Rapport sur les prix de vertu 1959

Le 17 décembre 1959

Wladimir d’ORMESSON

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 17 décembre 1959

Rapport sur les prix de vertu

DE

M. WLADIMIR D’ORMESSON
Directeur de l'Académie

 

Messieurs,

Qu’est-ce que la vertu ?

Je me suis posé la question au seuil de ce discours. Car, enfin, il y a bien des manières de définir ce mot, ou plutôt il y a bien des manières de concevoir la vertu.

La vertu est-elle, comme les anciens l’affirmaient, « l’art de bien vivre ; une constante disposition à agir pour le bien et à bien servir la raison ? » Mais alors, qu’est-ce que le bien, qu’est-ce que la raison, et en quoi consiste cette façon de « bien vivre » ? Aristote mettait la force au nombre des quatre vertus, ce qui va loin... Il est vrai qu’il la faisait précéder de la tempérance, de la prudence et de la justice... Après saint Augustin, saint Thomas d’Aquin assure que la vertu est essentiellement une « bonne qualité, de laquelle personne ne peut mal user, et que nous tenons de la main de Dieu ». Pourtant, ces vues sereines ne sont pas celles de tous les yeux. « O vertu, s’écriait Marcus Brutus, avant de se tuer, j’ai cru que tu étais quelque chose mais tu n’es qu’un fantôme... » — Un fantôme ? S’agit-il d’une illusion ou d’une imposture ? Sur ce point La Rochefoucauld n’avait pas de doute. Selon cet impitoyable moraliste « la vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie », et l’auteur des Maximes de prétendre que nos « vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés ». Bossuet lui-même n’a-t-il pas parlé de « l’amour-propre déguisé en vertu » ? La vertu serait-elle la pureté de l’orgueil, une sorte de passion ? Mais quelle passion ? Celle de la gloire ou celle de l’humilité ? Celle de la rigueur ou celle de la mansuétude ? Tournée vers autrui ou repliée sur soi-même ? « La vraie et unique vertu, a écrit Pascal, est de se haïr. » Et le passionné de Port-Royal dit encore superbement : « Je n’admire pas l’excès d’une vertu, comme de la valeur, si je ne vois en même temps l’excès de la vertu opposée, comme un Epaminondas, qui avait l’extrême valeur et l’extrême bénignité. Car autrement ce n’est pas monter, mais tomber... On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux... Mais peut-être que ce n’est qu’un soudain mouvement de l’âme de l’un à l’autre de ces extrêmes et qu’elle n’est jamais en effet qu’en un point comme le tison du feu. Soit, mais au moins cela marque l’égalité de l’âme, si cela n’en marque l’étendue. »

Ah ! quel abîme entre ces brûlantes exigences et l’humanité de Molière quand il fait dire à Philinte :

Il faut parmi le monde une vertu traitable,
A force de sagesse on peut être blâmable.
La parfaite raison fuit toute extrémité
Et veut que l’on soit sage avec sobriété...

Et l’aimable Mme de Sévigné de nous rassurer encore davantage quand elle nous parle gentiment de ces « bonnes petites vertus qui font l’agrément des sociétés ».

« La vertu comme les corbeaux niche dans les ruines », a écrit impitoyablement Anatole France, qui disait aussi « Il ne faut mépriser les honneurs que quand on les a reçus... » Hier même, dans cette salle, notre nouveau confrère Marcel Achard — rendant déjà hommage à M. de Montyon — ne nous assurait-il pas que la vertu savait défendre une œuvre encore plus sûrement qu’elle ne défend une femme ?

J’avoue que le comble a été mis à mes incertitudes quand j’ai buté sur cette phrase de J.-J. Rousseau : « Il y a bien de la différence entre l’homme vertueux et celui qui a des vertus. » Qu’est-ce donc,

Messieurs, que cette vertu sur laquelle il y a exactement 177 ans — la fondation date d’avril 1782 — notre illustre et lointain confrère, M. le Baron de Montyon, a invité l’Académie française à se pencher au moins une fois par an ? Tradition sans cesse respectée et qui vaut tour à tour aux membres de notre Compagnie l’honneur de rédiger ce rapport annuel. Ne va-t-on pas jusqu’à prétendre qu’il s’agit là déjà d’un acte de vertu !

