25e anniversaire l’Académie américaine des Arts et des Lettres célébré à New York

Le 23 avril 1929

André CHEVRILLON

VINGT-CINQUIÈME ANNIVERSAIRE L’ACADÉMIE AMÉRICAINE DES ARTS ET DES LETTRES

CÉLÉBRÉ À NEW YORK
Les mardi 23 et mercredi 24 avril 1929

DISCOURS

DE

M. ANDRÉ CHEVRILLON

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
(23 avril 1929)

 

 

MESSIEURS,

La vieille Académie française n’a pas oublié l’hommage qui fut rendu, il y a six ans, à Molière et, en même temps, aux Lettres françaises par la Compagnie qui nous reçoit ici magnifiquement, et elle a tenu à être représentée aujourd’hui aux cérémonies par lesquelles l’Académie américaine des Arts et des Lettres célèbre son vingt-cinquième anniversaire. À cette occasion, elle m’a chargé de vous apporter ses confraternelles et bien cordiales félicitations, ainsi que ses vœux de longue et féconde existence.

Vingt-cinq ans, grand espace de la vie humaine, — moindre, il est vrai, quand il s’agit d’un être collectif, dont la succession des individus éphémères forme la substance toujours changeante. Mais le temps, de ce côté de l’Atlantique, ne va pas du même pas que chez nous. La nature même y semble entraînée d’un mouvement plus vif. Voici la deuxième fois que je passe un printemps aux États-Unis ; sans doute, il est téméraire de généraliser sur deux observations, mais, chacune de ces deux fois, j’ai vu les floraisons se succéder avec une rapidité inconnue en Europe. Les primevères, les violettes venaient à peine de s’ouvrir que déjà les lilas fleurissaient, que les cerisiers et les pommiers se couvraient de pétales, et, très vite, la blanche et rose merveille des pétales se changeaient en bourgeons de fruit naissant. Tout se réalise sans tarder chez vous. L’activité des hommes, le développement même de votre civilisation semblent participer de ce rythme accéléré. L’Amérique est un jeune géant que nous voyons toujours grandir. Chaque année d’un être jeune contient bien plus de durée véritable que celles de la créature adulte, dont la forme et les organes sont arrivés à l’état stable. L’Académie américaine des Arts et des Lettres apparaît aujourd’hui comme l’un des organes de la société américaine ; elle en a donc la vigueur de croissance, et c’est pourquoi le quart de siècle qu’elle a vécu compte pour beaucoup. Déjà l’une de ses fonctions principales est reconnue ; déjà l’on se tourne vers elle en lui demandant d’exercer une action régulatrice sur la vie un peu exubérante, en ses développements nouveaux, de votre langage.

On dit en effet qu’il y a, aux États-Unis, une crise de l’anglais. Est-ce une consolation pour vous d’observer qu’il y en a une aussi en Angleterre, et qu’en France, c’est un lieu commun, aujourd’hui, de parler de la crise du français. Un de mes amis, revenant, l’an dernier, du Japon, me disait que les Japonais, à l’autre bout du monde, se plaignent pareillement d’une crise du japonais. Le phénomène est général parce qu’il tient à des faits généraux qui dérangent aujourd’hui les habitudes anciennes de tous les peuples civilisés ; et c’est pour cela, parce qu’il procède de causes très profondes et dont l’action s’étend loin, qu’il est si difficile de le combattre efficacement. Mais c’est le devoir d’Académies comme la vôtre et la nôtre de s’y efforcer. Rappelons-nous ici la belle devise de Guillaume le Taciturne : « Point n’ay besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. »

