Inauguration d’une statue équestre élevée en l’honneur du maréchal Foch, à Cassel

Le 7 juillet 1928

Raymond POINCARÉ

INAUGURATION D’UNE STATUE ÉQUESTRE
ÉLEVÉE EN L’HONNEUR DU MARÉCHAL FOCH

A CASSEL
Le samedi 7 juillet 1928

DISCOURS

DE

M. RAYMOND POINCARÉ
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRÉSIDENT DU CONSEIL

 

MESSIEURS,

La cérémonie à laquelle vous avez bien voulu me convier évoque en moi tant de souvenirs que je ne puis, devant le monument que nous inaugurons, me défendre d’une profonde émotion. Combien de fois, pendant la guerre, ne suis-je pas venu dans cette pittoresque ville de Cassel pour y rencontrer le grand soldat que nous célébrons aujourd’hui ! Du haut de votre magnifique observatoire, nous avions sous les yeux l’immense champ de bataille où se jouaient les destinées du monde, et je revois encore, dans les salles austères du vieil hôtel de ville, les grandes cartes où le général Foch me traçait, avec une conviction communicative, la marche irrésistible de ses espérances.

C’est le 25 octobre 1914 qu’il avait installé ici son quartier général. Jusque-là, il avait commandé en Lorraine, aux premières heures des hostilités, les vaillantes troupes du 20corps ; il avait joué dans la bataille de la Marne un rôle éclatant ; il avait défendu contre de furieuses attaques un front de trente-cinq kilomètres ; il avait repris à l’ennemi le château de Mondement, qui était la clef des marais de Saint-Gond; il avait poursuivi, avec une vigueur merveilleuse, les armées allemandes en retraite ; il s’était signalé à l’admiration de son chef, de ses égaux et de ses subordonnés.

Peu de semaines après, il était à Châlons. Vers le nord et vers l’ouest, les Allemands cherchaient à nous gagner de vitesse pour arriver les premiers à la mer et déborder notre aile gauche. Afin de les rejoindre et de les dépasser, nos troupes remontaient vers la Somme et le Pas-de-Calais ; les trains roulaient à toute vapeur de Nancy à Amiens, de longues files de camions couraient bruyamment sur les routes ; l’armée tout entière semblait glisser dans une même direction.

Le 4 octobre, le général Joffre fait appeler le général Foch au téléphone : « La contrée des Flandres est menacée, lui dit-il. Vous êtes nommé adjoint au commandant en chef. Préparez-vous immédiatement à partir. » Et il lui confie la mission délicate de coordonner l’action de toutes les troupes françaises engagées entre l’Oise et la mer.

Le général Foch part sur-le-champ. Il voit au passage les généraux de Castelnau et de Maudhuy, qui commandent chacun une armée de la région, et il s’installe, d’abord, à Doullens. Le maréchal French, qui a exprimé le désir de rapprocher toute l’armée britannique de ses bases maritimes, concentre depuis quelques jours ses troupes dans la zone d’Hazebrouck et de Saint-Omer. Il va falloir concerter leurs opérations avec les nôtres et avec celles de l’armée belge. C’est encore à Foch que doit échoir cette tâche aussi difficile que nécessaire ; et ce sera déjà, sous son autorité, un premier essai, bien timide encore, de l’unité de commandement. Du moins, la leçon de cette expérience ne sera pas perdue et plus tard, en mars 1918, Anglais et Français se la rappelleront.

