Inauguration de la place Édouard Herriot, à Paris

Le 22 octobre 1966

Jean ROSTAND

DISCOURS

prononcé le 22 octobre 1966
par

M. JEAN ROSTAND
délégué de l’Académie française
pour

L’inauguration de la place Édouard-Herriot

 

Mesdames et Messieurs,

C’est un privilège pour moi que d’avoir été désigné par l’Académie française pour apporter à la mémoire d’Édouard Herriot le salut de la Compagnie à laquelle il appartint durant onze années et où j’eus le grand honneur de lui succéder.

Ajouterais-je que ce n’est pas sans quelque émotion que je prends aujourd’hui la parole, car, en la présente circonstance, puis-je ne pas réentendre les mots affectueux et vibrants que lui-même prononçait, le 9 juin 1948, pour inaugurer une plaque commémorative, devant la maison de la rue Fortuny où Edmond Rostand écrivit Cyrano de Bergerac ?

Depuis qu’Édouard Herriot nous a quittés, le souvenir de sa personne, de son œuvre, de son action, n’a fait que grandir en nos esprits. Les animosités, les partialités ayant cédé qui toujours faussent et obscurcissent le jugement porté sur les vivants, on prend maintenant une plus juste mesure de cette robuste et fine intelligence, si généreuse, si accueillante, si ornée ; on distingue mieux les mérites exceptionnels de ce grand humaniste qui sut allier toutes les délicatesses de la culture aux rudes vertus qu’exige la bataille politique, de cet idéaliste agissant qui ne se contenta pas de rêver une société meilleure mais réussit à faire passer dans le réel quelque chose de son rêve.

Comme tout homme d’État, entraîné dans des luttes confuses où il ne suffit pas d’avoir raison pour l’emporter, Édouard Herriot fut l’objet de jugements contradictoires, mais ce que nul ne pouvait lui dénier, et qui forçait jusqu’à l’estime de ses adversaires, c’était la droiture intellectuelle, la sincérité de conviction, le souci constant de l’intérêt général.

Combatif, mais sans haine. Engagé, mais sans aveuglement. Passionné, mais sans fanatisme. Tel fut Édouard Herriot.

N’étant prisonnier d’aucune doctrine, il eut souvent à lutter contre lui-même, car des oppositions ne pouvaient manquer de s’élever entre les divers impératifs qui formaient son éthique personnelle. L’attachement à la patrie devait-il, temporairement, prévaloir sur l’effort de pacification internationale ? Les nécessités économiques de l’heure devaient-elles freiner les impatiences de la justice ?

Herriot connut, à maintes reprises, ces conflits de l’âme, ces rivalités de scrupules. Quelle que fût alors sa décision, elle était prise devant sa seule conscience : ni l’ambition n’y avait part, ni la recherche de l’applaudissement populaire, ni même le désir de rester conforme à certaine image de soi.

Il était de ceux qui, pour être assurés d’agir, se résignent à faire moins qu’ils n’eussent voulu. Préférant la modeste proie des réalités immédiates à l’ombre grandiose des lointaines espérances, il s’appliquait, en toute occasion, à faire le départ entre le chimérique et le possible. Sans rien renier des légitimés exigences de l’avenir, il tenait compte des résistances du présent. Sa volonté de progrès ne se laissait point entraver par la crainte d’endormir de justes mécontentements avec d’insuffisantes réformes. La politique du pire n’était pas de son style : pour lui, le moins mauvais n’était pas l’ennemi du bien.

C’est souvent de sa sensibilité — de son cœur — que venait l’initiative de ses actes. Il nous a confié — et cela ne laisse pas d’éclairer son caractère — que, lorsqu’il s’était agi de transformer les hôpitaux lyonnais, il s’était souvenu de certaine agonie à laquelle il avait assisté et qui lui avait révélé la détresse de la mort en salle commune.

Mais si, en lui, l’impulsion généreuse était toujours prête, il n’en savait pas moins que les vœux du sentiment n’ont chances d’être exaucés qu’en obtenant l’accord de la raison et en s’appuyant sur l’autorité du savoir.

Grand cartésien, fidèle aux enseignements des Renan et des Berthelot, il croyait fermement à la science, qu’il avait appris à respecter dès ses années normaliennes, à travers le glorieux souvenir de Pasteur qui planait encore sur l’École. Cette foi aux bienfaits de la connaissance positive, il l’a vigoureusement exprimée dans les beaux livres, Agir, Créer, où il nous a livré l’essentiel de sa pensée d’homme d’action. Selon lui, cette morale appliquée que doit être la politique est tenue de se laisser régir par la science, seule capable de la guérir d’un nébuleux mysticisme et de la faire passer de l’âge théologique à théologique de raison.

Non pas qu’Herriot veuille soumettre l’humanité à une technocratie sans âme ; mais il entend que la science, génératrice de richesse, porteuse de force, collabore étroitement avec la conscience, que le pouvoir matériel serve l’esprit de fraternité, de façon que le plus grand nombre d’humains puissent bénéficier sans retard du travail de découverte et d’invention qui se poursuit dans les laboratoires.

