Discours sur les prix de vertu 1928

Le 20 décembre 1928

Henry BORDEAUX

DISCOURS

DE

M. HENRY BORDEAUX
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Lu dans la séance publique annuelle du jeudi 20 décembre 1928

 

MESSIEURS,

Sur les tableaux pieux des maîtres flamands que la munificence de quelque fortuné personnage destinait aux églises, aux hôpitaux, aux monastères, le donateur avait accoutumé de se faire représenter au premier plan, afin qu’on n’oubliât pas son geste. On peut l’y voir, généralement gras, luisant, et la mine fleurie, dans une posture qui n’a que l’apparence de l’humilité. Il est peu de donateurs anonymes. Les séances solennelles où l’Académie française distribue, chaque année, ses prix de vertu, m’ont toujours fait penser à ces belles toiles anciennes. Nous y figurons en bonne place, au premier rang, et nous ne sommes même pas les donateurs. A tour de rôle, mes confrères ont occupé l’estrade : je leur succède aujourd’hui. Mais nous avons, pour excuse, de remplir un rôle que nous n’avons pas réclamé, soit par respect, soit par peur de la vertu, soit qu’elle nous intimide, soit qu’elle nous dépasse. Et le premier acte de celui qui est chargé du discours annuel est de courir au secrétariat, pour y compulser les travaux de ses prédécesseurs, afin de s’exciter, de s’entraîner, de s’enflammer par la plus noble émulation.

Ainsi ai-je feuilleté bien des rapports. Au lieu de me contenter de les admirer pour les imiter, j’y ai découvert une méthode. Jules Lemaître, naguère, nous avait donné, pour fabriquer des maximes, une recette aussi infaillible qu’un moule à gaufres. Y aurait-il un art d’accommoder académiquement la vertu Je vous ferai donc part de ma découverte. L’orateur débute par un éloge de M. de Montyon. Éloge plus ou moins long, de plus en plus court. Le nom de M. de Montyon est d’ailleurs symbolique : de même que, dans un coquillage, on entend la mer aux bruits sans nombre, il convient de rassembler en lui les noms des bienfaiteurs nombreux — jamais trop nombreux — qui, après lui, ont légué à l’Académie une fortune à répandre : fondations Broquette-Gonin, Davillier, Saulnier, Fournier-Sarlovèze, Virginie Colombel, Niobé, Honoré de Sussy, etc., etc., et surtout les fondations familiales Étienne Lamy et Cognacq-Jay. Songez que, du temps de Sainte-Beuve (1865), les largesses de l’Académie atteignaient péniblement vingt-cinq mille francs ; que, du temps de Jules Lemaître (1900), elles ne montaient encore qu’à soixante-quinze mille francs, et qu’elles s’élèvent aujourd’hui à cinq millions et demi, dont plus de quatre, il est vrai, proviennent de la fondation Cognacq. Les dons ont augmenté, la vertu aussi. Elle ne sera jamais rejointe.

Après cet éloge des donateurs — de plus en plus court, vous en êtes témoins, — l’orateur prend la liberté d’un petit développement personnel approprié à son caractère où son talent, et dans lequel il aura quelque chance de briller. Paul Bourget, retrouvant l’accord entre la tradition et l’observation, définira la vertu « une production d’énergie bienfaisante » reconnaissable à sa valeur réparatrice, à son pouvoir constructeur. Maurice Barrès, après avoir tracé une esquisse des variations de l’idée de Vertu à l’Académie, conclura par ces mots : « C’est en vain que des aliénés essaient de corrompre nos sources d’honneur et de courage. Si nous devions mourir, ce serait de la sottise de nos gens d’esprit. Mais nous serons sauvés par les simples et les muets. » M. René Bazin trouvera l’explication de la France dans ses actions de sacrifice obscur qui portent une marque religieuse. M. Maurice Donnay définira la vertu par des exemples : « On dit qu’elle est monotone, confessera-t-il ; mais non, ce sont les rapports qui sont monotones. » M. Marcel Prévost, s’irritant, en bon mathématicien, de l’imprécision décourageante du mot « vertu », prendra un plaisir de casuiste à souligner ses contradictions avant d’exalter la bienfaisance. M. Henri de Régnier ira chercher dans de XVIIe siècle qu’il connait si bien, dessus et dessous, une historiette de Tallemant des Réaux sur un certain M. de Bautru qui ressemble à ses personnages, et qui, bien que mécréant, saluait une procession, ce qui lui valut, d’un ami, une allusion ironique à ses relations avec Dieu : « Oui, répliqua ce Bautru, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas. » Notre charmant Robert de Flers, enfin — car il faut toujours finir par clore une liste, — se trouvant trop seul pour mettre en scène la vertu, fit, dans son amour du théâtre, surgir un deuxième personnage, et campa en face de lui M. de Montyon en personne, afin de pouvoir animer l’action par le dialogue.

Un seul de nos confrères s’est refusé le moindre couplet. Il s’est permis d’aborder de front la vertu. C’est peut-être que, seul, il est en familiarité avec elle. Je ne livrerai point son nom à votre curiosité. Sainte-Beuve, dans son rapport, désigna, sans le nommer, le général marquis de Ségur qui, après avoir été l’historien de la Grande Armée, s’était fait à l’Académie l’avocat des pauvres gens. Je ne désignerai pas, afin de ne pas blesser sa modestie, celui d’entre nous qui s’est réservé le même rôle.

Après ce développement où mes confrères, sans le chercher le moins du monde, ont naturellement brillé tour à tour, auquel celui-là seul s’est dérobé, l’orateur entreprend enfin, et rapidement, faute de temps, mais avec beaucoup de bonne grâce et d’émotion même, l’énumération et l’éloge des lauréats.

J’avais pensé qu’il serait piquant de renverser une si belle ordonnance du discours. Mais je me suis vite aperçu que la tradition n’est pas seulement respectable : elle est, pour ainsi dire, imposée par la nécessité. A moins d’en apporter avec soi et sur soi le parfum, il faut créer à la vertu une atmosphère, lui préparer une ambiance, lui peindre à grands traits une toile de fond. Après quoi, elle pourra paraître, même chez nous, sans y être par trop dépaysée. Et me voici donc arrivé, puisque j’ai déjà rappelé — brièvement — M. de Montyon, au petit développement où je dois briller.

Je craindrais fort de ne m’en point tirer tout seul, surtout après l’avoir annoncé, si je ne me rappelais une visite à Assise, qui me vaudra, je l’espère, le secours de saint François. Là, j’ai vu, de mes yeux vu, la Pauvreté, sur la fameuse fresque de Giotto. Elle est symbolisée par une femme vêtue de haillons, mais blanche et claire. Qui donc a soutenu que le blanc n’était pas une couleur ? Les blancs de l’Angelico, du Sodoma, de Giotto resplendissent comme des ors. Cette femme au visage émacié et translucide ne tend pas la main. Elle ne l’offre pas. Jésus la lui prend, et la met dans celle de François qui, grave, sérieux, concentré, regarde sa fiancée avec recueillement. Il ne l’accepte pas d’amour seul, mais de volonté. Des anges les entourent en troupe pressée. Leurs ailes sont de mille nuances, vert et rose dégradés. L’ensemble compose une harmonie où le blanc et l’or dominent. Et l’angle de la voûte contribue à l’impression pieuse de l’œuvre qu’il étire, qu’il effile, qu’il achève en prière. C’est devant cette fresque que Ruskin fut bouleversé et comprit que le sens religieux de Giotto l’élevait, à lui seul, plus haut que tous les interprètes des formes sensibles : les Titien, les Véronèse et les Tintoret. Il revint à Dieu par ce détour de l’art. Et l’art ainsi compris est bien susceptible, en effet, d’inspirer des conversions.

