Rapport sur les concours de l’année 1910

Le 8 décembre 1910

Paul THUREAU-DANGIN

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1910

DE

M. THUREAU-DANGIN
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

 

 

MESSIEURS,

Vous vous rappelez, Messieurs, la réponse de M. Royer-Collard à Alfred de Vigny : elle est célèbre dans l’histoire des visites académiques, bien qu’elle ne nous fasse pas peut-être beaucoup d’honneur. Au candidat qui se réclamait des livres qu’il avait publiés : « Je ne lis plus, Monsieur, je relis, » répondait notre illustre et peu gracieux devancier. Qu’eût-il donc dit, s’il se fût trouvé devant les 517 ouvrages présentés, cette année, à nos concours ? Je m’amuse de la figure qu’il eût faite en recevant, comme chacun de nous, le volumineux ballot des livres soumis à son examen. Il eût été mal venu à le renvoyer, en déclarant, superbement qu’il n’avait de goût que pour relire. Aimer à relire les vieux auteurs, rien de mieux. Nous le devons même, pour ne pas faillir à l’une de nos missions qui est la garde de nos traditions littéraires. Mais cela ne nous dispense pas de lire, en vue de nos concours, ces livres jeunes que M. Royer-Collard eût affecté d’ignorer, et cette tâche, pour être parfois un peu lourde, ne laisse pas d’avoir d’agréables compensations : elle nous permet de suivre les travaux des générations nouvelles, de signaler et d’encourager les efforts des talents naissants.

D’ailleurs, lire les livres du jour, n’est-ce pas souvent un moyen de mieux relire les livres d’hier, soit que des érudits nous présentent les vieux auteurs dans quelque édition plus savante, ainsi que le fait, cette année, M. Vaganay pour les Amours de Ronsard, soit qu’il s’agisse de ces fortes études qui nous aident à pénétrer nos grands et nos petits classiques, à réviser l’histoire de leur vie et à découvrir dans leurs œuvres de nouvelles perspectives ? Nombreux sont, dans notre palmarès, les livres de ce genre, et ils portent sur les époques les plus variées.

Peu cependant sur l’antiquité, autrefois si fréquentée, aujourd’hui presque délaissée ; nous n’en avons accueilli qu’avec plus de faveur un livre que mon prédécesseur eût fort goûté, à cause du sujet et de la façon à la fois agréable et sûre dont il est traité : l’Histoire de Sénèque, par M. René Waltz.

De la littérature française, au contraire, il n’est presque pas une époque sur laquelle nous n’ayons eu à distinguer quelques travaux intéressants. Il y a plaisir, par exemple, — plaisir un peu laborieux peut-être, — à retrouver, dans le texte critique que le savant M. Castets en a publié, la vieille Chanson des quatre fils Aymon qui ravissait jadis l’imagination des petits Français ; plaisir aussi, et déjà plus abordable, à découvrir, sous la conduite de M. Augé-Chiquet, un Jean-Antoine de Baïf moins pédant que celui de la légende. Dans son livre sur le Pétrarquisme en France au XVIe siècle, M. Vianey se place à un autre point de vue — plus nouveau et plus original que celui d’un simple biographe — pour étudier les poètes contemporains de Baïf. Qui l’aurait cru, Messieurs ? Ce délicieux Joachim du Bellay, à qui son petit village plaisait plus que le mont Palatin, cet homme qui nous paraît être un des exemplaires les plus exquis de l’élégance et de la précision françaises, n’a fait, bien souvent, et dans ses pièces les plus célèbres, que copier en vers immortels des modèles italiens qui ne sont pas tous des chefs-d’œuvre. Ronsard de même, et la plupart de ses disciples ou de ses rivaux. Il n’est pas jusqu’à leurs prétendues gauloiseries qui ne viennent d’au delà des monts. M. Vianey nous l’a montré d’une façon concluante, mais il nous a montré aussi de quelle empreinte exclusivement nationale nos poètes ont marqué cette matière étrangère. Ils tournaient leur avidité conquérante vers cette terre italienne qui était alors, pour les humanistes, comme la terre promise, mais ils revenaient chez nous, chargés de dépouilles que leur maîtrise rendait définitivement françaises. Ainsi notre génie littéraire apparaît à la fois très fidèle à son caractère propre et ouvert aux inspirations fécondes qui lui viennent de tous les vents de l’esprit, jaloux de ses frontières, mais de frontières par où tout ce qui est humain peut librement passer. M. Vianey comme plusieurs de ceux que chaque année nous avons plaisir à couronner, appartient à cette élite qui fait tant d’honneur à notre Université. Pour eux, la thèse de doctorat n’est qu’un prélude à une longue série de travaux. Érudition, urbanité et ce je ne sais quoi de cordial qui ne s’apprend pas et qui distingue l’honnête homme du pédant, telles sont les qualités par lesquelles ils satisfont aux plus sévères exigences de la critique moderne, sans abandonner nos meilleures traditions littéraires. Leurs livres ne sont pas de ces recueils de fiches que l’on consulte par devoir et sans joie, mais de vraies œuvres d’art que tout lettré garde à portée de la main et relit volontiers, non plus pour s’instruire, mais pour continuer à converser avec de charmants esprits.

