Cent cinquantenaire de Barbey d’Aurevilly, à Saint-Sauveur-le-Vicomte

Le 31 mai 1959

André MAUROIS

Cent cinquantenaire de Barbey d’Aurevilly

à SAINT-SAUVEUR-LE-VICOMTE, le 31 mai 1959

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

ANDRÉ MAUROIS
au nom de l’Académie Française

 

Certains écrivains atteignent pendant leur vie à une gloire trop haute pour leur œuvre et que celle-ci ne peut plus porter après leur mort. À d’autres au contraire sont refusés de leur vivant les succès auxquels leur talent, voire leur génie, leur donnerait droit. Ceux-là, quand leur corps n’est plus qu’ossements et poussière, ne cessent de s’élever dans l’estime des lettrés et dans l’affection des lecteurs. Barbey d’Aurevilly, après une longue et douloureuse obscurité, avait à peine commencé, dans sa vieillesse, à trouver sa juste place. Aujourd’hui, cent cinquante ans après sa naissance, soixante-dix ans après sa mort, il est enfin reconnu pour ce qu’il fut : l’un des plus grands écrivains du XIXe siècle.

Pourquoi des mérites si évidents ne se sont-ils pas imposés plus tôt ? Il y a des cas où le pittoresque du personnage sert l’écrivain ; Barbey fut desservi par le sien. Ses contemporains parlaient de ses redingotes, de ses gilets cambrés et baleinés comme des corsets ; de ses capes, de ses limousines doublées de velours noir ou de satin rouge, à la fois rustiques et somptueuses ; de la trop évidente teinture de sa moustache et de ses cheveux. Ils en oubliaient la beauté de son style. On souriait de ses attitudes d’esprit, de sa politique féodale, de son monarchisme absolutiste, de son catholicisme sans vertus chrétiennes. Jules Lemaître disait qu’ayant voulu être un croisé, un mousquetaire, un roué, un chouan, il avait été plutôt un acteur fastueux, ivre de ses rôles. C’était négliger l’homme que masquait l’acteur, homme qui avait souffert de passions vraies, qui n’avait pris le masque du dandy que pour mieux cacher un visage torturé, et qui, lentement, sous le masque, était devenu semblable au masque.

Les critiques ont le goût scolaire des classements. Coller une étiquette sur un écrivain les dispense de mesurer sa complexité. Ils avaient décidé que Barbey était écrivain régionaliste. Or s’il demeure évident que Barbey d’Aurevilly devait beaucoup à son terroir ; s’il était essentiellement normand par ses moustaches de Viking, par sa stature flaubertienne, par la solidité de son architecture romanesque, par le choix de ses décors et de son vocabulaire ; s’il tenait par toutes ses attaches à la Normandie et singulièrement à Saint-Sauveur-le-Vicomte, à Valognes, à Coutances, triangle sacré ; à Caen, sa ville sainte ; il est non moins certain qu’il transcendait le cadre régional. Qu’un romancier situe ses romans dans le milieu qu’il connaît bien et où il a éprouvé les premières émotions, inoubliables, rien de plus naturel. Mais si ce romancier a de la grandeur dans l’esprit, et Barbey n’en manquait pas, il loge dans un cadre local des tableaux de valeur universelle. Ce qui est important, ce n’est pas que Cézanne ait peint la montagne Sainte-Victoire, c’est qu’il ait été Cézanne ; ce qui nous touche, ce n’est pas que Barbey d’Aurevilly ait peint la lande de Lassay, c’est qu’il ait été Barbey.

On avait collé sur lui une autre étiquette, celle de romantique. Là encore il y a une part de vérité, mais une part seulement. Certes il était venu à la vie littéraire aux jours où le jeune romantisme tournait toutes les têtes. Il avait connu George Sand au temps de Lélia et Victor Hugo au temps de Lucrèce Borgia. Avec les romantiques il avait partagé le goût de l’horrible, de l’extravagant. Il y a du Han d’Islande dans certaines pages des Diaboliques et même d’Une vieille maîtresse. Comment non ? Un homme subit toujours l’influence de son temps. Flaubert, qui aurait voulu échapper au romantisme, en est tout imprégné. Les chroniques italiennes de Stendhal, certaines nouvelles de Mérimée le disputent en horreur à Barbey.