Mais l’art est transposition. Supporterons-nous de contempler la vérité face à face lorsqu’elle nous offense ou nous effraie, et sans le miroir qui la polit ? Personne, pas même saint François d’Assise, ne met sa main spontanément dans celle de la Pauvreté. Il faut que Jésus les unisse. Croyons-nous, depuis le XIV° ou le XVe siècle, avoir diminué, dans le monde, la somme des douleurs, des humiliations et des misères ? Quelqu’un qui était du peuple va répondre à cette prétention de notre temps, qui a le fétichisme du progrès : « Croit-il donc, cet homme heureux, écrivait Péguy avec sa chaleur coutumière, que la bassesse, que la misère, que la détresse de l’homme est devenue moindre ?... Croit-il donc, ce rare génie, que l’humanité soit devenue moins douloureuse ? Croit-il qu’on ait changé le cœur ? Qu’on ait perfectionné le cœur humain ? Croit-il que le père qui voit son enfant malade souffre moins qu’au « quinzième » ? Qu’il ait au moins besoin de la prière et des sacrements ? Croit-il que l’homme qui meurt meure moins qu’au « quinzième », et que l’humanité qui vieillit vieillit moins qu’au « quinzième », et que l’humanité n’ai plus la même capacité, qu’au « quinzième », de détresse et de ce qu’ils nomment neurasthénie ?... Croit-il donc, ce gros capitaliste…, que l’anxiété du pain quotidien ait diminué dans le monde ; et qu’il n’y ait plus autant d’hommes qu’au « quinzième » qui tremblent pour le pain de leur femme et de leurs enfants, et qui tremblent moins, et que, quand nous demandons le pain de chaque jour, et que, quand nous le demandons pour aujourd’hui, nous le demandons d’un moindre cœur qu’au « quinzième ».

Rien ne change, Messieurs, qu’en apparence, dans tout ce qui touche aux choses humaines. Les mêmes épreuves nous attendent. Ne venons-nous pas de traverser la plus effroyable guerre, et n’a-t-elle pas réclamé, de l’homme des tranchées, une endurance, une abnégation, une patience et un courage qui ne se sont pas rencontrés souvent dans l’histoire, et que nous nous hâtons beaucoup d’oublier ? Rien ne change et tout recommence. « Et on recommence même tout le temps, dit encore Charles Péguy. On recommence même toujours. On recommence même éternellement. Il n’y a qu’après le Jugement qu’on ne recommencera pas. Jusque- là, on recommence tout le temps. On ne fait que ça, de recommencer... La naissance même et la mort temporelle recommencent tout le temps (et la famille et la race temporelle, et le labour et les semailles). La tentation, malheureusement, le péché recommence tout le temps. Tout le temps, tous les jours, la prière recommence à demander à Dieu le pain de chaque jour... »

Il me semble que mon développement a été suffisant. Saint François d’Assise et peut-être aussi Charles Péguy m’ont permis de l’escamoter savamment. Il ne me reste donc plus qu’à bousculer, selon la tradition, les noms et l’éloge des lauréats... Eh bien ! non, c’est en vain que j’essaie de me dérober, avec des ironies et des bravades, à l’émotion qui m’étreint. La Pauvreté, dont je n’ai pas cherché la main, dont personne ne cherche la main, a pris la mienne, comme elle avait pris, auparavant, à tour de rôle, celle de mes confrères, pour une heure. Je m’attendais à la trouver glacée, et sa chaleur me brûle. Pauvreté qui est la soumission aux épreuves de la vie, les temporelles et les spirituelles, à l’anxiété du pain quotidien, à la solitude morale, à la maladie, à l’humiliation, à l’abandon, à la vieillesse, à la mort. Pauvreté volontaire qui est le détachement, qui est le sacrifice, qui est le renoncement, pauvreté de celui qui se dépouille et de celui qui reçoit, pauvreté de ceux qui donnent leurs biens, leurs bras, leur cœur, leurs années, leur printemps, leur santé, leurs forces, leur vie. Toutes ces pauvretés unies font une richesse que la plus royale aumône ne peut égaler. Ne parlons donc pas de ce que nous distribuons, mais parlons de tout ce qui va, dans un instant, accroître notre patrimoine de bonté et de beauté, de noblesse, de grandeur, de fierté nationale.

Voici, tout d’abord, le cortège de ceux qui auraient le droit de trembler pour le pain de leur femme et de leurs enfants, parce que ces enfants sont nombreux et composent toute une armée, et qui pourtant n’ont pas tremblé et ne tremblent pas. Voici le cortège de ces pères de famille qu’Étienne Lamy, le premier, a voulu aider et réconforter dans leur tâche, et que la générosité de M. et Mme Cognacq-Jay nous permet d’aller chercher dans chacun de nos départements. « J’épargne des sous pour donner des millions », disait, un jour, le général de Boigne qui fut le bienfaiteur de Chambéry. M. et Mme Cognacq-Jay ont ainsi épargné, à la Samaritaine, pour le transmettre à l’Académie, un capital qui nous permet de distribuer, chaque année, quatre-vingt-dix prix de vingt-cinq mille francs aux familles, de neuf enfants au moins, dont le père n’a pas atteint quarante-cinq ans, et deux cents prix de dix mille francs aux familles, de cinq enfants au moins, dont le père n’a pas encore trente-cinq ans. Distribution dont la liste, difficile à établir, exigerait de nous un effort presque impossible, si nous n’étions aidés — avec tant de conscience et d’ardeur — par nos bureaux passionnément intéressés à régler le flux et le reflux de cette admirable marée vivante, et je suis heureux de leur apporter notre public hommage. Où sont ces pessimistes qui parlent de la désagrégation de la famille en France ? Si quelque chose nous entrave dans cette distribution, c’est l’embarras du choix. Nos préférences nous gênent, car nous voudrions les étendre à toutes les demandes. Comment ne pas constater avec quelque satisfaction que, si, l’an dernier, parmi les deux cents familles dotées d’un prix de dix mille francs, quinze seulement nous offraient six enfants au lieu des cinq réclamés par le libellé du prix, cette année nous en couronnons, et par dizaines, qui en ont sept, et même huit, neuf ou dix.

Ces familles appartiennent à tous les milieux, à toutes les classes de la société, et si les plus nombreuses sont les familles paysannes, nous recherchons volontiers celles des villes, les familles ouvrières ou bourgeoises, parce que l’éducation des enfants y est plus coûteuse et plus méritoire. Voyez ce Louis Charlot, cultivateur à Nuillé-le-Jalais, dans la Sarthe : il paie 94 francs d’impôts, et il a quatorze enfants, dont l’aîné a dix-huit ans, et le plus jeune douze mois. Le courage dans la vie, et le travail jusqu’à l’épuisement des forces, sont pour lui une habitude de race, car ses deux frères ont, l’un quatorze enfants comme lui, et l’autre treize. Que ne peuvent-ils recevoir trois prix Cognacq ? Mais que direz-vous de cet autre rapport sur Jules Rollin, fermier à Mézière-sur-Arnance, dans la Haute-Marne, lui aussi père de quatorze enfants : « L’intérieur des époux Rollin, dit le rapport, est un modèle de vie de famille où règnent : le travail, l’ordre, la simplicité et l’entente la plus parfaite. Une belle-sœur vient de mourir, laissant quatre enfants : les époux Rollin prennent avec eux, sans hésitation, les deux plus jeunes. » Ainsi, les Pauvres gens de Victor Hugo sont-ils dépassés. Samuyllo est marchand des quatre saisons à Vincennes, mais il doit souvent interrompre son travail, car il a été gazé. Avant la guerre, il était plombier-couvreur : il a dû renoncer à ce métier. La vie est dure, il a douze enfants. Mais il est soutenu par sa femme. Tant de femmes, en France, savent soutenir : « La maman, très courageuse, douce et enjouée, gouverne sa maison sans jamais se plaindre. Mais quel pauvre logis ! Deux pièces seulement, sur une cour, au rez-de-chaussée, orientées au nord : pas beaucoup d’air, jamais de soleil. Tout est propre, cependant, et bien tenu. Les enfants sont unis, bien élevés, et les plus grands s’occupent des plus jeunes, les gâtent même quand ils le peuvent. » Laurent Olympe est ouvrier d’usine à Rupt-sur-Moselle, dans les Vosges : il a eu seize enfants ; il lui en reste quatorze. Cette lourde charge ne lui a pas suffi, et ne séparons pas de lui sa compagne : ils ont encore soigné des parents malades jusqu’à leur mort. Y a-t-il donc une sorte d’exaltation du sacrifice et du dévouement dans certaines familles ? De même, ce Joseph Mérique, terrassier à Plancher-les-Mines, dans la Haute-Saône, ne se contente pas d’élever douze enfants : il assure l’existence de sa mère, de sa sœur aînée, malade, et de ses deux nièces orphelines ; il prend à sa charge un beau-père âgé. Et il paie 11 francs d’impôts. Comment fait-il ? Pour améliorer son salaire ; il s’emploie à toutes les besognes. Quand se repose-t-il ? Inclinons-nous devant de tels prodiges. Nous en rencontrons, ai-je dit, dans toutes les classes. M. Baillot est architecte à Solesmes, dans le Nord. Capitaine du génie pendant la guerre, il est titulaire de trois belles citations. Mais n’a-t-il pas droit à une quatrième citation civile ? Il élève dix enfants, et il les élève bien. Or, il ne paie aucune imposition. Le ménage ne vit que de son travail. Quand se bâtira-t-il à lui-même une maison ? Ne séparons pas, des pères, les mères de famille, et même admirons-les davantage. Le foyer, c’est la mère. Elle en est l’ordre, la raison, la sagesse, la joie, la lumière. Elle met deux fois au monde ses enfants, quand elle leur donne la vie, et quand elle en fait des garçons, courageux et d’honnêtes filles. Sa force intérieure est parfois visible, et la pare d’une seconde jeunesse. Sur les naïves photographies qui nous sont envoyées et où toute la famille s’est gauchement groupée, il arrive que nous ayons quelque peine à distinguer la mère des filles aînées, tant la douceur et l’énergie maternelles ont su résister aux atteintes de l’âge, malgré les soucis et les fatigues, et n’est-ce pas une leçon pour toutes ces belles madames qui croient reculer la vieillesse en ne s’occupant que des soins de leur personne ?