À ce point de mes réflexions, je me suis résolu à faire ce par quoi j’aurais dû commencer. C’est-à-dire à consulter le dictionnaire, qui est la raison même de l’Académie française, puisque dès sa seconde séance — exactement le 20 mars 1634 — l’un -de ses membres fondateurs, Chapelain, déclara que la fonction de l’Académie « devait être de travailler à la pureté de notre langue et de la rendre capable de la plus haute éloquence — et que pour cet effet il fallait premièrement en régler les termes et les phrases par un ample dictionnaire et une grammaire fort exacte ». Nos devanciers mirent exactement soixante ans — c’est assez encourageant — pour achever la première rédaction du « Dictionnaire ». Notre confrère, M. Émile Henriot, nous a apporté sur ce point de très intéressantes précisions dans son excellent « Courrier Littéraire » du XVIIe siècle. C’est le 24 août 1694 que la première édition fut portée au roi Louis XIV. Audience solennelle dont une belle gravure de Jean-Baptiste Corneille, gravée par Mariette, illustre le souvenir. L’épître dédicatoire avait été rédigée par Perrault, non sans peine, car elle avait soulevé les critiques de Racine. « Voici un ouvrage attendu depuis longtemps, dit Louis XIV avec quelque malice. Puisque tant d’habiles gens y ont travaillé, je ne doute pas qu’il ne soit très beau et très utile pour la langue. Je le reçois agréablement. Je le lirai à mes heures de loisir et je tâcherai d’en profiter. »

Il est vraisemblable que les académiciens ont dû définir le mot « vertu » en 1692 ou 1693, puisqu’il est l’un des derniers du dictionnaire.

Représentez-vous, Messieurs, cette séance. Après s’être rassemblée dans des demeures privées, puis chez le chancelier Séguier, l’Académie française, depuis vingt ans, siège au Louvre. Le roi Louis XIV, son protecteur, a mis à sa disposition, dans les bâtiments construits par Lemercier en 1624 — entre le pavillon de l’Horloge et le pavillon de Beauvais — deux salles du rez-de-chaussée de l’aile ouest de la Cour carrée. L’une, très vaste — la seconde après l’escalier Henri IV — qui ne sert que pour les réceptions où le public est admis. L’autre — qui était l’ancien cabinet du Conseil du roi — où se tiennent les séances habituelles. Le département des antiquités orientales occupe actuellement ces lieux

Dans cette salle, autour d’une longue table, quarante fauteuils sont disposés — car nos chaises et nos bancs étaient alors de vrais fauteuils et ceux-ci étaient même si beaux qu’ils sont devenus des mythes ! Sur ces sièges, avec leurs chapeaux à plumes et leurs manteaux brodés, voici Racine, La Fontaine, Boileau, Bossuet, Fénelon, Fléchier, La Bruyère, Perrault, Fontenelle, Pellisson, La Harpe, —on croit rêver ! — et encore le cardinal d’Estrées, Segrais, l’archevêque Colbert, le marquis de Dangeau, Thomas Corneille, l’abbé de Choisy, le président Potier de Novion, Bussy Rabutin, le duc de Coislin, l’archevêque de Harlay, et aussi — car il faut bien que toutes ces lumières aient des ombres, Testu de Mauroy, Toussaint Rose, Ph. de Chaumont, l’abbé François Tallemant l’aîné, l’abbé Paul Tallemant le jeune, l’abbé Gallois, l’abbé Régnier des Marais, La Chapelle, Goibaud-Dubois, Testu de Belval, Bergeret, Pavillon, . Callières, l’abbé de Lavau, Cureau de la Chambre, l’abbé Renaudot, Tourreil, l’abbé Claude Boyer...

Imaginez le débat qui s’est institué lorsque la « vertu » a fait son apparition devant cet aréopage ! Sans doute le mot fut-il proposé par l’abbé Régnier des Marais qui était alors le secrétaire perpétuel. Ce grammairien, qui fut secrétaire du duc de Créquy dans son ambassade auprès du Saint-Siège, avait traduit la « Pratique de la vie chrétienne » du Père Rodriguez et même reçu les Ordres. Il était donc très qualifié pour introduire la vertu à l’Académie.