Les savants et consciencieux travaux de M. Drouhet sur le Poète François Mainard et de l’abbé Reure sur la Vie et les œuvres d’Honoré d’Urfé, nous introduisent dans le grand siècle. De la même époque, voici un personnage qui nous intéresse particulièrement pour avoir été l’hôte de Chantilly, Théophile de Viau, au sujet duquel un érudit distingué, M. Lachèvre, a écrit deux gros volumes. Sachons gré à l’auteur et de ses trouvailles, bien qu’elles ne soient pas toujours très édifiantes, et des préoccupations élevées qui le guident dans son travail. En étudiant par le menu le procès de Théophile, il s’est proposé d’éclairer un chapitre encore mal connu de notre histoire littéraire. Théophile, qui avait en lui l’étoffe d’un grand poète, est avant tout un des chefs du libertinage, — je prends ce mot au sens qu’on lui donnait autrefois. Libertin, il l’est, par fanfaronnade, par débauche d’esprit, plutôt que par système. Tout nous fait croire qu’il n’était pas le plus dangereux prédicateur d’athéisme, dans cette France de Louis XIII où le P. Mersenne ne comptait pas moins de 50 000 athées. Ce n’est pas lui — ni son ami Desbarreaux — qui a composé ce catéchisme d’incrédulité, les Quatrains du déiste, que les initiés se transmettaient alors avec promesse de ne les communiquer qu’à bon escient. Malgré tout, son propre dossier était assez noir pour lui mériter le bûcher, selon les lois du royaume. M. Lachèvre, qui ne semble pas avoir l’âme d’un bourreau, rend néanmoins justice à Mathieu Molé qui dirigea le procès et même au P. Garasse, le terrible dénonciateur du poète. Tout est bien qui finit bien. Théophile, dûment converti au catholicisme, mourut dans son lit, et le progrès du libertinage fut suspendu pour ne reprendre que vers la fin du siècle. M. Lachèvre le croit du moins. Pour ma part, je serai moins affirmatif. Si la peur du bûcher assourdit la bruyante propagande des libertins, il me semble bien que l’incrédulité ne cessa pas de se répandre dans l’ombre ; grave sujet, dont plusieurs travaux récents ont facilité l’approche et qui sera traité quelque jour, — bientôt, je l’espère, — avec l’ampleur qu’il mérite.

C’est encore un homme de réputation suspecte, le fameux Bussy-Rabutin, dont M. Gérard-Gailly a entrepris la défense, dans un livre très amusant où il témoigne d’une rare connaissance du sujet, bien que son érudition boite parfois un peu quand il en dépasse les frontières. Ne fût-ce que par esprit de corps, ne devions-nous pas prêter attention à ce plaidoyer ? Bussy fut membre de notre Compagnie. À l’heure même où le manuscrit de l’Histoire amoureuse des Gaules, livré au public par une véritable trahison, commence à circuler sous le manteau, l’Académie offre spontanément à l’auteur de ce livre le fauteuil de Perrot d’Ablancourt. Le roi qui s’est fait lire la scandaleuse chronique, ratifie l’élection. Une fois des nôtres, Bussy, exilé ou non, demeure toute sa vie un de nos oracles les plus écoutés. Cependant, contre lui, campagne s’est organisée, faut-il dire de calomnies ou médisances ? Des éditeurs peu scrupuleux ajoutent leur méchante prose à son livre, y insérant, entre autres interpolations, les tristes chapitres qui exaspèreront, Louis XIV. De jour en jour, la légende de Bussy s’accrédite et se noircit davantage. Que de crimes n’a-t-il pas commis ? Factums ou chansons, tout ce qui va paraître d’obscène, sera désormais de lui. Bussy le « coquin », le sorcier, le faux monnayeur, l’incestueux, Messieurs, quel horrible confrère, et quel intérêt n’aurions-nous pas à la révision de son procès ! À en croire M. Gérard-Gailly, ce serait chose faite ; resteraient seulement quelques peccadilles, qu’à grand renfort d’érudition et d’esprit, l’avocat de Bussy cherche à nous faire trouver moins compromettantes. Il paraît même, — que l’ombre de M. Boissier me pardonne ce que je vais dire, — il paraît que, dans sa querelle avec sa belle cousine, — vous rappelez « ce chien de portrait », — Bussy n’a pas tous les torts. Croyons-le, ne serait-ce que pour ne pas affliger Mme de Sévigné elle-même. Ces deux Rabutin, malgré leurs torts réciproques, n’ont jamais pu se brouiller pour de bon. Ils se ressemblaient par tant de côtés ; même esprit, même gaillardise. Mme de Sévigné, il est vrai, n’a pas suivi son cousin dans ses graves erreurs, mais n’oublions pas qu’au moment le plus critique de sa vie, alors qu’on espérait l’envelopper, bien qu’innocente, dans le terrible scandale des petits papiers de Fouquet, elle ne dut son salut qu’au dévouement de Bussy. Celui-ci avait des côtés de gentilhomme et, après tout, valait mieux que sa légende. Faut-il aller jusqu’à dire qu’il avait peut-être plus de cœur que sa spirituelle cousine ? « La nature, disait-il de lui-même, m’avait fait tendre pour tout le monde, mais le monde m’a endurci pour lui. Vous faites donc justice de m’aimer, et j’ai être appelé, toute ma vie, le bonhomme Bussy par mes amis. » Va pour le « bonhomme Bussy », en dépit de ce que l’assemblage de ces mots a d’un peu surprenant. N’avons-nous pas la caution d’un aimable et pieux jésuite, le P. Rapin, au sujet duquel Mme de Scudéry, la femme de Georges, écrivait à Bussy lui-même : « Au travers de tout ce que vos ennemis content, il a pénétré que vous aviez de la bonté. »

