Inauguration du monument élevé à la mémoire de Paul Deschanel, à Nogent-le-Rotrou

Le 24 octobre 1926

Gabriel HANOTAUX

INAUGURATION DU MONUMENT
ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE DE PAUL DESCHANEL

A NOGENT-LE-ROTROU (EURE-ET-LOIR)
Le dimanche 24 octobre 1926

DISCOURS

DE

M. GABRIEL HANOTAUX
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESDAMES, MESSIEURS,

Ce monument, élevé par la ville dont le nom retentit d’une si pure gloire littéraire, à la mémoire de l’homme d’État auquel elle resta toujours fidèle, consacre l’effort de toute une génération.

L’existence de Paul Deschanel se déroule, en effet, entre une période de déclin pour la France et une période de résurrection. Décembre 1852 le fait naître en exil ; en février 192o, la victoire et la reconstruction du pays démembré le portent à la présidence de la République.

Les survivants de cet âge, réunis ici, savent quelle part Paul Deschanel prit à cette longue et féconde période de la vie nationale. Déjà, l’Académie française a célébré, par la voix du successeur de notre confrère, les titres qui lui avaient assuré sa place dans le corps créé par le cardinal de Richelieu. M. Jonnart n’ayant pu prendre la parole aujourd’hui, c’est un autre témoin de sa vie que l’Académie a désigné pour déposer, sur ce monument, la palme de gloire, avec le témoignage personnel d’une longue et inaltérable amitié.

 

Que dire, de cette belle vie, qui ne soit, ici, sur les lèvres et dans le cœur de tous ? La population du département d’Eure-et-Loir, cette population qui représente, non sans un reflet du rayonnement parisien, toutes les qualités et toutes les vertus de la grave et sage Normandie, ce peuple de labeur et de ténacité, de clairvoyance et de finesse pénétrante, a scruté jusqu’au fond l’âme de Paul Deschanel, et c’est pour l’avoir bien connu qu’il l’a choisi, porté, soutenu, depuis ses premiers pas dans la politique, jusqu’à la fin de son éclatante carrière. Car il savait, ce peuple, quel Français c’était que son fils d’adoption, ce Français de Paris, ce Français de toute la France. Il reconnaissait en lui les traditions de cette bourgeoisie lettrée, de cette bourgeoisie laborieuse et généreuse, fille du peuple et qui ne s’échappe jamais entièrement des bras paternels ; il s’était fait, de, ce beau et jeune athlète, une image qui ne le trompa jamais. On savait que son sang le rattachait, par son père, à Marseille et, comme André Chénier et Adolphe Thiers, à une origine hellénique, et par sa mère, Liégeoise, à une origine britannique ; on savait que, de son père, il tenait le culte du labeur intellectuel ; de sa mère, l’égalité d’âme dans le succès et dans le revers ; on savait que sa naissance en exil avait été la première qui en avait appelé, de l’injustice des hommes, au verdict du droit. On avait vu sa jeunesse studieuse, avide de toutes les richesses de l’esprit, ouverte à toutes les inspirations nobles, préoccupée de rechercher, jusque dans les pays étrangers, les secrets de la politique et des grandes concurrences internationales. Ayant un tel acquis déjà, et portant un si lourd bagage d’une épaule légère, on le voyait toute grâce, sveltesse, élégance, simplicité.

Jeune sous-préfet de l’arrondissement de Dreux, en janvier 1878, il prenait pour la première fois la parole et il exprimait, dès la première phrase, le sentiment qui devait être celui de toute sa carrière : « J’arrive au milieu de vous, disait-il à ses administrés, non seulement avec l’intention de faire respecter les institutions républicaines, mais aussi avec le vif désir de les faire aimer.

N’était-ce pas tout le programme de la République athénienne ?

