dernière ressource. Et jamais une plainte n’échappe à cet homme qui voudrait, obtenir un travail suffisamment rétribué, qui lui permettrait de ne pas négliger sa tâche essentielle : soigner ses deux malades, l’enfant qui vieillit sans mûrir, la mère que son mal paralyse chaque jour davantage. Mais, au fur et à mesure que cette double tâche est plus lourde, le courage de l’homme grandit à proportion. Et Marius Valy, qui vient d’entrer dans sa soixante-quatorzième année, nous est enfin signalé par le vœu unanime de tous ceux qui vivent dans son village comme digne que l’Académie pense à lui.

Peut-être, quand nous lui remettrons le prix qu’il a si noblement gagné, se trompera-t-il, — c’est arrivé déjà, et s’il y a de quoi sourire, il y a davantage de quoi s’émerveiller, devant tant de modestie et de candeur ! — peut-être Marius Valy, avisé de notre décision, croira-t-il qu’on lui réclame de l’argent. Car le fisc aujourd’hui n’épargne personne. Et jamais Marius Valy n’a certainement imaginé cette espèce de miracle : on ne lui demande pas, on lui donne...

 

Nommerai-je encore Mlles Florentine et Berthe Fontaine, deux Vendéennes, soixante-huit ans, soixante-cinq ans, l’une aveugle, l’autre très faible ; et toutes deux sans ressources, qui se sont dévouées toute leur vie à leurs parents et, mieux encore, à tous les vieillards isolés du village où elles vivent ?

 

Nommerai-je Mme veuve Boulanger, qui élève de façon exemplaire ses huit enfants, dont l’aîné, une fille, touche à ses quatorze ans, et le plus jeune, un garçon, n’a que quatre ans à peine ? Mme Boulanger est Bretonne. Sa mère la secondait jusqu’à ces derniers temps. Mais la paralysie l’a frappée. Et Mme Boulanger a maintenant à sa charge neuf enfants au lieu de huit.

 

Ou cette, fille des Flandres, Mme Houtekiet, qui a quarante-cinq ans, et qui depuis plus de vingt ans a mis toute son énergie et toute son abnégation à soigner son vieux père infirme et sa sœur cadette, infirme aussi, — de naissance, — et incurablement idiote ?

 

Oui, certes, une tempête d’amoralité abattue sur la France et la ravage. Mais les exemples que je viens de citer,  et tous ceux que je pourrais citer encore, nous révèlent qu’à côté des égoïsmes monstrueux dont nous risquons de mourir quelques splendides vertus sont là, qui peuvent, qui doivent nous sauver.
Les exemples que je pourrais citer...

Ils sont trop ! Je ne puis vous infliger la lecture d’un palmarès qui lasserait même des écoliers. Et à quoi bon énumérer encore Mlle Lucienne Quemin, Dauphinoise. Mlle Jeanne Berra-Filippini, Corse, Mlle Geneviève Mercelo, Champenoise, qui toutes ont soigné des vieillards, élevé des enfants par dizaines... Je ne ferais que vous fatiguer sans pouvoir même rendre à ces nobles femmes l’hommage dont elles sont dignes et que je me sens impuissant à leur décerner... Impuissant... Indigné peut-être ?

Je voudrais néanmoins, pour vous récompenser de votre courtoise endurance, — de votre indulgence surtout… Car rien n’est obligatoirement plus ennuyeux qu’un discours sur les prix de Vertu, — je voudrais vous mettre en pleine lumière deux de ces grandes âmes devant lesquelles nous venons de nous incliner.

Il s’agit d’abord d’une mère et de sa fille : les dames Manin, qui vivent clans une petite ville du Cambrésis.

Mme Manin est âgée de 97 ans. Sa fille, Léa Manin, va entrer dans sa soixantième année.

Elles n’ont rien fait d’autre que toutes les valeureuses femmes dont je vous ai déjà parlé : elles ont élevé, avec un dévouement de tous les instants, neuf enfants d’une parente veuve, encore plus pauvre qu’elles. Elles en ont fait de beaux et bons petits êtres, dont l’instruction et l’éducation font honneur à celles qui dirigèrent leurs débuts, guidèrent leurs premiers pas dans ce monde bigarré, où tant de vices et de crimes servent de repoussoir à tant de lumineuses vertus.

Mais Mme Manin, faisant les mêmes choses que d’autres, les a faites avec plus de splendeur. À telles enseignes que dans toute la région de Beauvais-en-Cambrésis, elle a mérité un surnom réellement unique, le plus beau qu’on ait jamais décerné à un ange descendu du ciel sur la terre : on ne dit pas en parlant d’elle, Madame Manin, on dit, tout le monde dit, avec le même accent de vénération familière : Maman Manin.

Il a fallu presque un siècle pour qu’on couronnât cette palme tant méritée.