Le remarquable livre de M. Lange sur La Bruyère, critique des conditions et des institutions sociales, nous montre, une fois de plus qu’un travailleur consciencieux et pénétrant peut renouveler les sujets les plus connus. La Bruyère, nous le savions, est un auteur difficile. II cherche, il trouve « mille tours, mille faux-fuyants », afin de dérouter ceux qui le lisent et de « les dégoûter des applications ». Et, lorsque nous avons mis un nom sous chacun de ses portraits, nous sommes loin de tenir le secret des Caractères. Le livre entier, les portraits comme le reste, enveloppent, en la voilant, une critique des usages et des institutions du temps. M. Lange l’a fort bien vu, illustrant cette critique sociale par nombre de rapprochements entre l’ingénieux moraliste et les prédicateurs de son temps. Peu à peu, grâce à ce travail, les menus articles des Caractères s’étendent, s’enchaînent les uns aux autres et s’illuminent. Le livre devient une vaste fresque, vive et désolante, sur laquelle apparaissent les pires abus de l’ancien régime. À mots couverts, cet homme, « né chrétien et Français, » a écrit une satire — et quelle satire ! — timide et passionnée tout à la fois et que ce mélange singulier d’hésitation et d’amertume rend encore plus redoutable. Si attaché qu’il soit à sa religion et à son roi, il laisse transparaître une aspiration inavouée, certaine cependant, vers un avenir fait d’une plus grande liberté, d’inégalités moins criantes, d’une fraternité moins illusoire. Le voilà, malgré lui, précurseur direct et efficace des grandes destructions qui se préparent. La critique sociale, mise en branle par ce coadjuteur laïque de Bossuet, et de Bourdaloue, par ce bon serviteur de Pontchartrain, désormais ne s’arrêtera plus. Le XVIIIe siècle peut venir. Encore quelque temps et au « je suis peuple » de La Bruyère, s’ajoutera, par une conséquence presque fatale, « donc je suis roi ».

Sur les époques suivantes, l’Académie a distingué aussi plusieurs travaux, ceux par exemple de M. Masson et de M. de Coynard qui se sont rencontrés en face de la curieuse figure de Mme de Tencin, sans la regarder, il est vrai, du même œil.

D’autres livres sont consacrés à la littérature étrangère : tel ouvrage de M. Gabriel Maugain sur l’Évolution intellectuelle de l’Italie de 1657 à 1750. L’Italie, notre sœur jumelle, est, semble-t-il, plus impressionnable que nous, plus docile aux influences du dehors, sans être moins jalouse de sa propre originalité. À l’époque dont s’occupe M. Maugain, elle se met tour à tour à l’école de la France et de l’Angleterre. Hier, nous l’avons vue presque toute germanique. Aujourd’hui, la voici redevenue plus maîtresse d’elle-même, plus fidèle à son génie, plus accueillante à nos écrivains. Peuple éternellement jeune, de qui nous avons beaucoup reçu, à qui nous avons beaucoup donné. En couronnant ce livre, l’Académie témoigne de son intérêt pour les études italiennes, un peu négligées chez nous, depuis que temps, au profit de littératures qui nous sont, malgré tout, plus étrangères, et elle marque sa sympathie à ce jeune Institut français de Florence dont M. Maugain est un des professeurs.

 

Avec la littérature, l’histoire a droit à une part notable de nos récompenses. Autrefois, le premier venu ne jugeait pas téméraire d’écrire une histoire universelle. Aujourd’hui, telle est notre exigence légitime de précision et d’exactitude, telle est aussi l’abondance des sources d’information, qu’on n’oserait pas entreprendre, je ne dirai pas une histoire universelle, mais même l’histoire d’un seul pays, à moins de s’y mettre à plusieurs, comme il se fait, sous nos yeux, chacun sait avec quel succès. L’historien isolé se borne à un règne, parfois à quelques années de ce règne, je dirai presque à quelques journées, car ce besoin du détail ne va pas sans exagération. Mais n’est-il pas une autre manière de préciser, en s’attachant, non plus à une courte période, mais à une fraction du pays, à une province, à une ville ? Ainsi, depuis quelque temps, les histoires locales se multiplient-elles, nous révélant, ce qu’on paraissait avoir oublié, qu’il y avait, en France, au XVIIe siècle, autre chose que Versailles, sous la Révolution autre chose que Paris. Mouvement fécond dont on peut déjà augurer qu’il élargira notre connaissance du passé et que, sur certains points même, il la renouvellera. Il appartenait à l’Académie de reconnaître l’importance de ces travaux, en décernant, cette année, le grand prix Gobert à l’une de ces histoires locales, l’Histoire de la cille de Nancy, par M. Pfister.