En entendant retentir ces deux syllabes à angle droit et en cherchant à définir ce qu’elles représentaient, à qui rêvait Racine ? À qui pensait La Bruyère ? À quoi songeait La Fontaine ? Comment Bossuet, Fénelon, Fléchier allaient-ils répondre ? Et Fontenelle, qui peut-être souriait ? Au fait, étaient-ils tous présents ? Je n’oserais l’affirmer. L’assiduité n’a jamais été, je le crains, une vertu très académique. En tout cas, ce que l’on peut dire, c’est que de ce puits de science — ou de ce puits de lettres, comme l’on disait de Vaugelas —la Vertu est sortie habillée de la façon suivante. Voici la définition de la première édition de notre dictionnaire :

« VERTU : Efficacité, force, vigueur, propriété. Vertu merveilleuse, propre particulière. Vertu occulte, secrète. Les vertus des plantes, des minéraux. Cette plante a une grande vertu, a la vertu de guérir m tel mal. La vertu magnétique.

On dit prov. d’un homme qui n’a aucun crédit, aucun pouvoir C’est le soleil de janvier, il n’a ni force, ni vertu. Et que Face d’homme porte vertu, pour dire que la présence d’un homme sert bien à ses affaires.

Vertu signifie aussi une habitude de l’âme qui la porte à faire le bien et à fuir le mal : Vertu chrétienne, vertu morale, vertu intellectuelle, vertus naturelles, vertus acquises, vertus surnaturelles, ou infuses : les vertus des Payens, les quatre vertus cardinales, les trois vertus théologales, vertu sublime, rare, éminente, héroïque, solide, éprouvée, vertu de chasteté, d’humilité, de continence, les vertus Royales, vertus militaires, des femmes de vertu, c’est un homme, une femme de vertu, de grande, de haute vertu. Instruire, former à la vertu. S’avancer dans le chemin de la vertu. L’amour de la vertu. Faire profession d’honneur et de vertu. Exemple de vertu. Miroir de vertu. On a mis sa vertu à l’épreuve. Exercer sa vertu.

On dit prov. Faire de nécessité vertu, pour dire se résoudre à faire par vertu, par courage ce qu’il faudrait faire par nécessité.

Près de deux siècles et demi plus tard, qu’est devenue la vertu dans la 8e édition du Dictionnaire, publiée en 1935, qui, comme chacun sait, est la dernière parue La vertu s’est purifiée, exaltée, élargie. Elle s’est affranchie de certaines figures qui rappelaient un peu trop la Cour et ses usages ; elle a relégué au dernier plan ses applications botaniques. Le froid soleil de janvier a fait place au soleil de juin. Enfin, la définition de la 8’ édition s’achève non par la sagesse réaliste d’un proverbe mais dans la magnificence du surnaturel. Il y a là une évolution assez consolante. Écoutez plutôt :

« VERTU : Disposition ferme, constante de l’âme, qui porte à faire le bien et à fuir le mal. Vertu sublime, héroïque, rare, éminente, solide, éprouvée. Vertus naturelles, acquises. C’est un homme de grande vertu, de haute vertu. Instruire, former à la vertu. S’avancer dans le chemin de la vertu. L’amour de la vertu. Pratiquer la vertu. Exemple de vertu. Des actes de vertu. On a mis sa vertu à l’épreuve. Exercer sa vertu.

Faire de nécessité vertu, se résoudre à faire avec courage et de bonne grâce une chose qui est désagréable, pénible, mais qu’on ne peut pas se dispenser de faire.

Fam. — Vous avez bien de la vertu se dit à quelqu’un que l’on voit s’imposer une obligation que l’on n’accepterait pas volontiers soi-même.

Vertu se dit aussi des dispositions particulières propres à telle ou telle espèce de devoirs ou de bonnes actions. Vertu chrétienne. Les quatre vertus cardinales sont la Prudence, la Justice, la Tempérance et la Force. Les trois vertus théologales sont la Foi, l’Espérance et la Charité. La vertu de chasteté, d’humilité, de continence. Les vertus royales. Vertus guerrières, civiques, domestiques.

Il signifie spécialement Chasteté, pudicité, et ne se dit guère qu’en parlant des femmes. Au milieu d’un monde corrupteur, cette femme a su conserver sa vertu.

Il se dit, par extension, des personnes vertueuses. Persécuter la vertu. Honorer la vertu. Récompenser la vertu.