Quelques années écoulées, Paul Deschanel s’assurait, dans le département, les suffrages qui, désormais, lui resteront fidèles, et, le 18 octobre 1885, il entrait à la Chambre. Dans cette législature, nous allions nous rencontrer avec Poincaré, Millerand, Jaurès, Leygues. Deschanel élevait la tête parmi nous, comme un prince de la jeunesse. Dès les premières paroles qu’il prononça du haut de la tribune, il obtint l’acclamation qui le suivit désormais ; selon la parole du poète, il devait, désormais, « traîner tous les cœurs après soi ».

 

Je n’entreprends pas de suivre ici, dans son activité infiniment variée, cette belle vie parlementaire. Treize années ne devaient pas s’écouler avant que les suffrages de ses pairs le portassent à la présidence de la Chambre ; et, comme l’a dit l’homme illustre qui, en ce jour, s’était effacé devant lui, Raymond Poincaré, le président Paul Deschanel fut, dès lors, la voix de la France.

Qu’il s’agisse des hautes directives pour l’administration intérieure ; qu’il s’agisse des transformations sociales qui « doivent mettre les travailleurs en état de remplir les destinées plus hautes auxquelles ils aspirent et que nous voulons pour eux » ; qu’il s’agisse de la paix religieuse dans le respect de la croyance et la liberté des consciences ; qu’il s’agisse de l’organisation de la démocratie dans la paix, selon cette formule précise développée le 23 octobre 1908 : « Le syndicalisme révolutionnaire fait obstacle au développement syndical, à l’amélioration du sort des travailleurs et à l’organisation du travail » ; qu’il s’agisse précisément de cette organisation du travail national dans laquelle il voit la solution du problème, « non pas tant par la répartition des richesses que par la multiplication des richesses », Paul Deschanel, député ou président, marche d’un pas ferme vers les solutions hardies, vers les solutions géné­reuses, vers le progrès par la méthode et par l’ordre : « Pour être libre, disait-il, il faut d’abord être gouverné. »

Le développement intérieur de la France républicaine n’absorbait pas toutes ses forces ; il se portait vers les questions extérieures, passionnément. Cette large blessure que le régime dont les siens avaient souffert laissait au flanc de la France, était l’objet de sa préoccupation constante ; il cherchait autour de nous les forces d’équilibre qui devaient un jour ramener en Europe le règne de l’équité et la primauté du droit. Il les cherchait à Rome, il les cherchait en Angleterre. Sa politique extérieure était marquée au coin de l’universel. Il ne voulait que la justice.

« C’est la grandeur de la France, disait-il dès le 29 février 1888, que, défendant ses propres intérêts, elle sert, par cela même, la cause de la civilisation et de l’humanité. » A quel point cette formule devait-elle apparaître, en 1914, comme une prophétie !

Et, dans ce cadre de réalisations progressives où se tenait si fortement Deschanel, quelle ne fut pas son ardeur à concourir à l’une des grandes œuvres de la République, la création d’un vaste empire colonial. Il y devinait la puissance des armes et l’abondance des richesses. Combien de fois ceux qui étaient à la barre, en ces heures difficiles où le moindre accroissement de la grandeur française était l’objet de polémiques souvent atroces, combien de fois recoururent-ils à l’intervention du grand orateur ou de l’équitable président. Là encore, il était prophète : « Je viens de revoir l’Algérie et la Tunisie, disait-il à la Chambre en 1908. Comment n’être pas pénétré d’admiration et de reconnaissance pour l’œuvre accomplie là-bas depuis vingt ans !... Qui sait ? c’est peut-être là qu’un jour, sous une forme ou sous une autre, nous trouverions les soldats qui nous mangent. C’est de là, peut-être, que, dans une heure de péril suprême, pourrait venir le salut. »

Paul Deschanel, par l’élection de 1898, est mis à la place qu’il doit reprendre par la suite, à partir de 1912, avec des majorités croissantes, et qui semble vraiment celle que lui ont destinée ses hauts mérites, son éloquence, son impartialité, la hauteur de ses vues : il plane.