A feuilleter ces dossiers des candidatures aux prix Cognacq, on a l’impression d’ouvrir l’armoire aux trésors de la France. Ces dix, douze, quinze enfants qu’elles nous présentent, ce fut notre force dans la guerre, et c’est aujourd’hui notre avenir. Le commentaire dont la demande est accompagnée rappelle ces livres de raison où laboureurs et artisans de la France d’autrefois s’enorgueillissaient de leur lignée, malgré les lourdes charges. Tel père, simple journalier, par exemple, termine ainsi le récit de sa dure existence « Nous sommes entrés en ménage (lui à vingt, trois ans, sa femme à vingt ans) avec, pour toute fortune, de la jeunesse, de l’amour et la volonté de travailler. Nous avons eu quatorze enfants, dont douze vivants. Il a fallu se priver pour eux. Le bonheur de les voir rassasiés nous suffisait et nous suffit encore. Travail acharné, privations de tous les jours, pendant vingt ans ; jamais aucune douceur, aucun extra du côté de la nourriture, boisson et vêtement, tel a été mon lot et celui de ma femme. Mais aussi nous sommes satisfaits d’avoir créé et bien élevé une belle famille. » N’est-ce pas là un magnifique langage ?

Cependant, les dossiers ne sont pas la vie. Comme le dit la Princesse Lointaine d’Edmond Rostand, quand elle monte sur la galère de Geoffroy Rudel, le pauvre troubadour mourant, et qu’elle est toute surprise de l’exaltation des matelots et de la flamme que fait briller le génie jusque dans la mort ;

Oh ! tout ce qu’on nous dit... Rien... Il faut venir voir.

Il faut voir. J’ai vu. Plus d’une fois, je suis allé porter la bonne nouvelle aux familles de mon pays de Savoie qui recevaient un prix Cognacq. Et chaque fois, presque étonné, j’ai recueilli de ces mots à la Corneille qui résument l’esprit et la vertu d’une race. Ici, c’est un chef de famille qui me dit simplement, devant sa multitude d’enfants : « Les nourrir, on y parvient. Mais il faut les élever. » Les élever ? en faire d’honnêtes gens. Là, cet autre m’explique : « Alors, vous comprenez, quand j’ai vu qu’il en venait toujours, eh ! bien, j’ai bâti... » Il a dit « J’ai bâti » avec un accent d’autorité, comme le général Mangin qui, prenant à Verdun le commandement du secteur où les Allemands s’acharnaient et progressaient, répondait à cette question « Qu’allez-vous faire ? » : « Attaquer. » C’est sa manière, à lui, d’attaquer le destin. Il a bâti, car il a quinze enfants à loger, quinze enfants qui s’échelonnent de dix-huit ans à treize mois, tous bien portants, vigoureux, les yeux clairs et la bouche prompte à s’ouvrir quand c’est l’heure de la soupe.

Cet autre, comme je lui demande s’il n’a jamais été inquiet devant tant de bouches à nourrir, me répondra en riant : « Jamais. Le proverbe dit : après la pluie, le beau temps. Quand il pleuvait, j’attendais le soleil. Il est toujours venu. Et il vient aujourd’hui. » Je lui pose alors cette question : « Qu’allez-vous faire de tout ce magot ? » Ce qu’il va en faire, je m’en doute bien. Par le miracle de sa femme, la maison, qui n’est pas grande, est bien tenue. Mais je ne me doute pas de ce qu’il va me dire. Il a cligné de d’œil en regardant la mère de famille* : « Ce que je vas en faire ? Le remettre à Madame, pour qu’elle s’achète une paire de culottes. » Il reconnaît sa supériorité, mais il n’abdique pas la sienne, qui est dans son humeur.

Un autre encore, m’expliquant son refus de placer ses enfants en ville, chez les autres, ajoutera, sans y prendre garde, cette parole profonde : « Parce que, dans les places, chez les autres, l’amitié des parents se perd. »

En labourant leur champ ou maniant leurs outils, ces paysans, ces ouvriers ont réfléchi à bien des choses. On vient s’instruire chez eux. Les pères de famille, disait encore Péguy, ces grands aventuriers du monde moderne... » Comme le mot est juste ! Tandis que la plupart des gens hésitent, calculent, se défient, économisent ou se restreignent pour mieux accommoder l’existence à leur gré, ils sont quelques-uns qui, sans tant de souci ni d’égoïsme, ont l’audace de créer. Quand les autres ont peur de la vie, ils portent une main hardie sur l’avenir. Chez tous ceux que j’ai vus, j’ai reconnu ce caractère de hardiesse, de courage et aussi de bonne humeur. Villiers de l’Isle-Adam disait que les hommes austères ne devraient pas avoir d’enfants. Pour donner la vie, il faut l’aimer. A cet amour de la vie se reconnaissent les vrais fondateurs de race.

Encore ne suffit-il pas que nous les mettions à l’honneur une fois l’an. Ne pouvons-nous souhaiter que, de cette coupole, s’envole, comme une colombe portant le rameau d’olivier, un vœu adressé au Parlement ? Il est vrai que le Parlement ne nous écoute guère, et que le suffrage universel paraît brouillé avec les élites, si l’on en juge par les dernières élections législatives où presque tous les membres de l’Institut qui avaient eu l’audace de solliciter les suffrages ont mordu la poussière sans hésitation, sinon sans murmure. Qu’il me soit permis néanmoins, même sans grande illusion, de plaider la cause, beaucoup trop oubliée et pourtant vitale, de la famille. Pourquoi ne pas admettre ce vote familial, si légitime, qui assurerait la représentation des enfants, et dont il est question de temps à autre, comme d’un fantôme à éloigner ? Et ne conviendrait-il pas d’entreprendre, dans notre titre des successions au Code civil et dans la gradation des droits successoraux, les révisions et les réformes qui, en assurant la transmission du patrimoine familial, favoriseraient ce développement de la famille qui se confond avec celui d’une nation dont le territoire agricole et les merveilleuses colonies seraient bientôt livrés à la main-d’œuvre étrangère, si nous ne prenions pas les mesures propices à la natalité. Que serait notre pays, si les simples et les muets dont parlait Barrès ne corrigeaient, rien qu’en travaillant, peinant et vivant, les complications et les bavardages des, partis qui, dans leurs querelles, n’oublient que l’essentiel : la durée de la France ?