De toutes les provinces qui ont été successivement, réunies au royaume de France, la Lorraine est la dernière venue, non celle qui nous est aujourd’hui la moins chère ni la moins attachée. Plusieurs historiens, et de ceux que nous nous honorons d’avoir possédés parmi nous, ont écrit sur la Lorraine. Mais la ville de Nancy, justement fière de son passé, a voulu avoir son histoire propre et elle en a chargé l’un des professeurs de son Université. De là, après de longues et consciencieuses recherches, les trois gros volumes de plus de mille pages chacun, que nous présente M. Pfister. L’œuvre, au premier abord, en impose un peu par sa masse et par son poids, et l’on est tenté de se demander si l’auteur, après avoir découvert tant de choses dans ses recherches, n’a pas eu tort de vouloir tout faire entrer dans son livre. Cependant, à pénétrer dans ces gros volumes, on s’y dirige avec aisance ; tout est bien ordonné, clairement exposé. Si l’auteur n’omet rien de ce qui est de son sujet, il n’en franchit pas les limites ; tout l’intéresse de ce qui se passe à Nancy, fait local ou contre-coup des événements du dehors, mais il s’y tient et ne se laisse jamais entraîner dans l’histoire générale. Ce qu’il nous apprend de l’évolution des mœurs, des manifestations de l’art, de la physionomie successive de la cité n’est pas la partie la moins fouillée ni la moins curieuse de son œuvre. La langue est sobre, l’érudition sûre, les jugements probes. L’Académie s’est plu à récompenser une œuvre aussi considérable et à témoigner par là de ses sentiments pour cette noble ville de Nancy, gardienne vigilante des « amitiés françaises » sur notre frontière mutilée.

Ce sont encore des histoires locales auxquelles nous avons attribué diverse fractions du prix Thérouanne : Le Parlement de Bretagne et le pouvoir royal au XVIII e siècle, par M. Le Moy, La Préparation des États généraux de 1789 en Poitou, par M. Couturier, et l’Histoire de la Bourgogne de M. Kleinclausz.

Voilà déjà quelques années que nous remarquons, parmi les livres présentés à nos concours, des études d’histoire militaire, qui se distinguent par de réelles qualités de méthode, de critique et d’exposition, et dont les auteurs sont des officiers, généralement attachés à la Section historique de l’État-major. Ainsi, cette année, couronnons-nous un ouvrage du capitaine Sautai, qui jette une lumière nouvelle sur l’emploi des Milices provinciales sous Louvois et Barbezieux, et des études solidement documentées du capitaine Hennequin sur la Campagne de 1794 entre Rhin et Moselle, du capitaine Bourdeau, sur les Armées du Rhin au début du Directoire. Nous ne sommes certes pas avec ceux qui rêvent des officiers aussi peu militaires que possible et qui les poussent, par exemple, à négliger le service en campagne pour se faire professeurs de sociologie ; mais que quelques-uns d’entre eux se donnent à l’étude de notre histoire guerrière et y cherchent des enseignements professionnels, ils restent dans leur rôle et font œuvre utile au point de vue militaire.

Une autre particularité des travaux d’histoire, à l’heure présente, est la part, chaque jour plus grande, donnée aux faits économiques. On comprend maintenant l’influence, autrefois à peine entrevue, que ces faits ont exercée sur les événements politiques. Les rivalités, les conflits des nations, leur ascension ou leur déchéance n’ont souvent pas eu autre cause. À ce point de vue, signalons l’ouvrage de M. Dahlgren, sur les Relations commerciales et maritimes entre la France et les côtes de l’Océan Pacifique, au commencement du XVIIIe siècle, auquel est décerné le second prix Gobert. L’énoncé seul du titre indique la nouveauté un peu imprévue du sujet ; la lecture du livre en révèle l’intérêt. L’auteur y met en lumière l’importance des affaires commerciales et maritimes dans la Mer du Sud, durant la guerre de la Succession d’Espagne, et l’on s’explique alors le mot de Louis XIV dans une lettre à Amelot, en février 1709 : « Le principal objet de la guerre présente est celui du commerce des Indes et des richesses qu’elles produisent. » Sûreté d’une érudition fondée sur le dépouillement de milliers de documents la plupart inédits, clarté lumineuse de l’exposition, agrément du récit, tels sont les mérite de ce livre. Ajoutons que l’historien qui a fouillé avec tant de perspicacité nos archives et qui en a tiré une œuvre de qualités si françaises, est un étranger : M. Dahlgren est Suédois et directeur de la Bibliothèque royale de Stockholm.