Elle est née en 1853. Elle se souvient du roi Louis-Philippe, parlait encore quand elle était petite fille. Elle a connu l’Empereur Troisième que les paysans de France aimaient.  Elle a vu la guerre de 1870, elle se rappelle le général Faidherbe et sa bataille de Bapaume. Trois fois l’invasion a submergé son Cambrésis sans qu’elle acceptât de reculer devant les Prussiens, les Allemands, les Hitlériens. Sa santé  magnifique lui a conservé une mémoire intacte. Elle s’est mariée à trente ans, avec un ouvrier courageux, qui lui donna trois filles, dont deux se sont mariées à leur tour, mais dont la seconde, Léa Martin, aujourd’hui sexagénaire n’a jamais voulu quitter Maman Manin, et n’a cessé de la seconder dans tout qu’elle fit de bien, et de beau...
Je n’aurais pas tout dit sur cette femme qui a dépassé l’humain si je n’ajoutais cette explication : Maman Manin et fille Léa sont de ferventes chrétiennes, qui ont à coup sûr puisé dans leur foi religieuse beaucoup du courage tenace qu’elles ont prodigué si longtemps.

 

Le cas de Paul Galland est plus saisissant, sinon plus beau.
Paul-Galland a aujourd’hui quarante-huit ans. Mais sa vie s’est interrompue en 1935, comme on va le voir. Il n’avait alors que trente-trois ans.

Originaire de la dure et puissante Lorraine, quatrième enfant d’une famille de six, un de ses frères est dominicain, un autre docteur en médecine, un troisième Père Blanc. Lui passa par l’École des Sciences Politiques. Il s’était adonné au droit. Il fit son stage d’avocat, au barreau de Paris.

Mais la guerre de 1914 l’avait attiré vers l’aviation. Il fut officier de réserve, et prit ses brevets de pilote de chasse et d’observateur. C’est assez dire que cet homme ne concevait la vie que dans le mouvement d’une activité forcenée. Que n’avons-nous eu beaucoup de combattants de cette classe, en 1939 !

Tout en voyant revenir la guerre, et en s’y préparant avec ardeur, Paul Galland continuait sa vie du temps de paix. Il s’était associé à un avocat-conseil. Et, en 1934, il s’était marié. Sa femme, l’année d’après, lui avait donné un fils.

Mais en 1936, après une attaque de rhumatismes ankylosant atrocement douloureux, il fut peu à peu immobilisé, puis paralysé définitivement. Son fils, — aujourd’hui lycéen, — ne l’a jamais vu debout. Le malheureux ne quitte son lit que pour sa gouttière. Ses jambes sont soudées en demi-flexion. Il ne peut même pas tourner la tête. Il est littéralement pétrifié. Une statue vivante. Et songez au supplice de cet homme, dont toute la vie antérieure avait été trépidante et bouillonnante ! Le voilà pétrifié, crucifié. Ses bras seuls peuvent remuer encore, péniblement, au prix des souffrances les plus déchirantes.

Eh bien ! ce supplicié s’estime heureux. Il a la foi, une foi brûlante. Il sait que sa vie douloureuse n’est que le bref prologue, d’une autre vie, infinie, radieuse. Et loin de s’apitoyer sur lui-même, il ne plaint qu’autrui, et s’attendrit sur ceux qu’il nomme, comme faisait le doux Saint d’Assise, « ses frères les malades ». Il les veut convertir et remercie Dieu de ses propres souffrances comme d’autant de grâces spéciales. Il a même trouvé la force suprême de dicter pour eux un livre émouvant, les Chaînes qui tombent, et n’a voulu le signer que d’un pseudonyme.

 

Les fervents de laïcité ne peuvent guère nier que la religion ne soit un levier puissant, qui élève l’homme au-dessus de toutes ses faiblesses, vers la perfection. Combien de vrais croyants parmi ces êtres magnifiques à qui l’Académie continue, dans sa présente pauvreté, dont elle n’est pas fautive, de distribuer ses prix de Vertu ! Non, cette religion n’est pas, — comme l’affirma un athée célèbre, — un opium bon à endormir la souffrance des hommes, mais bien plutôt un élixir qui exalte leur altruisme et leur énergie, ensemble.

 

Messieurs, quand j’étais enfant, les discours de distribution de prix nous paraissaient toujours, à mes camarades et à moi, insupportables de longueur. Nous les écoutions poliment, mais avec impatience. Qu’on nous remit vite nos prix ! et puis, la clé des champs ! Il m’est arrivé, depuis, de présider à de telles cérémonies. Et je me souviens d’avoir tâché d’être très bref, le jour où de bonnes sœurs qui enseignaient je ne sais quelles fillettes chrétiennes ou musulmanes, loin en Anatolie, m’avaient prié de haranguer leurs écolières. J’en fus récompensé par les plus beaux sourires enfantins que j’aie jamais obtenus.

 

Je crains d’avoir aujourd’hui abusé de votre temps. Mais je ne pouvais passer sous silence et permettre que fussent oubliés les plus extraordinaires de ces actes de foi, de charité, — d’amour, veux-je dire ! — qu’on m’a chargé de vous présenter. C’est fait. Je n’ai pas tout dit, c’était impossible. Mais j’en ai dit assez pour vous bien montrer que la terre de Jeanne d’Arc, de saint-Vincent de Paul, des cardinaux Belzunce et Lavigerie, du Père de Foucauld, de Courbet et de Lyautey, n’a pas cessé d’être féconde en héros silencieux, qui savent vivre et mourir au service du bien. On ne détruira pas la France, tant qu’elle enfantera des Paul Galland et des Maman Manin.