 

Querelles de partis, voilà ce qu’ignore la bienfaisance. Elle jette un pont entre les classes sociales qui, se connaissant, perdent une méfiance savamment entretenue par des profiteurs. Le communiste représente trop souvent, aux yeux de cette petite classe qui s’appelle le monde, une sorte d’épouvantail, un maniaque de la destruction. Le riche, pour les quartiers pauvres, c’est une sorte d’individu tout en or, qui fait la fête sans arrêt, se gorge de champagne et entretient un harem de danseuses. Parmi les Œuvres que récompense cette année l’Académie, il en est qui précisément ont pour but de les mettre en présence. Telle l’œuvre de Charonne. Entre le cimetière du Père-Lachaise et Vincennes, au delà de la Bastille et du faubourg Saint-Antoine, le quartier de Charonne étend ses maisons basses et ses immeubles lépreux. Autrefois, c’était, aux portes de la capitale, un petit village où saint Germain rencontra sainte Geneviève. De ses origines lui est demeuré un air vieillot et provincial. Aujourd’hui, c’est un des quartiers les plus misérables de Paris. J’ai visité quelques logements dans des passages étroits, mal aérés — appartements bas et obscurs, hôtels meublés aux chambres quasi fangeuses et j’en suis sorti écœuré. Toutes les habitations, certes, ne sont pas aussi honteuses, mais qu’il y ait encore de tels taudis, cela donne à réfléchir. Il faut avoir vu des familles de trois, quatre enfants, parfois davantage, entassées dans une ou deux chambres, pour connaître les dessous de notre société. Lequel d’entre nous, né là-dedans, élevé là-dedans, ne risquerait pas de devenir communiste ? Que nous font, en définitive, les sottes querelles de partis, quand il y a tant de réformes sociales à entreprendre et qui, pour être menées à bien, exigent l’accord et le travail de tous ? Or, un jour, deux jeunes filles — que n’ai-je le droit de citer leurs noms, dont l’un, surtout, est célèbre ? mais n’ont-elles pas rendu célèbres, dans le quartier, leurs simples prénoms : celle-ci, on l’appelle Mme Marie — vinrent à Charonne visiter les pauvres. Et cette visite leur prit le cœur au point qu’elles ne voulurent plus s’en aller. Voici vingt ans qu’elles y reviennent. Qu’y rencontrent-elles ? Un peu de tout. Des apaches, mais « les apaches sont si polis, m’assure Mme Marie ; ils ont même une chevalerie à eux ». Des unions libres sans nombre, et telle femme, mère de sept enfants, ne va-t-elle pas se vanter de les avoir eus tous de pères différents ? Mme Marie m’assure que tous ses clients composent la meilleure population du monde. « Ce sont les pauvres, me dit-elle, qui nous donnent sans cesse des leçons de charité. Je visitai récemment une famille de sept enfants entassés dans deux chambres et un cabinet noir. A mon vif étonnement, j’y trouvai, en plus, un jeune ménage avec un bébé. « Vous avez une visite, dis-je à la mère. — Oh ! non, nous avons trouvé ces petits dans l’embarras. Leur propriétaire les avait mis à la porte. Alors, nous les avons ramenés. Il faut leur donner le temps de trouver un logement. » Telle est l’admirable solidarité populaire.

En vingt ans, qu’ont accompli ces jeunes filles venues un jour à Charonne ? Elles ont recruté, dans leur milieu du monde, trois cents volontaires, hommes ou femmes, qui s’unissent et tiennent toujours leurs promesses. L’un donne une semaine, l’autre un jour. Les étrangers, qui si souvent traitent à la légère la soi-disant légèreté de la Parisienne, se doutent-ils que telle femme élégante, qu’ils croient accaparée par les frivolités, a pansé, le matin même, des cancéreux, ou soigné des tuberculeux Ajoutez vingt-six médecins qui donnent gratuitement leurs soins. Des polytechniciens, des employés de banque qui ont travaillé toute la semaine, viennent passer le dimanche avec les jeunes gens du quartier, les distraire, les instruire, sans compter les cours du soir faits par des professeurs aux ouvriers. Tous ces concours sont gratuits. J’ai visité, sous la conduite de Mme°Marie, les œuvres de Charonne. C’est une usine de charité. Au delà du viaduc de la Croix Saint-Simon, sur lequel passe le chemin de fer de Ceinture, s’étale un terrain de 3.000 mille mètres carrés, qui était un ancien verger. Les deux jeunes filles, venues il y a vingt ans, avaient commencé par ouvrir un petit dispensaire. Maintenant, elles en ont bâti un grand, avec tout le confort et le perfectionnement modernes, où passent d’innombrables malades. Deux mille tuberculeux sont ainsi soignés, Ajoutez un hôpital de quinze lits auquel on vient d’annexer une autre pièce avec cinq lits pour les cancéreux. Car ces dames ont entrepris la lutte contre le cancer, sous la conduite du Dr Proust, le frère de Marcel Proust. En outre, un préventorium d’une trentaine d’enfants a été ouvert dans un grand jardin. Il y a encore une crèche qui reçoit, chaque jour, une cinquantaine de bébés. Et puis, un cercle de femmes à qui l’on donne du travail à domicile, un patronage de jeunes ouvriers, une école du soir sous la direction d’élèves de nos grandes écoles. Que de chemin en vingt ans ! « Vous ne savez pas, me dit encore Mme Marie, comme il est facile de les prendre (les, ce sont ses clients). Il n’y a qu’à les aimer. Et tenez, ils sont un peu snobs. Ils désirent que nous soyons bien habillés. Ils ne goûtent pas l’excès de simplicité. Ils adorent les titres, comme dans les romans-feuilletons. L’un d’eux ne me disait-il pas : « Un comte, n’est-ce pas, c’est plus qu’un marquis ? Le marquis de l’autre jour, j’ai bien vu, relève, pour s’asseoir, les pans de son habit, tandis que M. le comte, lui, il s’asseoit dessus. » Ils croient au merveilleux. Ils attendent toujours un événement extraordinaire. Et, en attendant, ils supportent bravement leur dure vie. » Oui, Madame Marie, ils supportent bravement leur dure vie, mais c’est aussi un spectacle d’une beauté non pareille, celui d’un visage de femme, même si la jeunesse commence à s’en retirer, tout resplendissant de la divine flamme de charité.

Ah ! que la bienfaisance maintienne étroitement ce contact si nécessaire entre les différentes classes sociales que la société anonyme, se substituant au patronat, risque trop souvent de détendre ! Le temps m’est trop mesuré pour que je puisse faire sa part à chacune des œuvres admirables couronnées par l’Académie, et je m’en excuse. Il m’a paru préférable de faire toucher du doigt le miracle humain de l’une ou l’autre. La Ligue nationale contre le taudis, dont Mme Georges Leygues est la présidente après en avoir été la fondatrice, a entrepris la plus belle lutte sociale. Quand vous vous promenez dans Paris et que vous voyez éventrer tout un quartier comme celui de Passy, dont les murs jetés bas livrent le secret de ces retraites profondes, de ces jardins exquis et embaumés, si chers, quand il vivait, à mon ami René Boylesve, qui, demain, seront saccagés et remplacés par des montagnes de pierre, quand vous constatez, sur tous les points de la grande ville, cette fièvre de bâtir qui remplace les anciens immeubles trop bas et mai distribués, par d’immenses caravansérails où aucune place est perdue, vous songez du moins que tout le monde sera logé. C’est la seule compensation qu’on puisse entrevoir à la suppression de tout pittoresque et de toute diversité. Vous vous trompez : il y a des gens qui ne trouvent plus à se loger, et ce sont tous ceux qui ne peuvent payer que de petits loyers. Les immeubles que l’on construit ne leur sont pas destinés. Par contre, le nombre des hôtels meublés augmente. Et c’est pourquoi l’on voit des familles ouvrières, après avoir traîné, comme elles pouvaient, leurs méchants meubles de taudis en taudis, tomber en hôtel, pour employer la forte et douloureuse expression de l’un de leurs défenseurs. Elles se débarrassent de leur mobilier qui les gène, et comment le rachèteraient-elles jamais ? Les voilà perdues, obligées de s’entasser dans une seule pièce pour payer moins cher, livrées aux plus infâmes promiscuités, n’ayant plus de foyer et destinées à rouler de plus en plus bas. Que deviendront ces petits garçons, ces petites filles dont l’enfance n’aura connu que le plaisir de la rue ? Une œuvre comme la Ligue contre le taudis construit, du moins, des maisons pour les familles nécessiteuses. Actuellement, elle achève de bâtir, à Orly, une cité-jardin qui sera un modèle de maison sociale, avec dispensaire, coopérative, bibliothèque, salle d’opération pour les cas urgents, dortoir pour les enfants contagieux, salles de bains et de douches. Ce ne sont là que des palliatifs, mais combien précieux, aux maux occasionnés par les mauvais logements. Là encore, nous réclamons un accord des partis pour un travail de réforme qui s’impose.

