Centenaire de l’École centrale des arts et manufactures célébré à Paris

Le 26 mai 1929

Émile PICARD

CENTENAIRE DE L’ÉCOLE CENTRALE DES ARTS ET MANUFACTURES

CÉLÉBRÉ A PARIS
le dimanche 26 mai 1929

DISCOURS

DE

M. ÉMILE PICARD
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES
PRÉSIDENT DU CONSEIL DE L’ECOLE

 

 

MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,
EXCELLENCES,
MESDAMES, MESSIEURS,

En fêtant le centième anniversaire de sa fondation, l’École centrale des Arts et Manufactures célèbre en même temps l’union chaque jour plus intime entre la science et la technique, entre la science et l’industrie.

Combien fut heureuse chez nos premiers fondateurs l’idée de réunir dans une École destinée à former des ingénieurs, un enseignement scientifique général et une instruction technique qui, n’étant pas trop étroitement, spécialisée, doit les rendre aptes, par la suite, aux travaux les plus variés ! Quoi de plus naturel d’ailleurs que cette pénétration, et n’est-il pas souvent bien difficile de fixer la limite entre la science pure et la science appliquée ? De bonne heure, dans le développement de l’humanité, des hommes se rencontrèrent, plus attentifs que leurs congénères à l’observation des phénomènes courants. Ce furent les premiers savants. Ils ont allumé les premiers feux, et enseigné à fabriquer les instruments des âges préhistoriques ; en outre un sentiment de curiosité désintéressée se mêla bientôt chez les races les mieux douées aux buts pratiques que l’on voulait atteindre. Ce sont là les deux points de vue sous lesquels on peut envisager la science, et Montaigne les indiquait déjà dans un passage des Essais, quand il écrivait : « C’est un grand ornement que la science, et un outil de merveilleux service. »

L’histoire des sciences nous montre l’outil et l’ornement pour parler comme Montaigne, en rapports de plus en plus intimes, quoique marchant souvent d’un pas inégal. Tantôt une pratique, plus ou moins empirique, précède la théorie, tantôt la spéculation devance de loin les applications. Ainsi la théorie des sections coniques des géomètres grecs attendit de longs siècles avant de trouver des applications en astronomie et en physique ; dans des temps plus récents, Ampère et Faraday, en étudiant les actions des courants sur les courants et les phénomènes d’induction, préparaient à leur insu la voie aux grandes industries électriques de noire époque. Non moins mémorable, mais en sens opposé, est l’exemple de Sadi Carnot ; en se proposant simplement d’expliquer et d’étendre les services que peuvent rendre les machines à feu, il a été le créateur de la thermodynamique, d’où est née l’énergétique moderne, et son célèbre principe a même eu d’étranges conséquences philosophiques, en faisant intervenir en physique des considérations de probabilité et de statistique, conduisant même quelques-uns à douter du principe de causalité.

L’illustre naturaliste Réaumur a indiqué jadis d’une manière très heureuse les dépendances dont nous venons de donner des exemples : « L’utile bien considéré, écrivait-il, a toujours quelque chose de curieux, et il est rare que le curieux bien suivi ne mène pas à l’utile. » La notion même de science résulte, si j’ose dire, de cet amalgame ; aussi, être curieux et s’étonner à propos est-il une grande part de l’esprit scientifique.

L’homme a commencé à croire à la science, quand il s’est rendu compte de son utilité, mais il fut aussi poussé et cette croyance, en voyant se dégager peu à peu de la connaissance scientifique des idées de beauté et d’harmonie. Peut-être le vrai, l’utile et le beau sont-ils ici ?

On a quelquefois donné au mot technique un sens je ne dirai pas péjoratif, mais comportant une nuance l’infériorité par rapport au mot scientifique. Cela ne va pas sans quelque injustice. Si l’ingénieur doit être avant tout un technicien habile à trouver une forme pratique qui conduise à une réalisation suffisamment approchée, il ne faut pas oublier que les bonnes techniques rendent quelquefois à la science autant de services que le développement des plus hautes spéculations. Ce sont les bonnes techniques qui font les bonnes mesures. Or, qu’il s’agisse de sciences pures ou de sciences appliquées, plus elles se développent, plus on y voit grandir le rôle du nombre. Elle reste vraie, dégagée de tout sens mystique, la vieille maxime d’un pythagoricien proclamant que « toutes choses accessibles à la connaissance possèdent un nombre, car, sans celui-ci, nous ne pouvons rien comprendre ni connaître ». Une décimale gagnée peut décider du sort d’une théorie, et son rôle n’est pas moindre dans tant d’industries où on se préoccupe d’accroître le rendement.

L’ensemble des sciences et des techniques nous apparaît de plus en plus, aujourd’hui, comme une puissance formidable qui ne recule jamais ; suivant le mot du chancelier Bacon, la science et la puissance humaine se correspondent et vont au même but. Les admirables découvertes faites depuis trois siècles autorisent des espérances pour ainsi dire illimitées dans notre maîtrise de la nature. Puissent tant d’efforts ne servir jamais qu’à des fins bienfaisantes, et souhaitons que les progrès des sciences, en apprenant à mieux utiliser les énergies naturelles et à en découvrir de nouvelles, contribuent à la solution des questions économiques et sociales qui sont une des grandes préoccupations de notre temps.

Dans l’état actuel de la civilisation, le rôle de l’ingénieur la fois technicien et savant est sans doute destiné à grandir de plus en plus. C’est ce que n’ont pas manqué de comprendre les pouvoirs publics, qui veulent bien s’intéresser à nos efforts. Nous sommes très reconnaissants à M. le Président de la République et au Gouvernement du soin avec lequel ils suivent le développement de cette maison et nous sommes extrêmement touchés de l’empressement avec lequel les représentants des nations étrangères et les plus hautes autorités de notre pays ont accepté notre invitation. C’est aussi un grand honneur pour l’École centrale des Arts et Manufactures, que de nombreuses Académies, Universités et Sociétés techniques aient, de tous les points du monde, répondu à son appel. Nous voyons, dans le concours empressé de tant d’éminents représentants de la science et de l’industrie, un témoignage de l’intérêt porté à l’idée que l’on se fait ici du rôle et de la formation de l’ingénieur civil, et c’est pour nous un précieux encouragement. Le Conseil de l’École, leur adresse à tous ses plus chaleureux remerciements.