La fortune lui sourit et lui apporte sa récompense. Il a choisi la femme qui sera la joie de sa vie et le soutien de ses années de gloire et de ses années de tristesse, il attend cette belle famille qui gardera l’honneur de son nom et l’héritage de ses vertus ; il est élu à l’Académie française en 1899. Il prononce, devant elle, quelques-unes de ces belles harangues que l’Académie enviait à la Chambre des députés. En 1914, il est élu membre libre, et, en 1918, membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Il consacre à l’histoire les rares loisirs que lui laisse la politique ; il écrit ce livre sur Gambetta, où il donne l’expression même de sa propre foi politique et sociale quand il écrit : « On ne trouvera ici qu’une seule passion, celle de la France. Gambetta l’a aimée ardemment. Il lui a donné sa vie. Il restera, devant l’histoire, la personnification de la résistance nationale en 1870. Son idéal fut toujours le relèvement de la patrie. Sa mémoire est unie aux réparations de Droit. » Ces lignes, Deschanel peut les écrire avec son âme : elles s’appliquent à lui-même.

 

Son âge mûr tient et dépasse les promesses de sa jeunesse. Il est l’homme d’une époque, le guide d’une assemblée, la voix d’une génération. C’est lui qui, dans toutes les circonstances solennelles, prononce les paroles dignes et fortes qu’écoutera le pays. Se tenant toujours au-dessus des fumées de la lutte, au-dessus des nuages qui l’aveuglent et la rendent plus brutale encore, il désignera persévéramment, dans le ciel, l’étoile tutélaire.

Quand les bruits de la journée seront tombés, quand la paix des passions se sera faite dans le repos de l’histoire, quand ces hommes, qui se sont tant agités pour mourir, seront allongés l’un près de l’autre, alors, on entendra encore une voix s’élever pour remémorer les services de ces légions tombées, et cette voix sera celle de Paul Deschanel. Mort, il parlera pour les morts. Et, si l’avenir veut connaître les raisons du siècle, le souffle qui l’anima, le cœur des générations qui étouffaient de se contraindre et de se réprimer dans l’attente de l’heure, qu’il prête l’oreille à cette parole d’outre-tombe ! Pour le curieux du présent d’aujourd’hui devenu le passé de demain, le plus sincère, le plus exact, le plus juste des témoignages sera celui de Paul Deschanel. Car, s’étant tenu au-dessus de l’action, ayant rejeté la cruauté des polémiques et le venin des haines, son éloquence a toujours été noble et pure, s’appuyant sur la réalité, mais gonflée de sa propre force et s’envolant toujours vers l’idéal.

Paul Deschanel, par sa vocation, par sa réserve voulue à l’égard des médiocres travaux de l’ambition, a été, en notre temps, l’homme de la parole. La parole, n’est-ce pas la puissance qui a été donnée à l’homme — et à l’homme seul parmi la masse des êtres vivants, et mourants — de réaliser, en se communiquant, les deux grandes œuvres de la civilisation : la société et la paix.

L’homme sociable séduit ses semblables par la caresse de la parole ; l’homme pacifique fait tomber les armes des mains par l’autorité de la parole. Quand, une fois, les foules se sont réunies dans l’Agora et qu’elles écoutent, la raison a son audience, le droit son tribunal, la charité son empire. Toute justice est une explication. Toute politique est un langage. Tout débat une assise, toute paix une négociation. Les anciens nommaient les ambassadeurs des orateurs. Ils leur confiaient les plus hauts intérêts pour qu’ils les conciliassent par la plus puissante des actions humaines : la persuasion. Car l’adhésion volontaire est la seule discipline supportée, la seul obéissance agréable, la seule amitié sans mélange. L’orateur fait comprendre, et c’est ainsi qu’il fait aimer. Quand tous les conflits se seront soumis à la parole, la paix sera faite parmi les hommes.