Cet abbé Rudynski, ancien aumônier du 20corps, où il fut décoré par le général Balfourier, a voué sa vie à la préservation et à la formation des jeunes ouvriers. Il a créé, rue de la Chapelle, un atelier d’apprentissage mécanique où il prépare, à la vie pratique et au perfectionnement des métiers manuels, près de deux cents enfants qui viennent chez lui à 13 ans et qui, après trois ou quatre années, sont des ouvriers accomplis, adroits et sains de cerveau, recherchés par les grandes firmes et les grandes compagnies. Cependant, la classe ouvrière n’est pas seule aujourd’hui à connaître les difficultés du sort. L’œuvre de la Miséricorde en faveur des- pauvres cachés de la Ville de Paris a pour mission de secourir ceux qui dissimulent leur misère par pudeur, par fierté, par noblesse. Fondée en 1822 par Mlle du Martray, avec l’appui de Mgr de Quélen, archevêque de Paris, elle s’en va partout, s’informant, montant les escaliers, jamais découragée, à la recherche de ces malheureux qui, d’une position élevée ou aisée, sont tombés dans la pauvreté. On les appelait autrefois, improprement, les pauvres honteux. On les nomme, aujourd’hui, les pauvres cachés. Les bouleversements de ces dernières années ont augmenté leur nombre et rendu plus actuelle et plus bienfaisante l’œuvre de la Miséricorde. De même, l’Entr’aide, à Lyon, vient en aide aux éprouvés de la guerre ou de la vie moderne, avec ses sections de travail, de placement, d’aide familiale, de soins aux malades, d’éducation, etc.

L’aide sociale la plus efficace est encore celle qui recueille, nourrit, fortifie, élève les enfants orphelins, abandonnés, délaissés ou malades. L’Académie, qui a couronné les Charité maternelle d’Orléans et de Chesnaye en Seine-et-Oise, pour le secours des femmes en couches dans les milieux ouvriers, a récompensé un grand nombre de ces œuvres d’enfance à Paris et en province : l’Orphelinat des jeunes filles d’Orléans, l’Orphelinat de Gigny, l’Orphelinat des médaillés militaires, l’Orphelinat protestant des jeunes filles de Marseille, l’Orphelinat Saint- Joseph de la Providence à Limoges, l’un des plus anciens, puisqu’il fut fondé en 1651 par dame Marcelle Chambon, sous l’épiscopat de Mgr de Lafayette, et qui fut approuvé successivement par Louis XIV, Napoléon et la République, en sorte qu’il fait le trust des gouvernements ; l’Orphelinat des petites Marthes à Gouvion, dans l’Oise ; l’Orphelinat des petits travailleurs de Lacépède près d’Agen, qui forme de bons agriculteurs et les enracine dans ce Lot-et-Garonne où il a fallu déjà trop souvent faire appel au travail étranger ; l’œuvre de la Protection de l’enfance à Saint-Servan, pour le sauvetage des victimes de la mer ; l’Orphelinat Saint-Joseph à Condé-sur-Noireau, dans le Calvados ; la Colonie de vacances de Wimereux, créée en 1920 par Mlle Gabrielle de Bryas, pour donner l’air et l’eau de la mer aux petits étiolés de Paris ; l’Orphelinat d’Élancourt, par Trappes (Seine-et-Oise), qui reçoit quatre cents enfants, et qui doit sa fondation et son essor à un saint prêtre, l’abbé Auguste Méquignon, et à une sœur de Saint-Vincent-de-Paul, la sœur Gabrielle. Et d’ailleurs, derrière toutes ces petites têtes d’enfants recueillis et choyés, à qui le foyer paternel détruit ou inexistant a été rendu ou donné, voyez passer des cornettes, grandes ou petites, surtout de grandes, et penchez-vous pour voir par-dessous ces visages cachés de religieuses qui ne veulent pas être reconnus.

De toutes ces œuvres d’enfance — et il en est d’autres encore : Œuvre parisienne des jeunes convalescentes, Preventorium Bon Accueil, le bien nommé, à Andenos-les-Bains, dans la Gironde ; Société de la Ruche pour habiller les enfants des familles nécessiteuses et nombreuses, etc., — fidèle à ma méthode, j’en détacherai deux pour en chercher le cœur : l’École Saint-Michel-en-Préziac, dans le Morbihan, et les Petites filles pauvres. Le but de l’École Saint-Michel est de prendre, à Paris ou en province, des enfants délicats, fils d’alcoolique ou de tuberculeux, de les rétablir, de leur donner de la santé, de les instruire, de leur apprendre un métier et d’en faire d’honnêtes gens. On leur apprend l’agriculture, l’horticulture, la mécanique, la menuiserie, la forge, l’imprimerie, la cordonnerie, la boulangerie, etc. L’Office central des œuvres lui envoie les enfants les plus abandonnés et les plus malheureux, tels les enfants de cet assassin dont personne ne voulait et qui font merveille à Saint-Michel. L’œuvre avait été fondée en 1898 par Mme Jules Lebaudy, qui la faisait vivre, et qui mourut en 1917 sans avoir assuré son avenir. Fallait-il la fermer ? Un vieux parisien, bien connu dans les annales de la charité, M. Marcel Guillet, qui avait déjà fondé une maison d’enfants à Vaucresson et un préventorium au Havre, la reprit à son compte. Elle vit, mais il faut l’aider. On trouve toujours, à l’origine ou dans le développement d’une œuvre, le cœur ouvert d’un homme ou d’une femme.

Ainsi rencontre-t-on l’intendant général Roux de Montlebert, qui, en 1894, réorganisa l’œuvre des Petites filles, mendiantes ou moralement et matériellement sans ressources, recueillies dans la Ville de Paris et le Département de la Seine. C’était le temps des longs titres. Aujourd’hui l’on simplifie ; aujourd’hui, elle s’appelle l’œuvre des Petites Filles pauvres. Elle consiste dans la création d’asiles où l’on reçoit gratuitement ces enfants, à partir de quatre ans ; on les y garde jusqu’à dix-huit, on les prépare à gagner honnêtement leur vie, comme ouvrière à l’aiguille, blanchisseuse, repasseuse, lingère, etc. Dès que le travail produit quelque chose, on met ce quelque chose de côté pour leur amasser un petit pécule au moment du départ pour la vie. D’où viennent-elles ? Enfants illégitimes, que leur mère, abandonnée, ne peut nourrir. Enfants de ces ménages divisés qui ne sont que luttes et querelles. Enfants de ces ménages désunis dont l’un des deux, le mari ou la femme, s’est tout à coup retiré pour s’en aller ailleurs, et généralement pas seul. Depuis la guerre, le nombre de ces mauvais ménages a augmenté. Il semble que les puissances de volonté aient diminué et que toute gêne dans le désir ou la passion soit tenue pour intolérable. Ainsi, les drames qui se jouent autour de l’enfant se sont-ils multipliés. De ces enfants, l’œuvre des Petites Filles pauvres prend une centaine et les répartit en deux asiles, l’un rue de la Santé et l’autre à Arcueil. Ce sont des religieuses franciscaines qui s’en occupent. Il n’y a pas de place pour en recevoir davantage, pas de place et pas de ressources.