« La science et la science seule — écrit-il dès 1920 — doit créer la France nouvelle... C’est elle qui devrait diriger l’État. Elle seule peut créer de façon durable, et nous croyons fermement que la puissance des nations dépendra désormais de la diffusion en elles de l’esprit scientifique, en prenant cette expression dans son sens le plus large. »

On ne connaît pas assez ce lucide et fervent « scientisme » politique d’Édouard Herriot. Non plus qu’on ne se souvient, comme il faudrait, de la vigueur avec laquelle il a proclamé la nécessité d’un nouvel humanisme, élargi et enrichi par les apports de la science. À cet égard, nous possédons peu de textes aussi convaincants que le magnifique discours prononcé par lui à la Sorbonne, en 1928, pour la Distribution des Prix du Concours général.

Tout naturellement, Herriot, zélateur de la vie et défenseur de la nature (s’il vivait de nos jours, il ferait sûrement partie de notre Institut de la vie), Herriot, protecteur des arbres, ami des abeilles et des « divines roses », devait assigner une place éminente aux disciplines biologiques, et non seulement pour la fécondité de leurs applications, mais encore pour leur valeur formatrice et pour tout ce qu’apporte à de jeunes esprits le contact avec cette beauté du vrai que révèle, à foison, la nature vivante.

Et comment oublierais-je — moi qui fus si profondément marqué par les écrits du grand Fabre — qu’Herriot, ayant fait le pèlerinage de Sérignan, a relaté en termes charmants sa rencontre avec le vieil entomologiste, dont il comparait le lyrisme à celui de Mistral ?

Sur l’œuvre littéraire d’Édouard Herriot, la louange est unanime. Son livre sur Madame Récamier et ses amis, sa Forêt normande, sa Porte océane, et tant d’autres, sont entrés dans le patrimoine classique et fournissent aux anthologies de la prose française. Les juges les plus difficiles conviennent sur la rare qualité de ces ouvrages où l’érudition sait se rendre légère, la rhétorique discrète, et où l’atticisme du ton n’exclut pas une franchise d’expression, une liberté d’allure qui, d’emblée, font communiquer le lecteur avec l’écrivain.

L’estime accordée à Herriot homme de lettres va si loin qu’on en vient souvent à regretter qu’un esprit si brillant, un universitaire si doué, un homme sachant si habilement parler de Chateaubriand et de Charlotte Corday, se soit égaré, fourvoyé dans la politique. Et l’on s’autorise, pour cela, de ses propres déclarations. Herriot n’a-t-il pas exprimé, dans sa vieillesse, le regret d’avoir « dérivé vers ce métier de boueux qu’est la politique » ? N’a-t-il pas écrit qu’il se faisait l’effet de quelqu’un qui, ayant appris à jouer du violon, eût été ensuite « condamné à jouer du tambour » ?

Ce n’était là, bien sûr, qu’une coquetterie de sa part. Herriot ne se fût point contenté d’être un professeur, un érudit, un historien, un conférencier. À ce qu’il appelait le « coin des roses », ce vaillant lutteur ne pouvait demander qu’une halte entre deux combats. Il avait besoin de cette boue féconde où il faut bien que vienne patauger le rêve quand il en a assez d’être rêve...

Tout de même, on accorde à Herriot, sans difficulté, d’avoir été le plus vigilant, le plus efficace des maires. Sur sa gestion de la municipalité lyonnaise, nulle contestation, nulle réserve. On vante à l’envi le dévouement, l’énergie, l’opiniâtreté grâce auxquels il put faire de sa ville une cité modèle — une cité-pilote, comme nous disons aujourd’hui — par la tenue de ses hôpitaux, par le contrôle de l’hygiène publique, par la multiplication des centres culturels, des offices de solidarité et d’assistance.

Mais, s’il s’agit de juger l’homme d’État, c’est une autre affaire ; et j’entends souvent dire : Herriot fut plus heureux à la mairie de Lyon qu’au gouvernement de la France.

Jugement hâtif et erroné.

Et certes, je n’aurai garde de diminuer l’importance de son œuvre lyonnaise, qui était, de son aveu, le meilleur de ses sujets de fierté ; mais je pense qu’on ne doit pas se servir de cette grandeur municipale pour chicaner à Herriot l’autre grandeur, nationale. Je pense qu’il existe, en toute son œuvre — d’humaniste, de maire, d’homme d’État — une profonde unité interne qui fait qu’on ne la fragmente pas sans le défigurer.

N’y aurait-il, à l’actif d’Herriot homme d’État, que ce qu’il a apporté à notre enseignement public, déjà il mériterait la reconnaissance de tous. Car il fut — et on ne se lassera pas de le redire —l’un des grands artisans de la gratuité et de l’unité de l’enseignement dans notre pays. Menant sans défaillance le difficile combat contre la ségrégation scolaire, il fut des quelques-uns qui voulurent introduire un peu d’équité dans le vieux système où la fortune créait encore la caste, puisque le destin social des enfants était quasiment prédéterminé par la situation économique des parents.