Il se dit encore du Pouvoir de produire un certain effet. Vertu secrète, occulte. Vertu spécifique. Les vertus des plantes, des minéraux. Cette plante a une grande vertu, a la vertu de guérir telle maladie.

Vertus, au pluriel, dans le langage religieux, désigne un des chœurs de la hiérarchie des anges. Les Dominations. Les Vertus et les Puissances. »

Messieurs, que deviendra la vertu, dans l’édition à laquelle nous travaillons chaque jeudi — ou presque ? Une seule chose, hélas ! me paraît sûre. Bien peu d’entre nous pourront dire leur mot. Nous n’en sommes encore qu’à la lettre C ! À l’une de nos dernières séances, n’avons-nous pas même introduit le verbe « cascader » ? Ah ! que nous sommes loin de la vertu ! Au train où nous allons, je me demande si le troisième millénaire de notre ère ne sera pas entamé quand les successeurs de nos successeurs aborderont ce mot sacré ! Et peut-être, à ce moment, devront-ils tenir compte de la façon avec laquelle la vertu se pratique dans d’autres planètes ?

Trêve de plaisanterie, Messieurs ! Ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire n’a pas le moindre sens. Vous en conviendrez avec moi aucune incertitude n’existe devant le mot « vertu » et il n’est besoin, pour le définir, ni de circonlocutions ni de prosopopées. J’ai même honte, je l’avoue, de m’être laissé aller — pour obéir à la tradition léguée par M. de Montyon — à ce pitoyable exercice de rhétorique. 9 suffit, pour glorifier la vertu, de penser aux actes que des Français accomplissent chaque jour sur cette terre d’Algérie où la France, depuis cent trente ans, a apporté et répandu la civilisation ; d’évoquer ce nom prestigieux que nous sommes doublement fiers de faire retentir sous cette voûte : Claude Barrès. Il suffit de constater les dévouements civiques qu’une catastrophe nationale, comme celle qui s’est abattue sur la ville de Fréjus, a suscités. Il suffit, enfin, et tout simplement, d’ouvrir ces dossiers que j’ai lus avant d’entreprendre ce rapport, à ces brefs témoignages, dont chaque mot fait tressaillir. Tout d’un coup, l’on se trouve interdit et gêné devant la vraie vertu, celle que nous oublions parce qu’elle-même s’oublie... « S’il est ordinaire d’être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu ? » dit La Bruyère.

L’Académie française disposait cette année d’une somme de 1.845.000 francs pour distribuer des prix de vertu individuels. Elle l’a partagée entre 85 cas. Elle disposait également d’une somme de 2.575.000 francs pour les Œuvres de Secours et de bienfaisance et elle a décidé de la répartir en 45 prix allant de 10.000 à 100.000 francs. Ai-je besoin de vous dire que la préparation de ces choix est infiniment délicate ? On nous signale tant de situations dignes de compassion ; il existe tant d’œuvres utiles et méritantes... Et que représentent nos pauvres ressources, à côté de tous ces appels ?

Pour résoudre de tels problèmes, il faut beaucoup d’expérience et aussi une sensibilité, un esprit de justice qui ne sont jamais satisfaits parce qu’ils se heurtent à d’étroites limites. Je me plais à rendre hommage aux collaboratrices qui accomplissent cette tâche pour faciliter la nôtre — et qui y consacrent tant d’intelligence et tant de cœur.

Ces cas individuels auxquels nous avons attribué 45 prix de vertu — des prix qui ne sont rien à côté de ce qu’ils tendent à honorer —je voudrais pouvoir les citer tous, car chacun d’eux est digne d’admiration. Les mêmes mots reviennent constamment sous la plume des rapporteurs : dévouement, courage, piété filiale, fraternelle, abnégation, sacrifice, patience, charité... Les mots qui rachètent l’humanité, de même que quelques étoiles éclairent une nuit.