Mais il y a deux espèces de romantiques : le romantique lyrique, incapable de juger froidement les passions auxquelles il s’abandonne ; et le romantique maître de soi, capable de railler ses propres emportements. C’est à la seconde espèce qu’appartiennent Byron, Stendhal, Mérimée, parfois Chateaubriand, et toujours Barbey d’Aurevilly. Le vrai Barbey, ce n’est pas dans ses romans qu’il faut le chercher, encore que quelques-uns soient des chefs-d’œuvre ; le vrai Barbey, on le trouvera dans les Memoranda, dans le Journal et surtout dans les Lettres à Trébutien. Il le savait bien. De ses lettres à ce libraire infirme de Caen, sur l’âme duquel il jouait comme sur un clavier, Barbey attendait une gloire posthume. Il avait raison. Elles sont admirables à la fois par la hardiesse de la pensée et par le naturel du style.

Là on découvre que le ton spontané de Barbey ressemble étonnamment à celui de Byron dans ses lettres et journaux. L’un et l’autre ont été des hommes passionnés, faits pour l’action, privés d’occasion d’agir, dévorés par un ennui de fauve en cage, entièrement lucides, et s’abandonnant parfois à la débauche ou à la boisson pour s’oublier un instant. L’un et l’autre ont connu l’amour sous sa forme la plus sentimentale, la plus tendre ; l’un et l’autre en ont été frustrés et ont pris alors le parti de traiter avec cynisme toutes les autres formes de l’amour, d’abord par désespoir, puis, par habitude. Écoutons Barbey parlant à Trébutien : « Chose inouïe ! La vie des passions n’exclut pas pour moi l’ennui, un ennui amer et poignant. » Nous reconnaissons l’ennui incurable et hautain de Childe Harold.

On ne peut exagérer l’importance, dans la formation de Barbey, de ses lectures anglaises, Byron avant tout autre, mais aussi Walter Scott, Burns, Shakespeare. Non qu’il sût très bien l’anglais. Il cite souvent Shakespeare et Byron, presque toujours de manière fautive. Mais il en comprenait l’essence, la poésie ; comme tant de Normands, il se sentait près de ces grands Anglais. L’Angleterre n’est-elle pas une colonie normande ? C’est à Caen que Barbey connut Brummell, ce personnage extraordinaire, impassible dans l’extravagance, qui poussait la frivolité jusqu’à une sorte de génie. De Brummell, Barbey apprit à faire accepter l’audace d’une personnalité et d’une tenue. Barbey était jeune étudiant en droit au temps où Brummell, ruiné, consul à Caen de Sa Majesté britannique, annulait le poste en ne faisant rien, donnait des raouts à l’hôtel d’Angleterre, imposait son impertinence et sa fatuité, et « déplaisait trop généralement pour ne pas être recherché ».

Sur Brummell, Barbey écrivit un fringant et charmant essai : Du dandysme et de Georges Brummell, qui fut publié à Caen, et qui est devenu fort rare. Le dandy anglais, c’était un peu ce qu’avait été le muscadin français au temps du Directoire, un homme qui essaie de s’affirmer par l’affectation. « Tout dandy est un oseur, écrit Barbey, mais un oseur qui a du tact. » Ce qui semble une anticipation de la phrase de Cocteau : « Le tact de l’audace, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. » Ou encore : « Le dandysme est une grâce qui se fausse pour être mieux sentie dans une société fausse. » Voilà le secret. On veut plaire, attirer l’attention des autres, « mouvement charmant du cœur humain », car c’est modestie que de vouloir plaire par des moyens aussi extérieurs à soi-même. Or les autres étant faussés, on doit se fausser pour leur plaire. Barbey parle de Brummell avec un mélange de respect et de compassion. Il le peint trop vaniteux pour être amoureux. « Il n’avait jamais le vertige des têtes qu’il tournait... Il fut un sultan sans mouchoir. »

Aucun de ces traits n’était vrai, au départ, de Jules Barbey d’Aurevilly. Il avait aimé, sans craindre d’avouer un amour romanesque, sa cousine Louise du Méril ; il l’aima sept ans, malgré le scandale de cet adultère familial, à cause du scandale peut-être, car il ne lui déplaisait pas d’être tenu pour diabolique. Il décrit son amour, dans ses Memoranda, sans affectation aucune, avec une tendresse pathétique dont Brummell eût été bien incapable, sur un ton qui rappelle Stendhal par un mélange de cynisme et de chevalerie... « Stendhal, écrit-il, qui aimait le naturel comme certains empereurs romains aimaient l’impossible... » Que cela est bien dit ! Barbey, lui aussi, aimait le naturel. Dans ses lettres, dans ses journaux, il adopte une allure désinvolte et personnelle qui est toute stendhalienne. Mais alors pourquoi le dandysme ? Pourquoi la cape et la cambrure ? Pourquoi dans ses phrases tant de mots rares : mellifluent, caliborgné ? Pourquoi cette course à l’apparence, au fracas ?