Le bien-parler et le bien-écrire tiennent à l’ensemble de traditions qui, dans une société stable, bien équilibrée, de proportions mesurées, gouverne les gestes et la vie des individus, les assujettit à certaines règles et bienséances. Dans la petite Athènes de l’époque classique à Rome, avant que l’esprit romain ne se dispersât dans l’Empire en se pénétrant d’influences venues de tous les peuples de l’Empire ; dans la France du XVIIe et du XVIIIe siècles, dans cette même France dont la plupart des habitants — presque tout le peuple paysan — ne parlaient pas le français, mais le breton, le basque, le picard, l’auvergnat, le provençal, il y eut ainsi, autour de l’Agora, autour du Forum, autour de la Cour, une société peu nombreuse, représentante et gardienne des traditions nationales, et qui parlait une langue si parfaite par ses qualités de mesure de justesse et de dignité qu’elle est restée classique. En France, cette société se composait de ce qu’on appelait alors les honnêtes gens. Un honnête homme, c’était tout simplement un homme d’honneur, d’éducation et de bonnes manières. Il ne savait rien de l’étranger, sa culture était toute classique, il avait appris au collège, chez les Pères, beaucoup de latin, du grec, un peu de mathématiques, la logique, l’histoire de la Grèce, de Rome et de son pays. En fait de français, on lui avait enseigné la grammaire, mais rien de plus. Il lisait, sans doute, les bons auteurs de son temps, mais il n’avait point passé plusieurs heures par jour, dans sa jeunesse, à étudier, analyser, expliquer les grands écrivains nationaux, comme nos programmes scolaires, aujourd’hui, y obligent de plus en plus nos enfants, sans qu’on voie pour cela s’atténuer la crise du français — au contraire... Et pourtant, il possédait admirablement sa langue. On dira que c ‘est parce qu’il savait bien le latin. Mais les femmes de ces deux siècles avaient rarement appris le latin, et tout ce qui nous est parvenu de leurs mémoires et correspondances, est d’un français classique — un français de haute race par l’origine ancienne et les significations radicales des mots, comme par la justesse, l’élégance ou la noblesse cérémonieuse des tours. On savait alors écrire comme on savait saluer, entrer dans un salon, tourner un compliment, faire la révérence, danser les pas comptés du menuet. Simplement, cela faisait partie de la civilisation de l’époque. C’était un des aspects du style général de cette civilisation, — ce style qui nous enchante en toute œuvre de ce temps, dans la parfaite proportion d’une architecture et d’un meuble comme dans la ciselure d’un canon, dans la broderie d’une étoffe comme dans les cadences d’une musique de Lulli ou de Rameau. Encore une fois, c’était une tradition parmi tant d’autres qui assuraient le caractère harmonique en même temps que la stabilité du milieu. Elle s’entretenait comme s’entretenait ce milieu.

Les anciens équilibres ont été rompus ; la Révolution est venue, les vieux cadres sociaux se sont disloqués, des couches jusque-là obscures de la nation sont montées à la lumière, la lutte des individus par le succès s’est établie. Ce fiévreux mouvement est un des grands thèmes des romans de Balzac. Cependant, par l’afflux incessant d’idées nouvelles, d’origine étrangère, d’origine scientifique, par la découverte et l’étude de toutes les civilisations passées et présentes, tous les points de vue changeaient, en même temps que, par la facilité des voyages et des communications, les hommes, les idées, les mœurs mêmes se délocalisaient, si j’ose user de ce néologisme, et que finissait de s’installer le règne de la démocratie.

Or, le parler d’un peuple n’est pas seulement le véhicule de son esprit, il en est l’expression la plus directe. Comment le français n’aurait-il pas subi toutes ces perturbations de l’esprit français au cours du dix-neuvième siècle ? De Balzac aux Goncourt, notre langue a gagné en ressources, mais sa pureté s’est altérée ; des mots nouveaux et mal formés, des mots étrangers, des mots tenus jusque-là pour vulgaires, des mots d’argot même se sont introduits dans la bonne société des mots de vieille tradition. Des journaux populaires hâtivement rédigés, et qui ne cherchent par leurs feuilletons, leurs récits de crimes que l’effet sensationnel (voilà un de ces mauvais mots d’aujourd’hui), tant de récits de crimes, tant d’articles de sport écrits en langue de sport par de jeunes reporters, nous ont accoutumés à la phrase incorrecte ou débraillée, au vocabulaire métis ou barbare. Nous en étions déjà là quand est survenue la commotion de la grande guerre. Vous savez quel désarroi social elle a produit, quelle atteinte elle a porté à toutes les traditions, et par conséquent à celle du bon langage.

