Funérailles de M. le marquis Robert de Flers

Le 4 août 1927

Louis BARTHOU

FUNÉRAILLES DE M. LE MARQUIS ROBERT DE FLERS

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le jeudi 4 août 1927

DISCOURS

DE

M. LOUIS BARTHOU
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

Messieurs,

Au cours de sa dernière séance, l’Académie française, que les nouvelles reçues le matin avaient peu rassurée, s’inquiétait, avec une affectueuse impatience, de la santé de Robert de Flers. Ce fut un soulagement pour nos cœurs attristés et oppressés d’apprendre une amélioration qui permettait encore de l’espoir. Il nous semblait à tous que le destin ne pouvait avoir la cruauté de ravir aux Lettres françaises, par un coup prématuré, cette grâce aisée et élégante, cet esprit étincelant et délicat, cet observateur profond, amusé et indulgent, de la vie contemporaine. Hélas ! le répit donné à nos angoisses fut de courte durée. La mort impitoyable avait marqué et elle n’a pas voulu manquer son heure, dont l’injustice brutale déconcerte, émeut et révolte l’universelle sympathie.

À l’Académie comme au dehors, Robert de Flers ne comptait que des amis. Sa carrière si heureuse et sa gloire grandissante, qui était presque une popularité, s’accompagnaient d’une simplicité naturelle, d’une bonté serviable et d’une familiarité bienveillante qui laissaient peu de prise à la jalousie ou à l’envie.

Les succès qu’il connut tout jeune ne le grisèrent pas. Cette nonchalance apparente, dont la séduction ne devait rien à l’affectation, recouvrait une rare énergie, une volonté souple, mais ferme, et même, il faut le dire, une puissance de travail qui ne s’en remettait pas aux facilités extraordinaires de dons exceptionnels. Robert de Flers avait acquis la culture la plus étendue et la plus variée. Ayant beaucoup lu et beaucoup voyagé, attentif et clairvoyant, curieux de tout, de l’âme des paysages comme du cœur des hommes, il fut porté vers la littérature par un instinct qui ne le trompa pas. Il arrive trop souvent aux vocations littéraires ou artistiques d’être méconnues et dérangées dans leurs débuts par l’incompréhension ou par la mauvaise chance. Elles ne se développent que dans la résistance. Robert de Flers ne connut aucune contrainte ou aucune entrave. Il prit son essor dans les Lettres avec ce charme conquérant qui devait être la règle privilégiée de toute sa vie.

Pourtant, il ne débuta pas tout de suite dans le genre où il devait connaître ses plus éclatants succès. Il fut romancier, chroniqueur et critique avant d’aborder la scène en public. Plus tard, après ces triomphes, il revint à la critique et à la chronique, où sa finesse et son bon sens donnèrent, surtout au Figaro, de si brillantes fêtes à nos esprits, mais il était avant tout et surtout un auteur dramatique et il devra au théâtre, qu’il a enrichi de mots, de scènes et de types inoubliables, le meilleur de sa renommée.

Comme Meilhac, comme Halévy, comme Labiche, il ne travaillait pas seul. Ces collaborations gardent généralement leur secret, et je n’aurai pas l’imprudence de m’aventurer dans les dessous de leur énigme un peu irritante. Mais serait-il impossible, si l’on prend pour témoins les qualités et les dons qui, de l’aveu de tous, appartenaient en propre à Robert de Flers, de découvrir dans l’œuvre commune son rôle, son initiative, sa paternité ? Cette part fut, à n’en pas douter, considérable, tantôt par l’idée première du sujet, tantôt par sa composition, tantôt et toujours par le dialogue. Certes, je ne commettrai pas l’erreur, qui eût choqué Robert de Flers, de diminuer, pour ne parler que des morts, l’apport d’un Gaston de Caillavet, si ingénieux, si vivant, si fertile en ressources d’imagination ou de vérité, et d’un Emmanuel Arène, qui joignait à l’esprit des mots le sens lucide des faits et des mœurs. Mais une fantaisie dont la mesure tempère l’audace, une drôlerie dont le tact discipline les tentations, une distinction de grand seigneur, dont la fierté ne veut ni s’imposer ni déroger, et, pour tout, dire, un air et un ton de race, de grande race, en faut-il davantage pour retrouver, dans les pièces qu’il signait avec d’autres, la part de ce marquis, mêlé aux jeux de la démocratie, et qui sut, tout en raillant ses contrastes, ses défauts et ses travers, se faire aimer et applaudir par elle ?