Les mêmes traits, les mêmes témoignages se répètent. Ce sont des sœurs aînées qui se substituent aux parents décédés pour élever, éduquer, former des frères et des sœurs orphelins ; des malades qui trouvent plus malades qu’eux pour les soigner et les aider à vivre ; des paralytiques, des vieillards, des veuves, des jeunes filles qui, sans jamais rien demander, sans jamais se faire valoir, accomplissent chaque jour envers leur prochain d’humbles et sublimes actes de charité — souvent jusqu’à l’épuisement de leurs forces... Ce sont des serviteurs qu’on ne peut plus rétribuer depuis longtemps et qui préfèrent sacrifier leurs intérêts à la fidélité ! — On les trouve dans toutes les provinces de France, ces silencieux héros du dévouement. Ils se dissimulent aussi dans Paris. Voici en Haute-Garonne, Mlle Lucie Calmont ; à Paris, Mme Kimmer ; en Corse, Mlle Cesari ; en Loire-Maritime, Mlle Jounet ; dans le Nord, Mlle Landry ; en Seine-et-Oise, Mme Lamotte ; à Courbevoie, Mme Moreno ; en Côte-d’Or, Mlle Lucotte ; dans les Basses-Pyrénées, Mlle Sanglar ; dans l’Yonne, M. Jean-Baptiste Delannoy, et combien d’autres que je voudrais pouvoir nommer... Avec quel respect nous les saluons tous et toutes...

S’agit-il des cinquante œuvres auxquelles l’Académie française distribue, cette année, un peu plus de 2 millions et demi ? Elles s’appliquent aux veuves de guerre, aux soldats et marins engagés ; à des Associations de jeunes, à des Œuvres de secours aux vieillards, aux aveugles ; à des détresses cachées ; à des établissements qui servent le rayonnement de la France à l’extérieur. C’est ainsi que nous avons attribué cette année le prix Broquette de 100.000 francs à la Société Protectrice des Engagés Volontaires ; le prix Davillier de 100.000 francs à l’Association du Foyer de l’Institution Nationale des Invalides que préside Mme la Maréchale Juin ; un second prix de 100.000 francs au Centre de rééducation et de réadaptation physique et morale pour les grands blessés et grands malades de la Légion Étrangère ; un prix de 100.000 francs à l’Association des Veuves de Militaires de carrière « morts pour la France » dont Mme Lenhardt est la présidente ; un prix de 100.000 francs à l’Association d’entraide des Veuves et orphelins de guerre dont s’occupe Mme la Maréchale Leclerc de Hauteclocque ; le prix Broquette de 100.000 francs à l’Œuvre du « feu vert » qui se préoccupe de l’inadaptation sociale des adolescents ; un prix de 100.000 francs à la Maison des Isolés, qui accueille les femmes restées seules à un âge avancé et ne disposant que de très maigres ressources. Puisque je cite cette œuvre, laissez-moi évoquer aussi la mémoire de celle qui l’avait fondée, — Mlle Dubant — qui a quitté, il y a quelques jours seulement, cette terre où elle n’avait cessé de consacrer son dévouement et son imagination créatrice à secourir les infortunes. L’Académie a accordé également un prix de 100.000 francs à l’Armée du Salut ; un prix de 100.000 francs à l’Œuvre des « détresses cachées » — hélas, toujours si nombreuses ; un prix de 100.000 francs à l’Œuvre des jeunes garçons infirmes ; un prix de 80.000 francs à l’Œuvre du Livre de l’aveugle ; un prix de 50.000 francs à la belle œuvre fondée par le R. P. de Vathaire : « Je sors de prison, où aller ? » — Et d’autres prix encore, qui vont à des Œuvres non moins bienfaisantes, non moins nécessaires, et que je m’excuse de ne pouvoir citer...

Messieurs, de l’ensemble de ces cas individuels où la vertu se manifeste à l’état pur ; de ces efforts collectifs qui s’emploient à combattre la détresse physique et morale, se dégagent, je dois le dire, non seulement la pitié et l’admiration, mais une impression qui accable... On mesure brusquement les abîmes de solitude et de souffrance que nous côtoyons tous les jours ; on prend conscience de la croûte d’égoïsme dans laquelle nous enfermons notre propre existence... Ah ! que l’on se sent indigne de jouir des mêmes droits qu’ont ceux et qu’ont celles qui, dans de pauvres foyers déshérités, dans les refuges de la maladie et de la misère physique, silencieusement, anonymement, quotidiennement, portés par leur élan de solidarité humaine et par leurs vocations surnaturelles, au prix d’une abnégation de chaque instant, ne se bornent pas à révérer, mais, si j’ose dire, « agissent » ce grand mot de « charité » qui embrasse la terre et le ciel !