On dit que le bon langage, ou du moins, sa matière, est dans le dictionnaire de l’Académie française, répertoire des mots reconnus par cette Compagnie comme vraiment français. Il est vrai : ce dictionnaire fait autorité. Non pas que l’Académie prétende régenter ni même régler la langue, encore moins la fixer. Le français n’est pas une langue morte ; il vit, il évolue comme la société dont il traduit l’esprit, et qui doit s’adapter à tous les changements du milieu. Simplement, l’Académie, en publiant, à peu près tous les trente ans, une édition nouvelle de son lexique, suit ce mouvement du langage. Elle ne s’occupe pas de l’histoire des mots. Son dictionnaire n’est qu’un dictionnaire d’usage ; chaque édition indique ce qu’est, à chaque génération, le français normal. Comme critères, on considère trois choses : l’âge des expressions, le degré de généralité de leur emploi, leur formation plus ou moins régulière. Tel vieux moi qu’on trouve chez des auteurs classiques, mais qui n’est plus du vocabulaire usuel, sera rejeté, encore que des écrivains récents aient pu l’employer pour un effet d’archaïsme ou de pittoresque. Tel autre, trop récent, ou bien emprunté à l’étranger, et dont la provenance est encore trop sensible, ne semblera pas suffisamment acclimaté. Son admission n’est pas définitivement refusée ; on l’ajourne. Certaines expressions, enfin, semblent trop contraires aux modes réguliers de formation et au génie même de la langue ; l’Académie les écarte, ce qui n’empêchera pas l’usage de finir par les lui imposer si l’habitude s’en généralise et persiste. La Compagnie ne décide pas ce que doit être la langue ; elle en constate les états successifs. La série des éditions de son dictionnaire est comme une suite de photographies prises de trente ans en trente ans, et qui constituent le document le plus probant pour l’histoire du français depuis le XVIIe siècle.

Et pourtant il est vrai que l’Académie exerce une influence, une influence heureuse sur le mouvement de notre langage. Elle ne prétend qu’en donner une juste image, mais, aux yeux du public, elle en fixe les normes. En matière de vocabulaire, ses décisions font loi, comme ailleurs, en matière de droit, les jugements d’une Cour suprême. Autorité qui remonte aux origines mêmes de l’Académie. Sous le patronage de Richelieu, de Louis XIV, celle-ci apparut bientôt aux Français comme une institution nationale. C’était le temps où le pays tendait à s’unir, à s’ordonner sous la forme, sinon la plus naturelle, du moins la plus rationnelle, celle d’une société fortement organisée autour d’un pouvoir unique. De très bonne heure, la souveraineté de l’Académie sur la langue apparut comme un principe d’unité. La tendance historique de la France à la centralisation s’est de plus en plus accentuée sous les gouvernements qui suivirent l’Ancien Régime. La Révolution qui proclama l’indivisibilité de la nation, Napoléon, qui voulut en être l’unique moteur, ont parachevé cette construction trop logique peut-être de la France, à laquelle la Monarchie avait si longtemps travaillé. L’autorité de l’Académie est un effet de cette aspiration générale, et c’est pourquoi son prestige a duré.

Une autre raison de ce prestige, c’est que, si trop de Français savent mal aujourd’hui le français, la plupart voudraient le parler et l’écrire bien. Bien parler — argute loqui — c’était, selon César, l’un des traits des Gaulois, et cette vertu est restée un idéal de notre peuple. Quand, usant d’une expression que l’Académie n’admet pas, un paysan a dit de son député : « Il cause bien », il traduit beaucoup d’admiration. Et, pour louer un roman qui la passionne, une petite midinette, qui n’est pas exercée à la critique, prononcera presque toujours ce mot : « C’est si bien écrit »...

Et, malgré tout, la tradition dont l’Académie est, de tout temps, apparue comme la gardienne est gravement atteinte. Les causes qui altèrent la langue sont si actives, si nombreuses ! Elles se multiplient si vite, avec toutes celles qui, aujourd’hui, transforment notre monde en même temps que nos habitudes et nos équilibres de vie et de pensée.