Et ce fut comme l’aboutissant d’une lente préparation prolongée pendant un demi-siècle, quand la grande guerre remit à l’éloquence de Paul Deschanel la cause de la France : cette page, la plus belle de sa vie, est enfermée — comme entre deux parenthèses — entre le discours prononcé à la Chambre des députés lors de la déclaration de guerre, avec ce cri qui retentit dans tout le pays : « Y a-t-il encore des adversaires ? Non, il n’y a plus que des Français ! » et le discours prononcé le 30 juin 1919, également devant la Chambre des députés, à l’occasion de la fêté de la Victoire : « Nous n’avions vécu que pour cet instant. Et cet instant éclairera désormais toute notre vie. Malheur à ceux qui sèmeront des germes de défiance entre les peuples qui ont mêlé leur sang ! Malheur à ceux qui, au dedans, ne com­prendront pas la grandeur sacrée d’une telle leçon ! Unie, la France est invincible. Puisse-t-elle, pour les grandes tâches qui l’attendent, avoir toujours les yeux fixés sur ces jours bénis ! »

Ce fut le couronnement de cette illustre carrière oratoire. Deux fois, on avait entendu battre, dans la voix de Paul Deschanel, le cœur de la France, deux fois on avait entendu son appel passionné à l’union pour l’action.

 

Quelques jours s’écoulaient, et le vote du Parlement mettait, enfin, Paul Deschanel à la barre. Il était élu président de la République.

J’ai vu deux fois Paul Deschanel, dans ce court passage de son existence. La première fois, il me recevait à l’heure où le Gouvernement de la République envoyait une ambassade auprès du Saint-Siège pour la représenter à la cérémonie de la canonisation de Jeanne d’Arc et pour inaugurer, en même temps que la pacification religieuse, la reprise des relations officielles avec le Vatican. Combien souvent, dans les entretiens qui nous rapprochaient en de communes pensées, Paul Deschanel avait-il envisagé les moyens de corriger la lourde erreur qui avait rompu les relations de la France avec la catholicité ! Et voilà que la sainte de la France dénoue, de sa main d’héroïne, le délicat problème. Rome a consacré, la gloire de la guerrière française au lendemain de la grande guerre. Un souffle d’amour a parcouru la chrétienté. Rome et la France sont unies aux pieds de Jeanne. Quelle obstination puérile résisterait à ce double et réciproque élan P Je revois le geste du Président français, debout devant moi, une main tendue, l’autre levée, comme s’il donnait l’envolée à ces nobles pensées de concorde, d’idéal et de liberté qui avaient été celles de toute sa vie et que, maintenant, il était en puissance de réaliser.

Et je vois encore la tête penchée, le dos courbé du président Deschanel quand, dans le second entretien, déjà las, il me traçait le programme de la future représentation de la France à la Société des Nations. C’était un autre rêve, un grand rêve d’avenir que, plus d’une fois, il avait retourné dans son esprit et que, maintenant, il saisissait en quelque sorte et qu’il allait imposer à l’histoire, lorsque la destinée le lui arracha si cruellement : « Les hommes seront réunis, me disait-il ; les peuples seront représentés, les paroles seront échangées. Nous travaillerons, tous ensemble, à la grande paix durable. Mais, songeons, pourtant, à ce que nous mettons dans la balance du congrès — le nom de la France. Que ferons-nous, en ces assises solennelles, de la mission qui nous est confiée et que nous venons de remplir, encore une fois, hier ? Que ferons-nous de l’Europe et du monde, si les faibles sont abandonnés sans protection, et si la confiance désarmée se trouve, soudain, aux prises, comme elle le fut tant de fois, avec la fourberie et l’agression ? Que de mesure, que de tact, quelle forte sagesse sont nécessaires plus que jamais, pour que cette œuvre, qui est nôtre, ne comporte ni doute ni méfiance, ni fallace ni duperie ? » Et il répétait, comme dans une réflexion absorbée, les paroles prononcées par lui, à Bordeaux, le 1er mars 1920 : Sur nos quinze cent mille morts, sur nos dix départements en ruines, devant l’Alsace et la Lorraine, devant nos ancêtres et devant nos enfants, nous jurons de ne pas mourir sans avoir donné à la France la pleine sécurité que méritent son héroïsme et son génie, »

Sécurité ! Sécurité par la paix et par l’union des peuples, telle était la pensée suprême du président et de l’ami que la mort guettait déjà. Avons-nous rempli le mandat ? Avons-nous su relever l’héritage ?