Pourquoi ? Mais parce qu’il lui fallait bien se consoler, comme il pouvait, de la grande injustice de son destin. Il était né pour la gloire ; il en était digne et le savait. Or « ses facultés, dit Paul Bourget, n’avaient pas rencontré son époque ». À demi chassé par sa famille, il était venu à Paris sans argent ce qui l’avait contraint d’accepter des besognes. Après des années « passées en province à tuer l’ennui à force de songes », il en avait passé d’autres, plus douloureuses encore, à Paris « aux aguets d’une occasion d’employer tant de, mérites ». Il avait souffert de l’injustice, et plus encore de l’indifférence de la critique. L’attente anxieuse du succès lui avait été rendue plus pénible qu’à tout autre par la fierté de son caractère. Isolé par son orgueil et par d’irréalisables chimères, il trouvait un refuge pour sa dignité dans « l’impertinente solitude » du dandysme. Il provoquait pour s’imposer. Byron jeune avait eu de ces naïvetés insolentes, mais Byron, riche et lord, aurait pu attendre et d’ailleurs la gloire lui était venue très tôt. Barbey qui, à trente ans, n’était rien, se drapait dans son dandysme comme un gueux qui se voudrait grand d’Espagne. Faute de vivre la vie qu’il eût aimée, il la jouait.

Il la jouait dans l’existence et il la jouait dans son imagination. « Écrire est un apaisement de soi-même. » Ses romans sont des évasions. Il y magnifiait des aventures tantôt sordides et tantôt banales. Dans Une vieille maîtresse, qui est un très beau livre, une assez médiocre Malagaise qui avait été la maîtresse de l’auteur devient un brasier de passion. Il se donne dans les Diaboliques des égarements déchaînés que la vie ne lui permet pas. La femme tient dans sa pensée une place immense. Très précoce, il avait été amoureux à treize ans. Or à cet homme fait pour la passion et qui avait besoin de femmes sensibles et fines, le hasard n’offrit que deux fois sa chance, et chaque fois imparfaite, avec Louise du Méril dont tout devait le séparer, et avec Eugénie de Guérin, mystérieuse et inaccessible. Les autres, il dut les farder et maquiller des filles en marquises. Même en son Ange Blanc, Mme de Bouglon, qui parut, pendant vingt ans, l’occuper tout entier, il dut beaucoup raturer la femme réelle, prudente et fuyante, pour en faire un ange gris.

On lui a reproché quelque fatuité. Mais lorsque ses amours véritables comblent les désirs d’un homme, il lui est facile de jouir en secret de son bonheur. Chateaubriand, comme Barbey, avait souhaité « de la gloire pour se faire aimer ». Seulement Chateaubriand, dès le Génie du Christianisme avait eu la gloire et trouvé des femmes dignes de lui : la sublime Pauline de Beaumont, Delphine de Custine, Nathalie de Noailles, et jusqu’à l’invincible Juliette Récamier, vaincue par cet enchanteur. Barbey, plus beau que Chateaubriand, et causeur plus éblouissant, aurait eu droit aux festins de l’amour et de l’ambition. Il n’en eut que les miettes. « Avec quoi donc combler le gouffre que nous avons tous dans la poitrine ? »

La littérature a été la fête quotidienne et brillante qui le consolait de tout.