C’est toujours avec plaisir que l’Académie rencontre l’occasion de récompenser les étrangers qui écrivent notre langue avec succès. Il en est plusieurs autres qu’elle a distingués dans les concours de cette année : tels une compatriote de M. Dahlgren, Mme Bernardini-Sjoestedt qui nous donne un charmant volume intitulé Pages suédoises ; un Russe, M. Chichmaref, auteur d’une savante édition critique de Guillaume de Machaut, publiée sous les auspices de l’Université de Saint-Pétersbourg ; Mme Isabelle Kaiser, de la Suisse allemande, poète et romancière, qui, sous ce titre : Martienne de Flüe, Ascension d’une âme, nous apporte un livre de haute inspiration ; enfin la Revue de Hongrie, centre de culture française qui s’est créé à Budapest, sous l’impulsion de notre consul général, le vicomte de Fontenay, et avec le concours de lettrés hongrois, dont M. Huszàr, déjà plusieurs fois lauréat de l’Académie.

Pouvons-nous ne pas faire également bon accueil à ceux qui, comme nos frères canadiens, veillent, sous une domination étrangère, à la conservation de leur langue d’origine ? C’est le cas de la Société du Parler français au Canada, sainte ligue pour l’extermination des anglicismes et la propagation du bon français. Dans le précieux glossaire que publie le Bulletin de cette Société, les « canadianismes » abondent, mais l’Académie ne saurait faire grise mine à tant de vieux mots qui viennent en droite ligne des paysans de chez nous, notamment de Bretagne ou de Normandie. Jugez-en par un exemple : quand les petits Canadiens ne sont pas sages, on les menace du gripette, c’est-à-dire du diable. Or, de ce diable-là, notre grippeminaud est cousin germain. En Anjou, on appelle encore les gendarmes des « grippe-Jésus », parce que, depuis le temps du Christ, il leur arrive parfois d’arrêter des innocents. Aussi bien : gripper, verbe actif, est-il de très sûre noblesse française, bien que notre ingratitude le laisse mourir, comme tant d’autres mots vainement protégés par le dictionnaire de l’Académie.

 

Le temps s’avance, et je m’aperçois que, comme les années précédentes, il me sera impossible de vous parler de beaucoup de nos lauréats, notamment de ceux qui ont été distingués dans le concours Montyon et dans les concours annexes. À peine puis-je en mentionner quelques-uns au passage et un peu au hasard de la rencontre. Voici tout d’abord deux livres signés de noms qui sonnent bien à nos oreilles, Devoirs d’officier par le lieutenant-colonel Lavisse, Soldat par Mme Delorme Jules-Simon : l’un, fragment de pédagogie militaire, recueil de leçons faites aux futurs officiers de l’école de Saint-Maixent ; l’autre, roman d’un intérêt poignant où l’auteur, osant ce qui eût été difficile pour tous, et ce qui semblait devoir l’être plus encore pour une femme, a peint, avec une vie et une vérité singulières, l’état d’âme des officiers d’un régiment au lendemain de l’« Affaire ». Si différents de forme et d’objet, que soient ces deux livres, ils se rapprochent par leur imagination patriotique, supérieure à tout esprit de parti. Chacun à sa façon, l’officier et la romancière cherchent, avec confiance, dans le réveil et dans l’exaltation des plus nobles sentiments, le remède aux crises du jour, s’appliquant à ranimer cette pure et vive flamme de l’esprit militaire que d’autres s’efforcent aujourd’hui d’éteindre. L’Académie leur tient à honneur d’avoir tenté une telle entreprise et d’y avoir réussi.

Le prix Sobrier-Arnould est partagé entre M. François de Witt-Guizot et M. l’abbé Klein. Le premier, qui porte dignement un nom illustre, nous donne dans les Réflexions de M. Houlette, sous une forme originale, une étude de psychologie pédagogique très fine et d’une inspiration élevée. M. l’abbé Klein, à la suite d’un premier voyage aux États-Unis, avait publié un volume couronné par l’Académie. Un second voyage est l’occasion d’un nouveau livre : L’Amérique de Demain. Nous y retrouvons les qualités que M. Boissier avait louées dans le précédent. Rien de la sécheresse et de la raideur d’un exposé didactique. Ce sont les impressions encore toutes vivantes d’un voyageur qui sait regarder et interroger, et qui rapporte fort agréablement, et d’une langue alerte, ce qu’il a vu et appris. Lui reprochera-t-on une admiration trop continue qui ne lui permet pas toujours de discerner les points faibles ? Mais cet enthousiasme anime le livre et n’en est pas le moindre charme.

En tête des récompenses, cette année assez nombreuses, que nous avons pu distribuer dans le concours Juteau-Duyigneaux, deux ouvrages se distinguent par leur valeur propre et par l’importance de leurs auteurs. L’Enseignement de Jésus, par Mgr Batiffol et la Religion des Primitifs par Mgr Le Roy. À l’étendue de l’érudition de Mgr Batiffol, à la portée de ses travaux, un plus compétent que nous, un loyal adversaire, le professeur Harnack, a publiquement rendu témoignage. Il nous revient de louer ses rares qualités d’exposition, et cette langue ferme, nerveuse et claire qui reste le privilège de la critique française. Mgr Le Roy, déjà cher à des milliers de lecteurs par de beaux récits de mission, apporte aux modernes recherches sur l’histoire des religions, des renseignements de première main que seule une expérience intime et prolongée des peuples sauvages permettait, de recueillir. Dans le même ordre de travaux, signalons l’exposé clair, élégamment écrit et d’une science très sûre qu’un docte arabisant, M. Carra de Vaux, nous présente de la Doctrine de l’Islam.