Et pourtant, la directrice, la mère Lydie, a le cœur tout saignant s’il lui faut refuser une petite fille faute de place ou faute d’argent. Un soir, elle avait dû refuser ainsi une fillette de dix-huit mois que lui apportait une grande femme à l’air fatigué. « On ne les prend, ma pauvre femme, qu’à l’âge de quatre ans. — C’est bien, c’est bien, je m’en vais... Mais la mère Lydie, quand elle fut seule, se tourmenta : « Cette femme avait tant de désespoir sur la figure... » Elle court après elle, la ramène et entend son histoire. Un bon ménage pendant quatorze ans ; puis, le mari parti avec une autre femme, après avoir dévalisé le petit appartement. Il y avait trois enfants. Les deux aînés, elle avait pu les placer. Mais le troisième, personne n’en voulait. L’œuvre des Petites Filles pauvres était sa suprême ressource, après trois jours de rebuffades. Et voici qu’on la renvoyait ; elle allait perdre la place qu’on lui offrait aux Usines Renault. « Attendez, ordonne la mère Lydie, vous allez manger, et je réfléchirai. » Elle fait apporter de la soupe à la mère, du lait à l’enfant, arrange elle-même une corbeille à lessive et conclut : Laissez-la moi, je la garderai dans ma chambre. »

Mais le père, ayant appris où était sa fille, vient à l’asile avec l’autre femme. « Je veux la voir. — Vous, oui, mais pas elle. » Il s’attendrit sur la petite. La mère Lydie lui adresse des reproches. On ne quitte pas les siens comme ça. « J’aime bien mes enfants, avoue-t-il, et je n’ai rien à redire à ma femme. » Puis, timidement « Est-ce que je pourrai revenir ? — Sans doute. » Au bout de deux ou trois visites, la mère Lydie s’arrange pour que la venue du père coïncide avec celle de la mère, et elle parvient à les réconcilier. « Mais prenez la petite », ajoute-t-elle. La petite qui les a réunis, c’est elle qui les gardera.

Voilà une histoire entre mille autres. La bienfaisance n’est ainsi qu’une suite de belles histoires, une légende dorée. Nous n’osons plus écrire la légende dorée,

Après les œuvres d’enfance, voici les œuvres de la jeunesse. L’Association internationale pour la protection de la jeune fille a été fondée à Fribourg, en Suisse, en 1897, par Mme de Reynold et la baronne de Montenach. Elle rayonne aujourd’hui dans trente-cinq pays. Parmi tant d’échecs internationaux, c’est un succès à faire envie à la Société des Nations de la belle Genève à demi éveillée au bord de son lac, dans l’attente de l’amour et de la fraternité universels. Elle avait, tout d’abord, pour but principal, de remédier au danger du voyage. Le voyage, c’est aujourd’hui la grande tentation. Nous sommes au temps de l’agitation perpétuelle et du déracinement. Alors, elle entreprit d’arrêter dans les campagnes le flot montant des voyageuses, et de les retenir au foyer, ou tout au moins de recréer dans les villes un foyer pour les vagabondes. Ainsi, l’Association catholique de la protection de la jeune fille, à Saint-Etienne, groupe-t-elle les jeunes campagnardes que l’industrie du ruban attire dans la ville. Une sainte femme, Mlle Girard, les attire, les garde, les marie, les réconforte.

C’est encore une femme, une jeune maîtresse de dessin, Mme Marguerite Mignard, qui a fondé, avenue de Versailles, à Paris, le Foyer temporaire pour ses sœurs de labeur : artistes, professeurs, institutrices, afin de leur offrir un abri quand le chômage les priverait momentanément de ressources. Elle avait traversé les épreuves de la vie : des aptitudes rares, sans doute léguées par son ancêtre, le peintre Mignard, le portraitiste de Molière, lui avaient permis d’en triompher ; alors, elle avait songé à ses sœurs moins favorisées. Elle mourut prématurément en 1915, et dans son testament, où elle tentait d’assurer l’avenir du Foyer temporaire, elle écrivait : « Je supplie les personnes qui continueront mes œuvres, de leur conserver l’esprit d’amabilité, de douce liberté, de joie, qui sont le caractère distinctif que le bon Dieu y désire... » Ses vœux ont été exaucés, et son œuvre continue son action bienfaisante.

La jeunesse masculine a besoin, elle aussi, d’être accueillie et gardée. Les méthodes, pour elle, sont différentes, mais le but est le même : lui offrir, à défaut de la famille perdue ou absente, un foyer, ou la préparer aux difficultés, aux luttes de la vie. Ainsi, l’Académie récompense-t-elle tour à tour le Sanatorium des cheminots destiné à recevoir les employés tuberculeux, leur femme, leurs enfants ; la Réunion militaire du Gros-Caillou, fondée par cet admirable général Canonge qui, professeur à l’École de Guerre, prépara des générations d’officiers, et qui, trop âgé pour prendre part à la Grande Guerre — il s’était déjà battu à Magenta et à Solférino — la voulut, du moins, raconter, et ne cessa de travailler et de faire le bien jusqu’à sa mort à 90 ans, et administrée aujourd’hui par M. Henri Biré qui en est l’âme et dont l’influence sur les jeunes soldats s’exerce à la fois par sa bonne humeur et par son culte du devoir ; la Maison de famille du marin et du soldat, à Toulon, si connue, si aimée de tous les marins — quinze cents visites par mois — qui, loin du pays natal, y trouvent accueil entre deux escales ou après leur service, et à qui l’aumônier, le chanoine Revel — un nom connu dans ma Savoie natale, — consacre ses forces et sa santé jusqu’à l’épuisement. J’ai réservé pourtant, afin de vous en parler plus longuement, la Fédération gymnastique et sportive des Patronages de France, parce que son histoire est encore une de ces belles histoires dont le récit convient à un romancier. Elle est l’œuvre d’un homme qui fut un mélange de Frédéric Ozanam et d’Albert de Mun, un chrétien et un patriote : le docteur Paul Michaux.

M. Paul Michaux est un lorrain dont la famille quitte Metz après 1870 et l’occupation allemande. Le voilà tout déconcerté dans Paris. Il a 18 ans, il est un brillant élève, mais la science ne lui suffit pas. Il a une âme ardente, que le départ du pays natal a laissée nostalgique et désolée. Le hasard veut qu’il entre, alors, dans un patronage ouvrier des faubourgs de Paris. Il y revient, il s’intéresse à ces jeunes gens, il se lie avec quelques-uns d’entre eux, il les suit dans leurs logements — leurs tristes logements, — leur existence quotidienne ; leurs goûts, leurs idées. Il s’aperçoit de tout ce qui leur manque matériellement et moralement. Et il se promet de leur venir en aide, non pas en petit, dans le détail, mais en grand, par le but collectif. C’est ainsi que se découvrent les vocations : Albert de Mun, Frédéric Ozanam sont partis d’une observation pratique aussi bien que d’un élan généreux.

Pendant vingt-cinq ans, tout en suivant sa carrière, il ne cesse, chaque dimanche, de se rendre aux patronages, d’en partager les jeux et les exercices, de contribuer à y répandre la bonne parole et le bien-être physique. Il se rend compte de l’utilité du sport, comme il reconnaît la force de discipline de la vie religieuse. De ces deux forces, il composera un faisceau unique. En 1898, enfin, après cette longue et minutieuse préparation, il fonde cette fédération dont l’article premier des statuts est ainsi rédigé : « Développer, par l’emploi rationnel de la gymnastique et des sports, les forces physiques et morales de la jeunesse ouvrière, et préparer ainsi au pays des générations d’hommes robustes et de vaillants soldats : » Peu à peu, assez vite, l’œuvre s’étend, gagne la France entière. Elle compte aujourd’hui, après trente ans, 61 unions régionales, 2 100 sociétés, plus de 350 000 membres actifs. La guerre lui fut cruelle, mais, en même temps, témoigna de sa bienfaisance, car 110 000 de ses membres furent mobilisés, et sur ces 110 000 — proportion considérable — 25 000 furent tués et 40 000 furent blessés. Il est des statistiques aussi belles que des poèmes. Le docteur Paul Michaux, chirurgien des hôpitaux de Paris, a reçu la croix de la Légion d’honneur, des mains du maréchal Foch. Son œuvre tout entière, son œuvre féconde et précieuse, était décorée en sa personne.