Nous vivons dans une époque spectaculaire où la presse, le cinéma, la radio, la télévision sont remplis des faits divers les moins édifiants. N’y aurait-il donc de publicité payante que pour le vice, le forfait et leurs liaisons dangereuses ? Cette vertu qui se cache, ne devrait-on pas plus souvent diriger sur elle des faisceaux de lumière ? Et dans cette marée de romans et de films qui nous submerge, à côté de tant de noirceurs et surtout de tant de médiocrités, ne pourrait-on parfois trouver l’histoire — bien plus difficile à raconter — d’une vertu ?

Ne soyons pas trop sévères, pourtant ! Reconnaissons que ces dernières années ont apporté au peuple français une amélioration remarquable, surprenante même, de ses conditions sociales. Nous devons nous en féliciter sans réserve. Certes, on peut adresser certaines critiques à l’organisation de la Sécurité Sociale, ainsi qu’aux formes d’assistance qui ont été créées. On peut déplorer les abus qui résultent — presque nécessairement — d’une aussi énorme entreprise. On peut trouver des imperfections, voire des erreurs, dans cet arsenal de lois qui ne sont pas toujours appliquées avec la conscience ou le discernement voulus ; qui ont développé une paperasserie administrative excessive et qui, par le personnel qu’elles requièrent et les charges qu’elles imposent, pèsent lourdement, il est vrai, sur l’industrie, le commerce, l’agriculture et, en accablant l’Etat, nous accablent tous... Sans doute... Et pourtant comment ne pas se réjouir que la marge laissée à la misère — elle existe encore, nous le savons, nous la voyons —devienne d’année en année plus étroite ? Même si ses conséquences financières sont parfois rudes, comment ne pas célébrer avec allégresse la réelle, la profonde, la juste promotion sociale qui s’est accomplie ? Je dirai même qu’il est très beau qu’un pays qui vient de subir une effroyable épreuve et qui en sort ruiné — comme ce fut le cas de la France au lendemain de la seconde guerre mondiale — ait eu pour premier souci d’accomplir un effort gigantesque de solidarité sociale. Le comte de Vergennes, qui fut le dernier grand Ministre de l’ancien régime, a dit un jour « qu’il fallait cent ans aux Français pour qu’ils fussent justes envers eux-mêmes ». Messieurs, notre démocratie a commis bien des sottises depuis quinze ans et nous savons lesquelles. Mais elle a aussi réalisé de grandes choses. Il faut toujours être juste quand il s’agit de la France.

Si de puissantes améliorations se sont produites dans de nombreux secteurs de l’entraide sociale, je voudrais cependant, Messieurs, attirer votre attention sur un point qui me paraît important.

Il est de mode de s’occuper et de se préoccuper des « jeunes ». La jeunesse est à l’ordre du jour. Il est vrai qu’il y a une jeunesse qui mérite d’être citée à l’ordre du jour. Celle qui défend la France et sa civilisation et illustre leurs vertus héroïques. Mais cette jeunesse-là, il faut qu’elle ait donné sa vie pour qu’on parle d’elle... et encore ! Tandis qu’il est une autre jeunesse, encore plus jeune, si j’ose dire, qui abuse quelque peu de la publicité tapageuse que l’on fait autour d’elle. Ces jeunes-là, mon Dieu, feront ce que nous avons bien été obligés de faire nous-mêmes : ils vieilliront. En revanche, il est une catégorie de Français qui semblent appartenir à une seconde zone, une zone silencieuse et — déjà — remplie d’ombre. Je veux parler des vieillards. Ils sont nombreux, plus nombreux que jamais, car la science les prolonge. On compte actuellement en France plus de 820.000 personnes âgées de plus de quatre-vingts ans, alors qu’il ny en avait que 400.000 en 1940. En 1975, l’on estime qu’il en existera 1.500.000 ! D’autre part, l’ensemble des retraités, pensionnés ou allocataires dépasse 6.200.000 hommes et femmes. Or, pour beaucoup de ces vieillards, les temps actuels sont durs. Je sais bien — continuons à être justes ! — que de très grands efforts ont été également accomplis pour aider ceux qui ne peuvent plus s’aider. Une législation touffue et détaillée s’est peu à peu instituée en faveur des personnes âgées, des économiquement faibles, des retraités. J’ai récemment eu entre les mains le rapport que M. le Député Chazelle a fait à la Commission des Affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée Nationale. L’énumération des lois et des dispositions de toute sorte prises en faveur des vieillards est impressionnante... Et pourtant !... Pourtant que de cas misérables encore dans ces lentes fins d’existence ! C’est ainsi que la question du logement se pose de façon souvent dramatique pour trop de vieillards, surtout depuis que les campagnes se vident au profit des villes. Au village, on avait la place de vieillir... Mais comment voulez-vous que le vieux père, la vieille mère, dont l’existence laborieuse est terminée, puissent, chez leurs enfants, trouver un coin dans ces alvéoles que notre civilisation de ruches offre aux familles modernes ? Et quand je dis ruches et alvéoles, j’use de figures poétiques qui s’accordent bien mal avec la réalité ! Car c’est de casernes qu’il faudrait parler, de hideuses et redoutables casernes, qui abîment nos cités et nos sites ; où le frigidaire, le poste de radio, la cuisinière électrique, le père, la mère et les enfants sont coulés dans le môme moule totalitaire ! Dès lors, comment serait-il possible de s’encombrer d’un vieillard dans ces centimètres carrés ?