La satire de Robert de Flers n’est jamais cruelle. Il n’est pas nécessaire d’être méchant pour prouver que l’on n’est pas dupe. La méchanceté est un vilain défaut qui inspire rarement un chef-d’œuvre. Molière et La Bruyère, Voltaire et Beaumarchais, ont-ils poussé l’ironie jusqu’à cette sorte de cruauté sauvage qui flétrit et fouaille sans pitié la misère humaine ? Robert de Flers savait garder la retenue que lui avaient apprise ces génies. Il était aussi de l’école d’Anatole France, auquel, en 1896, il avait dédié son premier roman et sa philosophie devait toujours s’inspirer de ce passage du Jardin d’Epicure qu’il me souvient de lui avoir entendu dire avec la double volupté d’une intelligence raffinée et d’une diction irréprochable : « L’Ironie et la Pitié sont deux bonnes conseillères ; l’une, en souriant, nous rend la vie aimable ; l’autre, qui pleure, nous la rend sacrée. L’Ironie que j’invoque n’est point cruelle. Elle ne raille ni l’amour ni la beauté. Elle est douce et bienveillante. Son rire calme la colère, et c’est elle qui nous enseigne à nous moquer des méchants et des sots, que nous pouvions, sans elle, avoir la faiblesse de haïr. » Robert de Flers se moquait sans méchanceté des méchants, et il avait pour les sots plus de pitié que de haine. Certes, il n’était pas incapable d’enfoncer le trait, si un mouvement d’indignation, inspiré d’ailleurs par l’intérêt public, l’emportait au delà des voies qu’il avait tracées à son indulgence souriante. Mais la haine lui apparaissait comme une mauvaise conseillère dont il repoussait les avis ou les calculs. Il savait se contrôler et il était son maître. Il égratignait sans déchirer. Aussi son théâtre, d’où l’amertume est absente, ne provoquait-il pas des rancunes inexpiables. Le Bois Sacré ne lui aurait pas interdit d’être, s’il l’avait voulu, le plus intelligent des ministres des Beaux-Arts.

Le Roi ne l’avait pas privé de l’honneur des amitiés royales. L’Habit Vert ne lui avait pas fermé les portes de l’Académie, où son élection et sa réception égalèrent ses plus beaux succès.

Nous l’y admirions et nous l’y aimions tous. Ses occupations, les devoirs de charges multiples, les répétitions de ses pièces, ses conférences et ses voyages le tenaient trop souvent éloigné de nous. Mais, quand il venait, nous lui faisions fête. Il nous éblouissait par son enjouement ; il nous gagnait par ses prévenances ; il nous donnait, par sa bonne humeur que rien ne lassait et par sa simplicité cordiale, une leçon continue d’optimisme. Il était aussi incapable de pécher contre le goût que contre la grammaire et on ne le vit jamais manquer à un devoir de l’amitié. Quand il soutenait une candidature, il s’y donnait tout entier, avec une force persuasive à laquelle les raisons du cœur n’étaient certes pas étrangères, mais qui savait exalter éloquemment et habilement les titres et les circonstances. Habitué à vaincre, et digne de ses victoires, il était moins humilié qu’attristé par lin échec imprévu et cette tristesse prenait, envers ceux qui ne l’avaient pas suivi, un tel air de reproche amical qu’on se promettait de réparer dans une occasion prochaine la peine qu’on lui avait involontairement causée.

Ses discours sont parmi les plus célèbres que l’Académie ait entendus. On y allait comme on va à un spectacle qui ne doit pas apporter de déception. L’esprit y jaillissait et y pétillait dans un enchantement ininterrompu. Robert de Flers lisait et disait à merveille. Il savait la valeur des mots, le rythme des phrases, l’ampleur ou la grâce d’une période. Mais, si loin qu’il poussât l’art de la diction, il ne créait pas des illusions passagères, et ses discours, comme ses pièces ou comme ses conférences, avaient le fond le plus solide et le plus réfléchi. D’un mot, il y mettait une pensée. Ceux qui voudront connaître les mœurs de notre temps ne pourront pas se dispenser d’étudier ses personnages, qui, même grossis par l’optique de la scène, vivent d’une vie propre et naturelle, sans être, comme d’autres, les pantins artificiels d’une farce déjà morte.

Ce serait une trop grande injustice, si l’on n’y prenait pas garde, que de paraître louer la verve et la veine de Robert de Flers aux dépens de son caractère et de son cœur. Tout était français dans ce gentilhomme de vieille souche. Quoi qu’il fit, il avait la « manière » française, l’élégance innée de l’attitude, du ton et du geste, la fidélité et la loyauté, le respect des traditions nécessaires et le sens du progrès véritable, le dévouement, le désintéressement et le courage. Il ne confondait pas les défauts des institutions avec ces institutions elles-mêmes. Il raillait les ridicules, mais il savait qu’il y a des forces sociales auxquelles il ne faut pas toucher sans risquer d’ébranler la nation elle-même. Il aimait l’armée et il savait aussi qu’une armée, nécessaire à la défense, n’est pas un démenti qu’une démocratie, fût-elle la plus pacifique, se donne à elle-même. Aussi en 1914, Robert de Flers prit-il, sans ostentation comme sans peur, l’uniforme du soldat. Il remplit en Roumanie des missions périlleuses et utiles. Il sut « servir ». La croix de guerre, qu’il avait gagnée sur un vrai front de bataille, allait bien à son costume d’académicien et elle complétait la physionomie de l’homme. Nous étions fiers d’un tel confrère. Il prolongeait au dehors le rayonnement de la France. Son talent était un instrument de propagande, qui rapprochait le monde de nous. Nous attendions encore beaucoup de lui et du grand avenir qui lui paraissait destiné. La mort nous l’a brusquement enlevé, mais elle n’aura pas de prise sur la gratitude de notre souvenir et sur l’éclat de son œuvre. Ce souvenir et cette œuvre dureront. Robert de Flers a définitivement conquis son immortalité.