De là ses deux styles. L’un, celui qui répond à sort instinct profond, est celui des journaux, direct et sobre ; l’autre, « violent et paré », était « aristocratique et militaire » comme il aurait voulu que fût sa vie. Il y poursuit, avec succès, la formule bien frappée, le paradoxe étincelant. Grand connaisseur en style il cite avec admiration Chateaubriand parlant de Richelieu : « Sa souplesse fit sa fortune et sa fierté son génie. » Lui-même a des phrases retentissantes que j’aime bien : « Les femmes s’attachent comme des draperies, avec des clous et un marteau — Après la blessure, ce que les femmes font le mieux, c’est la charpie. — L’Église n’a jamais damné qu’à la dernière extrémité les gens d’esprit — C’est une femme à manger de l’encens en grain au lieu de l’avaler en fumée et à dire encore après : « Mais ce n’est pas très fort. »

Dans les Lettres à Trébutien, où son esprit naturel coule de source, sa furie de langage est superbe. Je cite vraiment au hasard. Il parle de Hugo : « Votre titanique poète, votre météore, votre astre, votre étoile polaire M. Hugo, ce tendre époux... Il paraît qu’avec tout son génie et ses romans commencés et ses drames à faire, Hugo est fort à courir les chemins... Et de qui ?, De Juliette, une actrice sans aucun talent de la Porte Saint-Martin. » Sur George Sand : « Je l’aime encore plus pour sa beauté (un poco de cortigiana) que pour son talent et parce que, quand je lui parle, elle ne me regarde jamais. Ma sérénissime fatuité se rappelle à propos de cela un mot de La Bruyère qu’il me serait très doux de croire vrai (Ne jamais regarder un homme signifie la même chose que le regarder toujours). » Sur une dame qu’aime timidement le pauvre Trébutien : « Si j’avais passé comme vous une demi-heure avec la dame, je saurais où sont les ganglions nerveux qu’il faut attaquer dans sa vanité féminine, pour la faire miauler et plier, comme les chattes, son épine dorsale de plaisir. » Sur lui-même enfin : « Cette année j’ai renoncé au monde... Attendre me tue à présent. J’ai trente ans passés ; j’ai perdu un temps infini avec les femmes ; j’ai été aussi dandy qu’on peut l’être en France ; comprimé par une éducation absurde, je me suis grisé d’indépendance pendant des années ; j’ai donc à présent l’impatience cruelle qu’engendrent les retards et les fautes. »

Oui, vraiment, par le mouvement, par la liberté, par la couleur (quand il décrit, par exemple, un ravissant mois d’octobre, tout orange et nacarat), par le fumet de terroir, par les hardiesses et les fureurs, son style est digne de son personnage, et relevé, lorsqu’on voit les manuscrits et les lettres, par une écriture impertinente et grandiose. Ses caractères énormes qui semblent tracés avec un bâton trempé dans l’encre rouge, ses paraphes géants, ses flèches impérieuses, ses majuscules ornées et saupoudrées d’or, ses adjectifs trois fois soulignés, semblent un défi. Il aimait les papiers de couleur et, entouré de bas-bleus qu’il moquait férocement, commandait pourtant à Trébutien « un exemplaire bleuâtre pour une femme bleuâtre ». Pour une amie qui lui était chère il faisait relier ses livres en maroquin blanc et les envoyait avec cette dédicace : « On met son bel habit quand on va chez la reine. » Ou bien il parlait « du manteau fourré d’hermine de votre royale amitié ». Son style parlé avait parfois la môme emphase : « En ce temps-là Môssieu Bourget habitait rue Môssieu, Môssieu. »

Ces caprices souverains ne l’empêchaient pas d’avoir le jugement le plus sûr. Alors que tant de ses contemporains sous-estimaient le génie de Balzac et l’accusaient de mal écrire, Barbey aimait son style « jusqu’aux verrues ». Il louait grandement Beyle, Saint-Evremond écrivains qui ne pensaient pas comme lui, mais qui étaient dignes de lui. Il parlait magnifiquement de Shakespeare et de ce feu de génie « qu’il jetait à travers cette vie obscure, comme les yeux jettent leur flamme par les trous d’un masque noir ». En revanche pour ceux qu’il n’admirait pas, il était juge sans pitié. Sa critique, féroce, tient du pamphlet. Il traite Renan avec une injustice délibérée. « Nous qui nous portons bien, laissons là ces insanités... Contes pour contes, j’aime mieux les Contes d’Hoffmann... Le propos de ce lâche esprit est de dissoudre tout, non comme un mordant, mais comme un liquide. » Il a consacré tout un livre aux femmes écrivains, aux bas-bleus. Il y écrase George Sand qui avait été un temps son amie : « Le secret du succès immense de Mme Sand, c’est qu’elle n’a point d’originalité... Son style est coulant, disent les bourgeois. C’est leur éloge suprême. Ils ne se soucient guère de ce qu’il charrie de limon, pourvu qu’il coule. » Là il se trompe et l’on voit qu’il n’avait pas lu les lettres de Sand qui charrient des nappes de lave brûlante. Mais qu’importe ? Il se trompe superbement.