La Fédération a, depuis la guerre, perfectionné son organisation, sous l’impulsion de son président général, M. François Hébrard. Elle a aujourd’hui ses bureaux centraux à Paris ; elle est reliée à l’Association catholique des Scouts de France, en sorte qu’elle plonge, par là même, jusque dans la première jeunesse ; elle organise, enfin, ces concours où elle fait le public juge de ses efforts en lui offrant la vision de la belle jeunesse de France. Au concours de Metz, en 1920, elle met en ligne 7 000 gymnastes. En 1921, à Strasbourg, le nombre est plus que doublé sur l’immense esplanade où l’empereur Guillaume passait en revue les troupes allemandes. A Paris, en 1923, on put voir le défilé de 28 000 jeunes athlètes et de 600 drapeaux montant l’avenue des Champs-Elysées jusqu’au tombeau du Soldat inconnu. Cette année, la ville choisie fut Verdun, dont les deux syllabes résument notre endurance et notre énergie. Dans les Riesebilder d’Henri Heine, le tambour Legrand, rien qu’avec ses roulements, tantôt lents et tantôt pressés, évoquait tout l’épopée impériale. Ces cadences entraînantes, c’était Austerlitz ; cette marche rapide, Iéna ; mais la mélopée grave, pour laquelle les baguettes, trop souvent levées, ne s’abaissaient qu’avec une lourde tristesse, évoquait la pathétique retraite de Russie. Aussi faudrait-il un clairon pour sonner Thiaumont et Fleury, le Mort-Homme et 304, Douaumont et Vaux. Et ce clairon pourrait se contenter d’un refrain monotone — un couplet pour la douleur, un autre pour le triomphe, — mais il devrait alors lui donner tant d’ampleur qu’il remplirait le monde. Car le nom de Verdun a rempli l’univers, en effet, de la souffrance et de la gloire de l’armée française.

Mais que la jeunesse nouvelle, en visitant ces lieux désolés, déjà parés, par la nature, d’une verdure fraîche, ne s’attriste pas. La France, par elle, se renouvellera et demeurera, si cette jeunesse y veille, le pays où il fait bon vivre, pourvu qu’on ne vienne plus l’envahir.

D’autres œuvres d’influence et d’éducation, le Cinéma à la campagne, la Mission catholique universitaire, etc., ont été récompensées par l’Académie. Je ne vous parlerai plus que de celles qui font rayonner, hors de France, hors d’Europe, notre civilisation et notre bienfaisance. La Mission des Pères bénédictins à Bâalbek, en Syrie, reçoit les jeunes gens chrétiens et musulmans et s’applique à détruire les barrières qui les séparent. Bâalbek, pour nous qui l’avons visitée, est demeurée, dans notre imagination, l’oasis des six colonnes du Temple de Jupiter, pareilles à des êtres vivants, aussi belles que des femmes, et mieux qu’elles, malgré tous leurs artifices modernes, parées de lumière. Mais Bâalbek est encore la reine d’une plaine fertile, la Békaa. Les Pères bénédictins, pour étendre leur champ d’action dans les milieux paysans, voulurent adjoindre une école d’agriculture au collège actuel, afin d’orienter une grande partie de leurs élèves vers le travail de la terre si insuffisamment accompli en Orient. Au cours des derniers troubles, ils ne quittèrent Bâalbek. Puis, l’autorité militaire leur ayant donné l’ordre d’abandonner le collège et de se réfugier avec leurs élèves à la station du chemin de fer transformé en camp retranché, ils obéirent, après avoir consommé les Saintes Espèces. Les sœurs qui tenaient l’école des filles n’ayant pas osé le faire, un des religieux, sous la fusillade qui commençait, retourna en arrière, afin de ramener la Sainte Eucharistie. Quand nos troupes eurent poursuivi les révoltés jusque dans les cavernes des montagnes, et détruit leurs repères, on put enfin respirer, mais le pays était pillé et ruiné Les Bénédictins, courageusement, se remirent à l’œuvre. Aujourd’hui, les élèves sont revenus, mais les ressources manquent. Et voilà les centres merveilleux d’influence française que l’on voudrait empêcher de se recruter !

J’en nommerai un autre, et, cette fois, ce sont des femmes : les Catéchistes Missionnaires de Marie-Immaculée. En vérité, Messieurs, on ne peut fermer leur dossier, après en avoir achevé la lecture, que d’une main tremblante d’émotion, et les yeux humides, devant les prodiges accomplis par ces femmes. Les missionnaires de Marie-Immaculée ont eu pour fondateur, en 1889, le chanoine Charmont, dont le procès de canonisation est engagé en Cour de Rome. Leur but est d’atteindre la femme païenne, de la relever de sa déchéance, de l’amener à la vie de l’âme. Aujourd’hui, elles ont dix-huit maisons dans l’Inde, et deux à Madagascar. J’aimerais la proportion renversée en faveur de nos colonies. Mais tandis que les témoignages des gouverneurs et des évêques anglais — il faudrait vous lire le rapport extraordinairement pathétique de Mgr Chapuis, évêque de Kumbakonam, dans l’Hindoustan — rendent hommage à leur dévouement, et reconnaissent, d’une façon éclatante, leurs services, je n’ai rien trouvé de comparable émanant de nos sources officielles, rien, sinon une lettre émouvante d’un ministre plénipotentiaire en retraite, qui fut député du Cantal, M. Louis Farges, lettre dont je détache ce passage : « On s’étonne parfois de rencontrer, en des contrées où l’on ne s’attendait pas à les voir germer, des sympathies, je dirai plus : des affections et des dévouements pour la France, vraiment émouvants. On s’étonne à tort. Ces sympathies, ces affections, ces dévouements pour la France, ce sont des sources comme celle-ci, qui les font naître et fleurir. Mon illustre collègue et ami Maurice Barrès, auquel j’avais eu le si grand honneur de succéder comme vice-président de la Commission des Affaires étrangères à la Chambre, et rapporteur des projets de loi sur les séminaires des congrégations missionnaires, l’avait bien compris. Il savait que l’œuvre des Missions catholiques, même quand elle semble ne pas réaliser complètement toutes ses aspirations religieuses, est toujours une œuvre féconde entre toutes, au point de vue français. On aime d’abord ces hommes et ces femmes qui s’oublient complètement et se donnent tout entiers, et puis, en les aimant par admiration et par reconnaissance, on arrive à connaître et à aimer cette France qui les a produits et formés. »

La condition de la femme aux Indes est misérable. Vous savez qu’autrefois la veuve était brûlée sur le bûcher qui consumait le corps de son mari. Le gouvernement anglais a interdit cette coutume barbare. Mais la situation de la veuve demeure précaire : elle est dépouillée de ses bijoux, de ses riches vêtements, vouée au mépris, condamnée à ne jamais se remarier ; sa chevelure est rasée ; elle jeûne chaque jour et n’est pas admise aux fêtes. Car la loi de Manou est formelle : une femme qui n’a pas su obtenir des dieux la santé de son mari, doit, par ses prières et ses pénitences, obtenir, du moins, le bonheur de celui-ci après la mort. Quelle sécurité pour les maris ! Du coup, ils doivent devenir immortels comme des académiciens, afin d’épargner à leur veuve un sort si cruel.

Les Missionnaires de Marie-Immaculée soignent, aux Indes et à Madagascar, 200 000 malades dans leurs treize dispensaires, instruisent 1 000 enfants dans leurs écoles, reçoivent annuellement 200 bébés dans leurs crèches, les élèvent ensuite en des orphelinats qui préparent les mariages chrétiens. Elles ouvrent des asiles pour toutes les misères, un hôpital pour les femmes indiennes indignement soignées jusqu’alors, ne pouvant être approchées par aucun médecin, une léproserie, enfin, où 80 lépreuses sont recueillies par elles et soignées avec un héroïque dévouement. Ajoutez les visites à domicile, les tournées de plusieurs semaines jusque dans les villages perdus dans la jungle ou dans la brousse. Cinq d’entre elles sont mortes du choléra ; une a pris la peste, l’autre la lèpre ; croyez-vous que le zèle de leurs compagnes va se ralentir ? Elles continuent d’entrer dans des huttes infectes, d’élever les enfants les plus rebutants, de soigner les pires maladies. La joie rayonne sur leurs visages, le ton de leurs lettres est gai. Voilà nos Sœurs françaises à l’ouvrage.