 

L’héritage que nous transmettaient ces derniers moments de la présidence de Paul Deschanel, c’était celui de cinquante ans de République.

Paul Deschanel avait à peine quinze ans quand la République reçut, par la chute successive de trois monarchies, la charge d’un pays accablé par la défaite et la guerre civile. Bismarck régnait sur l’Europe, et la Commune à Paris. La République, gouvernement de tous, gouvernement du suffrage populaire, gouvernement de la démocratie, type politique le plus large et le plus hardi qu’ait essayé le monde, fondée dans de telles circonstances, était accusée, d’avance, de toutes les impuissances et de toutes les incapacités. Ces pronostics funestes qui se répètent encore, les avons-nous assez entendus, mon Dieu !

Quand, cinquante ans après, Deschanel est élu président de cette République que sa fidélité a toujours chérie, que trouve-t-il, en dépit de ces prophètes de malheur, toujours si assurés et toujours trompés ? Un demi-siècle de stabilité et de paix sociale, une large amélioration de la vie publique, les frontières remises à leur place, les frères réunis, un immense empire colonial reconstitué par la persévérance d’une élite de héros ; un développement admirable de toutes les grandeurs scientifiques, littéraires, économiques ; un pays éprouvé par la plus terrible des guerres, mais se relevant de lui-même, sans secours, sans merci, apportant sur son propre sol, ruiné en l’espace de cinq ans, l’effort de réalisation que la civilisation avait eu peine à accomplir en vingt siècles ; ne se refusant à aucune de ses charges et demandant seulement le temps nécessaire pour les liquider toutes de lui-même, par son travail et sur son honneur.

La République, isolée dans une Europe monarchique, ne devait pas avoir d’alliances : elle a eu les plus fortes, les plus résolues, les plus opportunes que son histoire ait connues ; la République ne devait pas avoir d’année : son armée fut debout à l’heure de l’agression, et elle lutta, jusqu’à la victoire, avec une discipline, une science, un héroïsme qui, à aucune époque, n’avaient été dépassés ; la République était vouée à la défaite : après avoir vaincu, elle a consolidé cette France de 100 millions d’habitants dont parlait le général Mangin, elle a repris son œuvre de labeur et de liberté. Elle se consacre à la loyale création de la paix, qui sera la consécration souveraine et fraternelle de toutes les patries.

Oui, la France, sous l’égide de la République, dans cette période émouvante de son histoire, est restée digne de son passé, digne d’elle-même. Et si les grands hommes de ses annales, sous quelque régime qu’ils aient vécu, se sont penchés sur elle au moment où les survivants de nos deuils ont défilé sous l’Arc de Triomphe, j’ose dire qu’ils n’ont pas eu à rougir du spectacle que cette France républicaine leur offrait.

Voilà ce que Paul Deschanel pouvait repasser en lui-même dans ces courtes nuits de l’Elysée que .des ténèbres plus profondes, hélas ! allaient obscurcir à jamais.

Cependant, ni la haute justification que de tels résultats apportaient à sa vie politique, à sa foi républicaine, ni l’éclat d’une victoire si chèrement achetée, ni la grandeur du moment où le pays se confiait à lui ne l’égaraient. Il savait que de difficiles devoirs et de lourdes tâches l’attendaient, que le pays, encore tout échauffé de la lutte, sortait épuisé de ces cinq années de sacrifices et de deuils ; que son sang avait coulé par toutes les veines, que son sol était creusé comme un cimetière ; que des tâches surhumaines d’ensevelissement et de résurrection l’accablaient, toutes à la fois. Il savait que c’était l’heure du travail désespéré, de la grande privation et de la grande abstinence.