Attiré par la vaste plaine des Flandres, où se sont, au cours des siècles, décidées tant de guerres, Foch a eu d’abord, dans la première quinzaine d’octobre, la pensée de rabattre rapidement sur Menin et sur Courtrai les troupes franco-britanniques. Mais l’armée anglaise est encore jeune et ne dispose que de faibles effectifs ; et puis, le 9 octobre, un événement grave s’est produit : la place d’Anvers a capitulé ; les Belges, conduits par leur noble souverain, réussissent néanmoins à se retirer le long de la côte et à gagner Ostende, appuyés par cette phalange de fusiliers marins qui commencent là l’incomparable série de leurs exploits. Mais, de son côté, l’ennemi s’avance dans le sable des dunes jusqu’aux approches de Nieuport. Par un coup de maître, Foch jette en ligne la 42e division, celle-là même qu’il a si hardiment fait défiler derrière les marais de Saint-Gond pour la porter face à l’est. Elle arrive à la frontière belge, et Foch la charge d’étayer nos alliés à Nieuport et sur l’Yser. Les six divisions belges s’arrêtent à cette hauteur et elles conservent ainsi à la Belgique le lambeau de territoire qui restera, jusqu’aux jours de l’offensive finale, le réduit de son armée et le symbole de son indépendance nationale.

Au moment où Foch établissait ici son quartier général, le front des alliés dans les Flandres était donc tenu, à droite par les Anglais, au centre par les Français, à gauche par les Belges, à l’extrême gauche par la 42e division, qui s’appuyait sur la mer, où veillaient des monitors anglais et des contre-torpilleurs.

Ces troupes devaient être successivement renforcées par les 9e, 16e, 32e, 20e corps. Le 22 octobre, le général Foch, d’accord avec nos alliés anglais et belges, ordonnait l’offensive, pour tenter de déjouer une grande attaque allemande qu’il sentait de plus en plus menaçante. C’était la bataille de l’Yser qui commençait et qui allait être suivie de la bataille d’Ypres.

Dès les premières rencontres, nous sommes arrêtés par les Allemands, qui réussissent à établir onze passerelles sur la boucle de l’Yser. Pour barrer la route, le génie belge ouvre les écluses : toute la vallée est inondée, de Nieuport à Dixmude et la marche de l’ennemi se brise de ce côté contre la force de l’eau. Mais dans la soirée du 30 octobre, Foch apprend tout à coup à Cassel que les Allemands ont déchiré d’un seul geste le rideau de cavalerie britannique et qu’ils ont enlevé Ramscapelle et Hollebeck. Il se précipite chez le maréchal French ; il est plus de minuit ; il le réveille. « Avez-vous des réserves ? lui demande-t-il. — Non. — Je vais vous en donner. Tâchez de tenir jusqu’à ce qu’elles vous arrivent. — J’essayerai. » Foch rentre à Cassel et à deux heures du matin, il donne des ordres pour que des renforts soient dirigés sur l’armée britannique. Le désastre est conjuré.

Quelques heures plus tard, je me rencontrais à Dunkerque avec lord Kitchener, accouru sur le continent. Le général Joffre et le général Foch nous rejoignaient. Ce dernier était encore tout frémissant de la conversation qu’il avait eue avec le maréchal French et, comme Kitchener, malgré son admirable sang-froid, n’était pas sans inquiétude sur le sort de la petite armée anglaise, Foch ne manquait pas de le rassurer. « Mais, ajoutait-il, envoyez-nous le plus tôt possible les divisions que vous formez en Angleterre. — Vous aurez un million d’hommes dans dix-huit mois. Et Foch de répliquer : « Je préférerais moins d’hommes arrivant plus tôt. » J’avoue, Messieurs, qu’à cette date, je partageais cet avis et que je ne me suis pas fait faute de l’appuyer. La Grande-Bretagne a tenu et au delà, la promesse de Kitchener et elle a devancé de beaucoup la lointaine échéance qu’il avait fixée. Mais en ces jours de fin 1914, où la pauvreté momentanée des effectifs alliés nous préoccupait si vivement et où l’Angleterre ne nous laissait espérer une armée que pour le printemps de 1916, quelle inflexible volonté n’a-t-il pas fallu à nos chefs militaires pour maintenir, en attendant, la confiance autour d’eux et pour se battre sans défaillance contre les forces supérieures de l’ennemi !