S’il est un livre qu’il n’est pas permis d’omettre en rendant compte du concours Montyon, c’est celui que M. Guimbaud a consacré à M. de Montyon lui-même. De cette biographie faite après dépouillement soigneux des archives publiques et privées, la figure de notre insigne bienfaiteur ressort avec ce je ne sais quoi qui fait dire d’un portrait, même quand on ne connaît pas l’original : « Il doit être ressemblant. » Trop souvent jusqu’ici, on n’avait cru voir dans M. Montyon qu’un type tout à fait artificiel de philanthrope sensible ; à moins qu’on ne crût se montrer plus clairvoyant en insinuant que cette philanthropie n’était que la rançon ou le masque d’un égoïsme très intéressé. Avec M. Guimbaud, voici une figure qui s’éclaire et s’anime, non sans les complexités et presque les contradictions qui sont les conditions habituelles de la vie. Nous avons en face de nous un grand bourgeois, de famille de robe, avant l’esprit et la tenue de son état, mais, en même temps, surtout au début, curieux de mener la vie du siècle, de goûter aux plaisirs du monde, de se pousser à la cour, puis, quand cette fièvre de jeunesse est passée, toujours possédé de l’amour des titres et des places, se préparant aux hautes fonctions et rêvant un rôle dont la postérité se souviendrait. Successivement intendant de plusieurs provinces, il s’y montre administrateur appliqué, consciencieux, actif, attentif à faire valoir ses services, se vantant, par exemple, de la promptitude énergique avec laquelle il a fait donner la chasse à des brigands qui s’étaient échappés de prison, bien, écrivait-il au ministre de la maison du Roi, qu’il « vint de prendre médecine au moment où la nouvelle lui fut apportée » ; et le ministre de le féliciter, en ajoutant : « J’ai vu avec peine que cet événement était arrivé un jour où vous aviez pris médecine et où vous aviez besoin de repos. » il se pique de lettres, écrit volontiers, non sans quelque recherche. Il n’a pas voulu se marier. « Une femme et des enfants, dit-il, sont des otages donnés à la fortune, des liens qui retiennent sur la pente du bien, et les bons athlètes se privent du commerce régulier des femmes, afin d’être plus sûrs de vaincre. » Non qu’il fasse fi de l’amour. « Je plains, dit-il, qui n’en commit pas la douceur, j’admire qui sait s’en passer. » Par réaction contre la prodigalité de beaucoup de ses contemporains et par atavisme bourgeois, il est, dans la gestion de ses biens, soigneux, méticuleux, exerçant ses droits avec rigueur, processif même, mais cette dureté apparente, qui vient surtout de la crainte d’être dupe, n’exclut pas une volonté sincère d’être utile aux autres, d’aider au bien public. Avec l’âge, sa libéralité s’est même dépouillée de ce qu’elle avait pu avoir d’abord d’un peu sec et raisonné, et, en ce qui nous touche, elle est allée jusqu’à la magnificence. En somme, dans cette longue vie qui, de 1733 à 1820, a traversé tant d’événements divers et tragiques, M. de Montyon a fait digne figure, et, s’il n’a pas laissé, dans l’histoire de son pays, la trace qu’avait rêvée sa jeune ambition, il a du moins, par les inspirations généreuses de son cœur, sauvé son nom de l’oubli. L’Académie sait gré à M. Guimbaud de lui avoir fourni de nouvelles raisons d’estimer celui auquel la lie un devoir de reconnaissance.

 

Il me reste peu de place pour vous parler des prix de poésie. Aussi bien, devant les 129 volumes de vers présentés à nos concours, comment ne pas éprouver une sorte d’effarement ? Dans plusieurs de ces volumes, le talent abonde : beaucoup d’habileté, de métier, trop peut-être, et aussi parfois trop de mémoire. Choisir dans cette foule n’était pas chose aisée. Notre commission n’y est pas parvenue sans quelque tâtonnement. Nous ne pouvions que nous en rapporter à elle, et, sur ses propositions, appuyées de la lecture de quelques pièces, nous avons distribué huit couronnes, plaçant en tête le Réseau fragile de Mlle Hélène Seguin — nos concours consacrent décidément la victoire du féminisme poétique — et Au grand Vent de M. Arnoux. Gardons l’espérance que, du milieu de ces jeunes auteurs qui nous apportent si nombreux leurs vers, se dégagera bientôt un grand poète. Si, par bonheur, il se trouve avoir été l’un de nos lauréats, nous en aurons plus de joie que d’orgueil ; nous ne nous vanterons pas de l’avoir reconnu plus tôt que la foule et de l’avoir sacré d’avance par nos suffrages. Ceci soit dit pour les nombreux débutants que nous avons laissés en route. Qu’ils ne perdent pas courage ! Comme elle a fait, dans le passé, pour d’illustres poètes, l’Académie se consolera, en leur ouvrant ses portes, de n’avoir pas été la première à les deviner.