Malgré tout, toujours confiant et encore optimiste en bon Français et en bon républicain, il comptait, pour le relèvement définitif, sur la fortune de la France : 2.000 ans de réussite sont un incomparable réconfort.

 

Dans le dernier spasme d’espérance qui fut accordé à son agonie, Paul Deschanel vit, par une prescience sublime, les jours plus sereins qui attendaient le pays et, avant de tomber, il écrivit cette dernière harangue qu’il ne lui fut pas donné de prononcer et qui reste comme le testament politique de l’homme d’État, allégé du fardeau de la vie. Et son dernier espoir, sa dernière certitude, il l’exprima, pour la France, en ces deux mots : Sécurité, justice.

Justice ! La justice, c’est bien simple : c’est le traité de Versailles ; c’est l’acte qui, à la suite de deux agressions en cinquante ans, a dicté le droit, non seulement le droit de la France, mais le droit de l’Europe, le droit.

Il ne faut pas que l’Histoire oublie jamais où en était la liberté universelle quand la plus redoutable invasion et la mieux organisée, ayant mis le pied sur la Belgique, anéantissait, d’abord, cette première parmi les petites nations. Qu’allaient devenir les autres ? Et que deviendraient les grandes, toutes engagées dans la lutte ?

Charleroi, la Marne, Verdun, la deuxième Marne, Salonique furent les étapes de la lutte qui sauva, à la fois, la liberté du continent et la liberté des mers. Il n’est que justice de ne pas l’oublier : c’est sur le corps de la France que s’est réglé le duel décisif et universel.

Et, si le danger n’est pas totalement écarté, si les positions géographiques et économiques restent les mêmes, si un pays, discipliné, qui n’a pas tout rejeté de la leçon dont il fut bourré pendant un demi-siècle, si ce peuple, divisé encore à l’heure présente en deux partis d’égale force dont on ne peut dire qui l’emportera, se levait soudain, dans un de ces accès de violence et d’ambition si fréquents au cours de son histoire, si, seulement par sa puissance économique, il étendait encore une fois son ombre sur le monde, ou si, rien qu’en se retournant, il étouffait, de son poids, ses plus proches voisins, alors, et songeant à ce Paris si exposé, à la merci d’une étape, à ce pays de Deschanel qui vit tant de fois les lumières du camp ennemi, alors, quel reproche à nous faire si nous nous étions refusés à entendre son dernier cri : Sécurité ! Sécurité !

Oui, la France est sincère dans cette volonté de paix consolidée que ses représentants ont souscrite devant la Société des peuples. Oui, elle tend la main : loyale, elle se confie en la loyauté ; sage, elle croit à la sagesse soudaine de ces adversaires qui lui ont été si cruels. Oui, elle veut la paix.

Mais qu’on ne lui demande pas, pourtant, les gages de sécurité qu’elle détient si on ne lui apporte, en échange, des gages équivalents Qu’elle ne soit pas seule à faire des sacrifices ! Les contre-parties qu’on lui offre en monnayant les risques qu’on lui laisse, ont quelque chose, en vérité, de trop surprenant. Nous n’irons pas, pour quelques sacs d’or que le travail et l’épargne nationale trouveraient, s’il le faut, dans un effort suprême, livrer l’honneur de la France, le sang de nos morts, l’avenir de nos enfants, la liberté de tant de nations fidèles dont nous sommes les légitimes gardiens.

Nous gardons au cœur ton cri de mourant, Paul Deschanel ! Ta vie, commencée dans l’exil, achevée, par un décret impénétrable de la divine Providence, quand elle allait fleurir et se couvrir de ses suprêmes services, ta vie nous laisse cette leçon inscrite par ton éloquence, dans nos cœurs : que la France vive à jamais et qu’elle soit forte et grande pour que règnent dans le monde la justice et la liberté !