Du 1er au 6 novembre, les Allemands exercent une poussée formidable dans la direction du Kemmel, mais en vain ; le 10, après un bombardement intensif, ils prononcent une offensive générale sur tout leur front ; nous sommes forcés de céder un peu de terrain ; mais ils ne passent pas. Le kaiser, qui était venu dans les Flandres et qui se voyait déjà sur la côte, défiant l’Angleterre à travers le détroit, a quitté la contrée, emportant avec lui ses déceptions et sa rancune. Le 15 novembre, la bataille est terminée. Elle s’achève en triomphe pour le général Foch, qui, sur votre colline, l’a conçue et dirigée.

Il va rester désormais, jusqu’à la fin de 1916, le grand organisateur de toute la partie du front qui s’étend de la mer à la vallée de l’Oise. C’est lui qui, au printemps de 1915, attaquera les positions allemandes, en Artois ; c’est lui qui au printemps de 1916, prépara une offensive sur les deux rives de la Somme. Deux années se passent encore. Loin de Cassel, Foch a occupé les postes les plus importants ; il a été nommé chef d’état-major de l’armée au Ministère de la Guerre ; il a dressé les premiers plans de la coopération américaine ; il a magistralement présidé, à Versailles, le comité interallié : il a apporté au comité de guerre français les précieux avis de son expérience. Un jour vient où tous les yeux vont se tourner vers lui.

Le 24, le 25, le 26 mars 1918, la 5e armée britannique se replie devant la ruée allemande et, en ces heures critiques, je retrouve Foch à Compiègne et à Doullens, toujours lucide, calme et maître de lui ; et comme la périlleuse surprise des journées précédentes fait maintenant apparaître à tous la nécessité et l’urgence d’une direction unique, c’est naturellement à lui que s’adressent, avec la même confiance, les gouvernements alliés. Aussitôt investi du commandement en chef, il s’accroche au sol pour contenir l’ennemi et c’est alors que se livre, avec une effroyable âpreté, une nouvelle bataille des Flandres.

Le 9 avril 1918, l’ennemi attaque, entre La Bassée et Armentières, la première armée britannique. Il s’empare successivement d’Armentières et de Neuville. De violents combats se livrent sans interruption d’Ypres jusqu’à Béthune. Le maréchal Haig réclame la coopération de l’armée française. Le général Foch n’hésite pas. Il fait appel aux réserves du général Pétain et il leur donne ces instructions : « Arrêter l’ennemi : au sud, par l’occupation progressive de la ligne générale Béthune-Saint-Omer, face au nord-est ; au nord, par l’occupation progressive de la ligne générale Mont-Kemmel-Cassel, face au sud ; tenir ces deux lignes à tout prix. »

L’action personnelle du général Foch sur le champ de bataille des Flandres va dès lors être constante. Quoique la responsabilité de tout le front occidental pèse également sur ses épaules, il quitte son quartier général de Sarcus, vient en Flandre, s’entretient avec les généraux français, belges et anglais. Il leur prodigue ses conseils, il les oriente, il coordonne leurs efforts. Le 17 avril, je le rencontre à Bergues, toujours aussi ferme et aussi confiant. Le 18, il est rentré à Sarcus. Il est présent partout, et rien ne lui échappe. Le 25 avril une nouvelle attaque allemande enlève le Kemmel et la crête de Wytschaete. Le 27, Foch revient à Blendecques et à Esquelbecq, pour conférer avec le général Plumer et le général de Mitry. Le lendemain, il va trouver à Houthem le chef d’état-major de l’armée belge, général Gillain. Le 29, l’ennemi battu renonce à son offensive dans les Flandres. Ce n’est plus dans les environs de Cassel, c’est un peu plus loin, dans la région d’Ypres, de Bailleul et de Merville, que la bataille va se poursuivre.