À ces jeunes poètes d’aujourd’hui et de demain, comme aussi bien à tous les amis de la poésie, l’Académie recommande le morceau de critique littéraire auquel elle a décerné cette année le prix d’éloquence. Le sujet proposé était Lamartine. Quand, après une longue délibération qui nous a valu d’entendre d’éloquents discours, a été ouverte l’enveloppe contenant le nom du vainqueur, nous avons été heureux d’y trouver celui d’un écrivain, déjà plusieurs fois notre lauréat. M. Maurice Masson appartient à cette élite de jeunes professeurs, bien connus de l’Académie et souvent récompensés par elle, qui, dans l’Université de Fribourg, en face des maîtres d’origine allemande, soutiennent brillamment le renom des lettres et de la science françaises. Dans son discours, il a su mettre en lumière les caractères les plus saillants de Lamartine, montrer le développement, l’épanouissement continu et progressif de ce merveilleux génie. « Vous êtes toujours le roi », disait à Lamartine la châtelaine de Nohant. Un de nos confrères a défini en trois mots les titres de cette royauté incontestée. Parlant des vers de Lamartine, « on ne sait, a dit l’auteur des Contemporains, comment ils sont faits ». Pour tant d’autres de ses rivaux, et, même parmi les plus grands, on sait trop comment leurs vers sont faits ; l’art se laisse voir, invitant les ouvriers inférieurs à des contrefaçons d’une trop frappante ressemblance. Moins artiste, Lamartine est la poésie elle-même : ses vers les plus magnifiques ni n’épuisent, ni même n’arrivent à formuler exactement cette poésie profonde et intarissable.

Ces fragiles roseaux, jouets de ma jeunesse,
Ne sauraient contenir le souffle qui m’oppresse.
Il n’est point de langage ou de rythme mortel
Ou de clairon de guerre ou de harpe d’autel
Que ne brisât cent fois le souffle de mon âme.
Tout se rompt à son choc et tout fond à sa flamme !
Il a, pour exhaler ses accords éclatants,
Aux verbes d’ici-bas renoncé dès longtemps.
Il ferait éclater leurs fragiles symboles ;

Il entrechoquerait des foudres de paroles,
Et les hommes diraient, en secouant leurs fronts :
Qu’il nous parle plus bas, Seigneur, ou nous mourrons.

Aussi, rien de figé ni d’immobile dans cette œuvre. M. Masson nous montre Lamartine « prêt à tous les renouvellements et toujours montant plus haut pour voir plus loin ». Il insiste excellemment sur cette jeunesse éternelle. À beaucoup, il apprendra, je le crains, que, pour citer quelques-unes des premières Méditations, on ne connaît pas Lamartine. Il faut le lire tout entier, il faut savoir que ce grand vieillard a parcouru, le premier, la plupart des terres promises que ses successeurs, j’allais dire ses lieutenants, se sont partagées après sa mort. Entre temps, M. Masson combat la sotte légende qui fait du poète « un adolescent blond et frêle, gémissant sa tristesse au clair de lune, en des poses alanguies ». Peut-être même, pour réagir contre cette vue fausse, exagère-t-il un peu les qualités d’homme d’action de Lamartine ; quand les circonstances ont amené celui-ci à jouer un rôle dans les affaires de l’État, il y poursuivait surtout un rêve de poète, non toujours sans péril pour son pays.

 

Quelques mots, pour finir, sur les prix que l’Académie s’est réservé de décerner directement, sans que les auteurs se soient présentés eux-mêmes. Faut-il avouer que cette dernière condition n’est pas toujours observée ? Quelques-uns des candidats ont-ils cru qu’elle ne devait pas être prise plus à la lettre que l’article de notre règlement qui invite les prétendants aux fauteuils vacants « à ne pas faire de visite aux académiciens pour solliciter leurs suffrages » ? Qu’ils nous laissent donc le plaisir de les découvrir.

En dormant à M. Georges Lecomte le prix Vitet, l’Académie n’a pas voulu seulement récompenser le romancier, l’observateur qui a fait, en de nombreux volumes, une peinture agréablement satirique de la vie contemporaine ; elle a voulu aussi honorer celui qui, comme président de la Société des gens de lettres, a servi utilement les lettres françaises, soit qu’il défendît les droits de nos écrivains à la récente Conférence de Berlin, soit qu’il protestât, chez nous, contre cette immonde industrie des publications pornographiques qui, à l’étranger, nuit plus à notre littérature que les législations hostiles.

Le spirituel écrivain auquel est attribué le prix Calmann-Lévy, M. André Beaunier, a été normalien, pensionnaire de l’Institut Thiers et l’un des meilleurs élèves de Gaston Paris. Philologue avant d’être journaliste et romancier, son œuvre est un agréable mélange de science, d’ironie et de poésie. Ses ingénieux romans sont imprégnés de sens critique, et ses ouvrages de critique et d’histoire littéraire ont l’agrément des romans. Ajouterai-je que, pour ma part, je lui sais grand gré du petit volume où il a défendu avec une verve si mordante notre vieille orthographe.