 

J’ai principalement insisté sur les œuvres, Messieurs, et il me reste peu de temps pour vous parler des personnes qui ont obtenu, de l’Académie, un prix de vertu. Mais, dans chaque dossier d’œuvre, n’ai-je pas su vous faire sentir une chaleur vitale, une chaleur humaine ? Les personnes : elles sont très nombreuses, et, là encore, je ne puis choisir sans injustice.

Inès Yvon, à. Paris, est couchée depuis vingt-trois ans, et sa vie de malade n’est qu’une souffrance continue. Au lieu de se plaindre, elle soutient, elle console, elle apaise, elle conseille parce qu’elle a réfléchi, et le voisinage de son lit est bienfaisant. Elle me rappelle cette petite Adèle Kamm qui, dans sa cellule de tuberculeuse à Leysin, se sachant condamnée à une mort rapprochée, souriait à tous et écrivait : « Une chose reste toujours : la joie des autres ; donner un peu de courage, d’espoir, provoquer un sourire, tout cela est un doux travail, et il n’est pas nécessaire d’être assise pour cela. » Le petit livre qu’elle a écrit s’appelle Joyeux dans l’affliction, et lorsque Lady Aberdeen, vice-reine d’Irlande, qui avait entrepris, dans son pays, la lutte contre la tuberculose, vint rendre visite à cette mourante qui avait imaginé de relier les malades entre eux, afin qu’ils s’aidassent les uns les autres, et qui gisait, grelottante, sous les couvertures, savez-vous ce qu’Adèle Kamm répondit à cette question d’adieu : « N’avez-vous pas quelque message à envoyer à nos ouvriers et à nos malades d’Irlande ? — Oh ! Madame, répondit-elle, dites-leur que je suis heureuse. »

Y a-t-il donc une sorte de bonheur dans la souffrance acceptée et dans le sacrifice quotidien ? S’il en est un, je crois en avoir, à travers tous ces récits, découvert la clé. Elle ferme les égoïsmes, elle ouvre le cœur des autres. Il suffit de s’oublier soi-même. Rien n’est plus difficile, en vérité. Et pourtant, voici tout un monde qui pratique cet oubli presque naturellement. C’est le cas de Mlle Clotilde Ollier, qui est une pauvre couturière âgée, qui ne se contente pas de gagner sa vie et celle de sa sœur malade, mais fonde un patronage de jeunes filles, et qui est, dit un témoin, l’image de la bonté agissante et souriante. C’est le cas de Mme Jeanne Laffargue : son fils paralysé s’étant trouvé en apprentissage avec un paralysé des suites de guerre, sans ressources ni famille pour l’aider, Mme Laffargue prend celui-ci chez elle ; elle apprend la vannerie, afin de travailler avec ses deux infirmes qu’elle entraîne par son courage et sa gaîté. C’est le cas de Mlle Jeanne Colligé, qui, orpheline de père à onze ans, se hâte de prendre, à seize, son brevet, part pour la Russie, envoie taus ses gains à sa mère, pour élever son frère cadet ; celui-ci, qui est l’avenir de la famille, sur qui tous les sacrifices se sont accumulés, réussit à l’École des Mines et meurt après son succès ; la mère en devient à demi démente, et depuis vingt ans, la fille, revenue, la garde et travaille pour elles deux. Quand nous rencontrons des épreuves — ces épreuves inévitables dans le cours d’une vie ; —pensons à tous ces exemples de courage et d’abnégation. Ce ne sont pas des récompenses que nous distribuons aujourd’hui, ce sont des leçons d’énergie que nous venons prendre.

Avons-nous besoin d’autres exemples M. Étienne Matter, ingénieur, abandonne, à la suite d’un deuil, sa profession, pour se vouer aux œuvres de sauvetage de l’enfance en danger moral et au patronage des prisonniers libérés protestants. Mme Adrienne Mouton est aveugle ; son mari est atteint d’une maladie qui ne pardonne guère ; son fils est plié en deux par le mal de Pott ; son beau-père âgé est à leur charge ; le foyer n’est qu’un abîme de misères, et c’est encore l’aveugle qui soutient cet hôpital de famille. Marie Arnaud pourrait vous redire la prière de Geneviève, la servante de Lamartine : entrée en service à seize ans, elle demande, à quatre-vingt-quatre, à être la domestique non rémunérée d’un vieux prêtre, âgé lui-même de soixante-dix-huit, et presque dans le besoin ; à eux deux, les deux vieillards tâcheront de supporter la vie chère. Le ménage Schindler était parvenu à une sorte de modeste aisance : lui, ancien choriste à l’Opéra-Comique, et déjà tout vieux ; elle, confectionneuse ; ajoutez une vieille mère recueillie par eux. Une jeune parente meurt à l’hôpital, laissant six enfants. Mme Schindler a promis à la pauvre mère de s’occuper de toute la bande, et voici qu’elle la ramène toute au logis. Le petit appartement est accueillant et d’une extrême propreté. Les lits ne sont pas assez nombreux, mais, explique Mme Schindler : « J’ai cousu des draps, et, le soir, chaque petit se glisse dans son sac et est bien chez lui. » Quant au choriste, il apprend à chanter à tout ce petit monde qui gazouille.

Après les pauvres gens, après les vieilles gens, voici les enfants. La famille Chauvet est groupée dans la ferme de la Petite-Peltanche, en Vendée : le père, la mère, sept enfants. Après la guerre, la mère meurt, à trente-neuf ans, de la grippe espagnole. Et peu de jours après, la grand’mère. Il n’y a plus de femme dans la maison. Aucun domestique ne veut y rester. Le malheureux homme est désespéré. Il songe à abandonner la ferme des ancêtres, quand sa fille Arsène — onze ans — lui touche le bras : « Papa, ne suis-je pas là ? — Toi ? tu es trop petite. — Pas autant que tu crois. » Elle quitte l’école, prend le ménage, se lève la première, se couche la dernière, prépare les repas, s’occupe des vêtements, met partout de l’ordre, remonte son père, s’occupe de l’éducation des derniers, les expédie à l’école en leur faisant gravement ses recommandations — car il n’est rien de plus sérieux que les enfants, et la frivolité, comme le scepticisme, ne viennent qu’avec l’âge. Reste le dernier, dix-neuf mois, qui appelait sa mère à grands cris. Arsène sèche ses larmes, l’apaise, lui apprend à sourire à cette vie qui s’annonçait si sombre. Il y a, de cela, dix ans. La famille est sauvée. Arsène, qui a vingt et un ans aujourd’hui, a fait ce miracle.

Maurice Barrès, voyageant en Orient, recherchait « l’étincelle mystique par qui apparaît tout ce qu’il y a de religieux, de poétique et d’inventif dans le monde ». Au fond, y a-t-il autre chose que cela dans l’histoire des héros et des saints ? « Rien n’existe dans l’humanité, ajoutait Barrès, sans ce jaillissement primitif dont nul être n’est incapable, et qui, d’abord, doit être obtenu, puis canalisé et discipliné. » Canalisé et discipliné, parce que l’étincelle doit se reproduire, parce que le sacrifice, le dévouement, le courage ne sont rien, ou peu de chose, s’ils ne se renouvellent pas. Nous venons, Messieurs, de les voir, non point renouvelés, mais quotidiens. Pascal et Kant nous ont parlé des espaces infinis et des nuits étoilées où se pressent la présence de Dieu. Mais ne venons-nous pas d’apercevoir sur la terre même et dans notre voisinage — sur cette pauvre terre travaillée de tant de maux, de tant de misères et de tant de vices — les étincelles ou les flammes jaillir de tous ces cœurs que la charité embrase ? Elles s’allument, çà et là, comme les astres d’un firmament renversé, d’un firmament humain où s’atteste mieux encore une pensée et les parties obscures où nous sommes en reçoivent le reflet, s’éclairent de leur lumière. Ce firmament humain, puissé-je l’avoir un peu rapproché de vous ce soir, comme, certaines nuits d’été à la montagne, je me suis senti plus près des étoiles, tant elles brillaient et palpitaient, et, dans la paix de la solitude, rassuré et non point effrayé par le silence éternel des infinis espaces !...