Où ira-t-il, alors, ce vieillard ? Les maisons de retraite, les hospices, sont combles. Nulle part, on ne peut satisfaire aux demandes. Dans la région parisienne où la population s’accroît chaque année dans des proportions insensées, le manque d’hospices, de maisons de retraite —et même d’hôpitaux ! — devient alarmant. Si la situation est déjà grave aujourd’hui, que sera-t-elle demain ? Il arrive même, dans certains cas, que faute de pouvoir loger un couple de vieillards dans une chambre à deux lits, ce vieux ménage, quand on parvient à le caser dans un hospice, est obligé de se disjoindre. L’épouse doit aller dans le bâtiment réservé aux femmes ; l’époux dans celui réservé aux hommes.

Ainsi, aux derniers jours d’une longue vie commune, à la veille de la suprême séparation, l’on désunit ce que Dieu et plus d’un demi-siècle de joies et d’épreuves communes ont uni ! Je ne connais pas de règlement administratif plus inhumain et je voudrais que ma protestation et la vôtre dépassassent les murs de cette enceinte.

La question du logement — c’est-à-dire du dernier abri — n’est pas le seul tracas qui hante trop souvent les vieillards. Il y a aussi celui de l’instabilité monétaire. Songez aux millions de victimes silencieuses que l’Etat a légalement dépouillées et condamnées à la misère au cours de toutes ces années d’inflation ! Dieu sait si nous avons entendu de beaux esprits nous expliquer que ces manipulations monétaires n’offraient pas d’inconvénients majeurs ; que l’essor économique appelait une monnaie flexible ; que les antiques notions sur lesquelles les finances publiques étaient fondées avaient fait leur temps... Que l’on débite ces savantes calembredaines quand on est jeune, bien portant, en pleine action, en plein travail, sûr de retomber sur ses pieds — parfois même avec profit — passe encore !... Mais c’est oublier le silencieux peuple des vieux et des vieilles qui perdent tout... Les dossiers que j’ai ouverts sont là pour l’attester...

C’est une des raisons que nous avons de soutenir de toutes nos forces l’effort — quelque ingrat qu’il soit — que le Gouvernement de la Ve République a entrepris depuis un an pour redonner enfin à notre pays une monnaie saine, une monnaie stable ; j’allais dire pour rendre à notre franc sa « vertu » !

Car en définitive, Messieurs, la Vertu, sous toutes ses formes — et elles sont innombrables — est toujours un effort. Un effort contre la loi de pesanteur de notre faiblesse. Un effort, somme toute, surnaturel. Le curé de campagne de Bernanos disait en mourant : « Tout est grâce... » — Nous qui vivons, nous s savons bien que dans l’ordre individuel, familial, professionnel, social, national, international, pour les plus grandes choses comme pour les plus petites, dans les épreuves comme dans la « vie humble aux travaux ennuyeux et faciles », oui, nous savons bien — mais il faut le vouloir — que « tout est vertu »...