*
*   *

Les circonstances de votre pays, Messieurs, sont tout autres que celles de la France. Plutôt que d’anciennes formes qui se défont, comme dans nos sociétés d’Europe, on a ici le sentiment de nouvelles formes que développe la plus impatiente énergie de croissance. Si, comme nous le disions, la langue est l’expression directe de la vie d’un peuple, si elle en répète les périodes de stabilité et celles de changement, comment l’extraordinaire poussée de vie qui se manifeste partout en Amérique n’agirait-elle pas aussi sur l’idiome américain ? Je croyais savoir à peu près l’anglais, mais dans l’Ouest, à Chicago par exemple, j’avoue avoir été intrigué, tout à fait non plussed par certains titres — headlines — des journaux. Même le mot qui veut dire oui, le principal vocable de toute langue, le plus nécessaire aux relations humaines, n’est plus le yes si vif et précis des Anglais ; c’est un mot de sonorité vague, une obscure éjaculation, quelque chose comme yeah ou comme yueh, que je ne sais ni noter ni prononcer exactement. Il y eut jadis deux formes du français : une langue d’Oc et une langue d’Oïl. Y aura-t-il un jour deux formes parallèles de l’anglais, une langue de « Yeah » et une langue de « Yes ».

Remarquez, d’ailleurs, que la langue de « Yeah » était hier celle de « Yep ».

Mais peut-on dire qu’il s’agit en ces altérations d’une dégénérescence d’un langage ? Ce qui se traduit dans ce curieux dialecte populaire, c’est un jet d’invention, de verve, d’humour, un besoin d’exprimer par des créations de mots pittoresques, des modes imprévus et toniques de l’être intérieur, et, d’abord cette jeunesse, cette énergie, cette joie de vivre et d’agir qui nous apparaissent comme un caractère propre de l’humanité américaine, et qui sont si contagieuses qu’une Française établie dans ce pays, et dont le visage était, loin d’avoir gardé l’aspect printanier, me disait avec un élan de reconnaissance et de foi : « L’Amérique m’a rendu mes vingt ans ! » Un autre de mes compatriotes, devenu presque l’un des vôtres, participait si bien à l’heureux mouvement qui excite les inventions et les proliférations incessantes du dialecte américain que, parlant français, il usait souvent : de ce mot : naturablement, pour « naturellement ». Ce n’était pas une faute — il savait bien sa langue ; — c’était une fantaisie, un caprice, une cabriole hors des règles, pour rien, pour le plaisir...

Astreindre à la sagesse, à la mesure, le parler d’une société de cent vingt millions d’hommes d’origines si diverses, — d’une nation dont l’énergie de développement est la plus intense que le monde ait connue, c’est une tâche plus difficile que celle dont l’opinion, chez nous, charge l’Académie française.

Mais les périodes de croissance ne durent pas toujours, et les phases de la vie se succèdent, comme nous le disions tout à l’heure, plus vite chez vous que chez nous. Quand on a vu, comme il m’a été donné de le faire, l’Amérique d’il y a quarante ans, on est frappé de son progrès dans le sens de l’organisation et de l’unité. Au siècle dernier, sauf le vieux noyau puritain, la société américaine apparaissait surtout comme une pure multiplicité d’individus en compétition les uns contre les autres. De cet état originel, et que votre admirable et si regretté confrère Brownell qualifiait, il y a près d’un demi-siècle, de chaotique, la civilisation américaine tend, comme il l’a montré dans son dernier livre, à la forme cohérente, aux harmonies organiques. L’admirable effort de culture que traduisent les nombres toujours accrus de vos établissements d’éducation, les sacrifices que vos communautés et de magnifiques donateurs s’imposent pour multiplier sans cesse vos écoles et ajouter aux ressources de vos universités, les progrès de vos arts, ceux particulièrement de l’architecture, le plus social de tous, ce qu’on aperçoit dans vos maisons du goût de plus en plus répandu pour les décors de type ancien, ce qu’on découvre de nouvel esprit critique en certaines œuvres de votre littérature contemporaine, et — pour descendre à des faits d’un ordre plus humble — tant d’annonces de livres, de manuels, qui s’offrent à un public neuf et désireux d’apprendre les bonnes manières et la juste orthographe, tout cela nous atteste la tendance actuelle du peuple américain vers l’ordre, la forme et la culture. C’est là ce qui nous convainc de la profonde raison d’être d’une Compagnie comme la vôtre. Cet idéal, elle le représente d’éminente façon par le prestige des noms qu’elle assemble. Sa fonction, aujourd’hui reconnue, ne peut manquer de croître encore en importance. C’est dans cette pensée, Messieurs, que je lève mon verre en l’honneur de la vingt-cinquième année de l’Académie américaine des Arts et des Lettres, et que je bois d’avance à tous ses centenaires futurs.