Mais quelques mois plus tard, lorsque se développera l’offensive générale des alliés, le commandement ennemi, soucieux de se procurer des disponibilités, prescrira à ses troupes l’évacuation du saillant de Merville-Bailleul, si péniblement conquis au cours de la bataille d’avril. Foch décide aussitôt d’entreprendre une offensive dans les Flandres. Il vient en entretenir à La Panne le roi des Belges ; il se concerte avec le maréchal Haig et le général Gillain ; et c’est encore ici, à Cassel, qu’il les met tous les deux au courant des opérations qu’il juge bon de préparer en Belgique. Le roi prendra le commandement des forces alliées avec le général Degoutte comme chef d’état-major. L’offensive est déclenchée le 28 septembre, la première position ennemie est enlevée et dès le lendemain 29, le maréchal Foch voit le roi des Belges à La Panne, le général Gillain à Houthem et le général Plumer à Cassel. Votre ville le retrouve dans les dernières heures de la guerre, tel qu’il a été dans les premières, énergique et clairvoyant, convaincu, comme il l’écrivait alors à ses généraux, que seule l’offensive permettrait aux alliés de terminer victorieusement la bataille et de « reprendre, par l’initiative des opérations, l’ascendant moral ».

Bientôt, les Allemands sont partout en retraite. Foch donne l’ordre à Degoutte de poursuivre sa marche sur Bruxelles ; il demande à Haig de progresser vers Avesnes et vers Mons. Et voici que les Belges rentrent victorieusement à Ostende et à Bruges; voici que Lille est libérée d’une longue captivité ; voici que les Canadiens entrent dans Valenciennes ; voici que partout s’accentue la défaite allemande et que le 8 novembre, par une matinée pluvieuse, arrivent à Rethondes les plénipotentiaires ennemis. Le 11, l’armistice est signé. L’œuvre de Foch est accomplie. Il envoie aux armées, par radiotélégrammes, l’ordre de suspendre les hostilités.

Vous avez été bien inspirés, Messieurs, d’élever, en l’honneur de ce grand soldat, qui est aussi un grand citoyen, un monument qui rappellera à la postérité les fréquents séjours qu’il a faits à Cassel pendant les quatre années où s’est joué le sort de la France. C’est du sommet de cette colline que sont partis plusieurs fois les ordres sauveurs. C’est ici que se sont rencontrés, en maintes occasions, les généraux des armées alliées. C’est ici qu’ont été préparés les plans destinés à assurer pour le lendemain les succès de nos armées et pour l’avenir le rétablissement d’une paix équitable. Aujourd’hui qu’après tant de pertes douloureuses, cette paix nous a rendu nos frontières et nous a permis de nous remettre au travail dans l’ordre et la sécurité, éloignons de nous le ressentiment et la haine, mais n’oublions ni les soldats qui se sont battus pour la France ni les chefs qui les ont conduits à la victoire.

Chacun de ces chefs a servi le pays avec ses vertus particulières. Moi qui les ai vus tous en action dans les années tragiques, je sais combien il a été utile pour la France de les trouver à sa disposition dans les moments mêmes où, pour être sauvée, elle avait besoin de se sentir aidée par tant de qualités diverses, fougue et sang-froid, ardeur et patience, enthousiasme et réflexion.

Dans les postes qu’il a successivement occupés, Foch a toujours été, à l’heure voulue, l’homme le plus apte à remplir les fonctions qui lui étaient confiées.

Le jour où il est devenu le chef suprême des armées alliées, il a embrassé d’un coup d’œil la tâche immense qui lui incombait et il s’est juré de la mener à bien.

Ce qui a fait sa plus grande force, c’est que, sans jamais perdre la sérénité de l’esprit, ni la confiance, il ne s’est, pas laissé un seul instant tromper par les illusions ou aveugler par l’orgueil. La simplicité et la modestie ont toujours été ses meilleures conseillères. La gloire elle-même ne l’a pas ébloui. S’il est entré vivant dans l’immortalité c’est avec une bonne grâce, une noblesse, j’allais dire : une indifférence, qui désarment l’envie. Soyez assurés que, s’il n’avait dépendu que de lui, il aurait empêché l’érection de ce monument et que nous ne serions pas réunis pour l’inaugurer. Mais puisque, par bonheur, vous avez passé outre à ses objections, nous avons le droit aujourd’hui de devancer le jugement des générations futures et de dire de Foch, devant lui et malgré lui, ce qu’en pensera la postérité.