Et de même qu’il aimait les bons auteurs, il était admiré, lui alors si peu connu, par les meilleurs. Hugo le respectait. Gautier disait d’Une vieille maîtresse : « Depuis Balzac, la Vellini est le livre le plus fort qui ait paru... L’auteur sait la vie. Il dompte la langue comme un écuyer son cheval. » Sainte-Beuve était plus réservé, mais Sainte-Beuve ne louait guère les vivants. Cependant il restait poli, par crainte de cet esprit acéré, et parlait d’une « plume brillante et vaillante ». Le meilleur critique de Barbey, c’était Barbey. De ses propres Memoranda, il dit : « Il y a là-dedans un bouillonnement, une impétuosité d’impressions, une vérité brutale, un je m’en f... de la phrase lesquels exercent un ascendant véritable sur les Esprits qui aiment le vrai et surtout qui l’aiment quand il est chaud, comme le café. » Orgueil ? Certes, mais légitime.

Vers la fin de sa vie quelque gloire vint à sa vieillesse. De jeunes hommes : Coppée, Bourget, Léon Bloy l’entouraient. Il apprenait à Bourget l’art de conquérir un monde que lui-même n’avait pas conquis. Les Goncourt le décrivent en 1885, chez Daudet, en redingote à jupes « qui lui font des hanches comme s’il avait une crinoline, pantalon de laine blanche qui semble un caleçon de molleton à sous-pieds », mais sous ce costume « un monsieur aux excellentes manières qui émet à tous moments des mots fins, intelligents, colorés... Il nous dit l’esprit sévère, janséniste, de la maison paternelle ; son père, légitimiste forcené, qui lui interdit de servir Louis-Philippe ; sa vie à Paris où, pendant dix-sept ans, ce père ne lui envoie pas une pièce de cent sous. Le raccommodement se fit seulement après la publication de l’Ensorcelée ». Alors, ce roman ayant caressé les convictions du vieux chouan, son père s’était décidé à lui écrire : « Revenez, monsieur ! »

« Il y a peut-être autant de convention dans ce récit que dans son costume », ajoute Goncourt. Mais non ! Presque tout était vrai. Et quant à l’Ensorcelée, c’était un chef-d’œuvre absolu. Fortement marqué par les récits entendus à Valognes dans son enfance, il demeurait épris de Saint-Sauveur, des paysages et des caractères de sa Normandie. Elle lui donnait une sorte de génie. Il est émouvant de le voir, lorsqu’il accompagne l’Ange Blanc dans le midi ensoleillé, regretter « les soleils mouillés de nos cieux brouillés »... « Tout ce que je vois, écrit-il, me retourne le cœur vers cette patrie qu’enfant j’aspirais à quitter avec une hâte fébrile. Moi né de la furie des vagues de la Manche, verte comme un herbage, je n’aime point cette mer huile d’olive... » Les belles Provençales lui font regretter les Normandes de sa jeunesse : « Où êtes-vous, chignon abondant, rutilé et lustré de mes Normandes ? Une femme sans chignon a perdu son cimier. »

Jusqu’au bout il se plut à revenir vers Saint-Sauveur-le-Vicomte et Valognes qui restaient pour lui « la terre des Êtres adorés qui n’y sont plus, la ville des spectres qui me hantent et avec qui je vis, au fond de moi ». Ici derrière chaque porte le guettait le coup d’escopette du souvenir. À une jeune amie il écrivait : « Envoyez-moi donc des commérages sur Saint-Sauveur. Cela me rappellera que j’en suis — ou plutôt, ô mélancolie ! que j’en étais. » Il y souffrait parce que « sa niche à souvenirs d’enfance avait été vendue et bouleversée », mais la nuit, dans les rues désertes, il entendait encore les pas muets d’invisibles chouans. Ainsi nous-même, errant dans une ville qu’il a fait entrer avec lui dans l’immortalité, croyons y voir, à chaque tournant, le fantôme héroïque du Connétable des Lettres qui redresse plus que jamais sa haute taille et sa grande âme.