Herriot a concouru à abaisser les barrières spirituelles entre les classes, et ainsi à diriger vers le bas un peu de cette lumière que certains, qui en ont eux-mêmes bénéficié, voudraient empêcher qui arrivât jusqu’à tous.

« La démocratie — proclamait-il dans le mémorable Discours qu’il prononçait devant la Chambre des Députés le 24 novembre 1927 —, la démocratie, c’est le régime qui n’est fondé que le jour où un enfant venu de quelque point que ce soit de l’horizon peut accéder jusqu’aux plus hauts sommets du savoir, et plus tard de la hiérarchie sociale, sans avoir à présenter d’autres arguments que ceux qu’il tire de sa volonté de travailler et de son désir de s’instruire. »

Ces fortes et généreuses paroles, Herriot a réussi à en faire passer l’esprit dans la législation scolaire de la France.

Bien incomplète encore, sans doute, la démocratisation de notre enseignement, et le programme tracé par Herriot en 1927 est encore loin d’être rempli, puisque à peine 10 pour 100 des fils d’ouvriers accèdent à l’enseignement de nos Facultés. Mais, ces 10 pour 100, de conquête si ardue, à qui les devons-nous, sinon à quelques hommes obstinés, au premier rang desquels se trouvait Édouard Herriot ?

Vite oubliés, les gains de la justice, comme ceux de la science. Aujourd’hui déjà, on ne se souvient plus guère qu’avant Fleming la pneumonie n’était point bénigne, et qu’avant Herriot l’enseignement secondaire n’était pas gratuit...

Si Michelet n’exagère pas quand il dit : « La première partie de la politique, c’est l’éducation ; la deuxième, l’éducation ; la troisième, l’éducation » ; si Renan est dans le vrai quand il affirme que le seul ministère un peu sérieux, c’est celui de l’Instruction publique, nous devons tenir l’œuvre d’Herriot pour la plus importante et significative qu’aient réalisée, en ces dernières décennies, nos successives Républiques.

Me sera-t-il permis de rappeler qu’au lendemain du jour où j’entrais à l’Académie française, je reçus le message suivant, qui me venait d’un jeune professeur de sciences, habitant alors le Maroc

« Mes élèves et moi sommes heureux de vous voir élu au fauteuil d’Édouard Herriot, ce Français si riche de cœur et d’esprit, et à qui je dois d’avoir pu m’instruire ».

« À qui je dois d’avoir pu m’instruire »... Il me semble qu’elle est d’un grand poids, cette petite phrase. En 1966, il y a un bon nombre de nos concitoyens qui pourraient la signer, et, parmi eux, peut-être, un chercheur, un savant qui, demain...

Pour la gloire d’Herriot, je n’en veux pas davantage.

En « changeant la vie » de beaucoup de gens — n’est-ce pas, cher Guéhenno —, Herriot a un peu changé la société. Il a permis que beaucoup d’hommes gardent dans l’esprit ce qui reste — suivant le mot fameux — après qu’on a tout oublié. Il a employé les ressources de sa culture à favoriser celle d’autrui. C’est parce qu’il a bien joué du tambour que d’autres, après lui, pourront jouer du violon...

Aussi, quand je l’évoque en cette place qui désormais s’illustrera de son nom, je ne pense pas au biographe de Madame Récamier, ni même au grand administrateur qu’il fut ; je pense au démocrate, à l’héritier des Jules Ferry et des Ferdinand Buisson, à l’ancien boursier, fils du peuple, qui voulut que ce qui avait été pour lui une faveur devînt pour tous « un droit inscrit dans la loi ». Je pense à l’homme courageux qui dénonça le « mur d’argent » contre lequel viennent se briser tant d’espérances ; je pense à l’homme sûr dont l’intégrisme républicain était pour tous un exemple et fut, si longtemps, pour le pays, un garant de légalité et de fidélité à la Constitution.

Neuf ans déjà qu’il nous a quittés... Et jamais, comme à présent, nous n’avons ressenti le manque de sa forte et chaude voix.

En maintes circonstances de naguère, combien d’entre nous se sont demandé : Que penserait Herriot ? Que dirait Herriot ? Que ferait Herriot ?

Ce grand citoyen, ce grand Français fut l’ardent serviteur d’une République qui n’était certes pas sans défauts, mais qui avait du moins le mérite d’être encore la chose de tous. Son œuvre, sa pensée, son action, toujours vivantes parmi nous, témoignent pour un passé qui eut, quoi qu’on dise, ses moments de noblesse et de vraie grandeur, et avec lequel, bon gré mal gré, il nous faudra bien renouer si nous voulons retrouver le chemin de l’avenir.