Le prix Lambert est décerné à M. Hugues Leroux, auteur d’ouvrages très variés, tous d’une portée patriotique. Le mérite le plus original de ces ouvrages est d’être le fruit de voyages et d’explorations dans lesquels M. Leroux a déployé un esprit d’initiative et une énergie qu’il cherche à susciter chez ses lecteurs.

M. Ernest Jaubert, qui reçoit le prix Maillé-Latour-Landry, a publié plusieurs volumes de vers dont le dernier est composé uniquement de Cent ballades. On sait de quelle difficulté est ce genre de poème à forme fixe, si ancien et si français, illustré par Villon, Marot, La Fontaine, Bainville. L’aisance avec laquelle M. Jaubert a accompli ce tour de force, démontre sa maîtrise de versificateur.

J’ai réservé pour la fin le plus considérable de nos prix directs, le prix Née, accordé à l’auteur des Souvenirs entomologiques, M. Jean-Henri Fabre. Ce n’est pas à lui qu’on pourrait reprocher d’indiscrètes sollicitations. Dans son ermitage de Sérignan, où il poursuit une longue vie de travail, vie si modeste qu’en dépit de merveilleuses découvertes elle est demeurée longtemps obscure, M. Fabre ne pensait pas à l’Académie française. Celle-ci a été d’autant plus heureuse de lui montrer qu’elle pensait à lui. Elle n’a certes pas la prétention de rien ajouter à la gloire, maintenant universellement reconnue, du savant naturaliste, de celui que Darwin nommait, l’observateur inimitable », qui est à l’œuvre depuis presque un siècle. — il a quatre-vingt-sept ans, et sa vocation date de sa septième année, — admirable patience qui eût mérité d’inspirer à M. de Buffon sa définition du génie. Ce que l’Académie française se croit autorisée à récompenser, c’est l’œuvre littéraire de l’homme qui, à cinquante-six ans, s’est mis en tête de nous raconter comment, durant tant d’années. tantôt dans son jardin brûlé du soleil, tantôt devant des laboratoires aussi ingénieux que rustiques, plus souvent par les champs et les routes de Provence, — il a regardé vivre les insectes et a fini par surprendre les secrets les plus cachés de leur existence, qui nous fait assister aux émotions de ses recherches, aux joies de ses découvertes, qui fait revivre devant nous les drames, les comédies, les romans, les épopées de ce monde minuscule et éphémère, et qui, pour nos délices, à nous autres profanes, a écrit ainsi dix volumes de Souvenirs.

On est frappé tout d’abord, dans ces livres, de la vie qu’on y respire. L’auteur en a conscience et s’en fait honneur : « Vous éventrez la bête, dit-il quelque part aux autres naturalistes, et moi je l’étudie vivante ; vous en faites un objet d’horreur et de pitié, et moi je la fais aimer ; vous travaillez dans un atelier de torture et de dépècement, j’observe sous le ciel bleu, au chant des cigales ; vous soumettez aux réactifs la cellule et le protoplasma, j’étudie l’insecte dans ses manifestations les plus élevées ; vous scrutez la mort, je scrute la vie. » Derrière le naturaliste, qui n’aperçoit ici le poète et aussi le philosophe ?

M. Fabre a, en effet, la vue trop claire et l’esprit trop sain pour ne pas entrevoir les problèmes d’ordre philosophique que soulèvent les faits merveilleux qu’il découvre. À chaque pas, dans le domaine mystérieux de l’instinct, la raison ne peut s’empêcher de pressentir, par delà le petit empire où pénètre l’observation, les secrets insondables de la création. On se dit que des mœurs si policées, des industries si prévoyantes, des desseins d’une si exacte justesse, ne sauraient être, dans de pauvres êtres éphémères, l’effet du hasard, fût-il consacré par les siècles, et qu’ils out dû être réglés par une intelligence créatrice en qui s’ordonnaient les fins de l’univers. Par scrupule de savant qui ne veut pas sortir de son rôle de simple observateur, M. Fabre évite de dogmatiser sur ces questions, mais, à plus d’un signe, on se rend compte que sa pensée incline aux solutions spiritualistes, et il n’hésite pas à écarter les affirmations matérialistes toutes les fois qu’il les rencontre.

À tous, fût-ce aux hommes qui se croient les moins curieux des choses de l’histoire naturelle, je ne me lasserai pas de dire : Lisez ces récits, vous en goûterez le charme, la bonhomie, la simplicité, la vie, vous vous passionnerez à cette science aimable qui se fait au jour le jour, dans les belles heures de l’été, « au chant des cigales », à cette science qui n’a rien de germanique, oh non ! qui est bien latine, virgilienne par moments, qui donne la main à la poésie, qui est enfin si pénétrée d’amour qu’il semble parfois que, de ces humbles souvenirs entomologiques, s’élève une strophe du Cantique des Créatures.