Remise du prix Cino del Duca attribué à M. Henri Gouhier

Le 19 octobre 1988

Maurice SCHUMANN

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. Maurice SCHUMANN
délégué de l’Académie française

pour la remise du

PRIX CINO DEL DUCA

attribué à

M. Henri GOUHIER

à la fondation Simone et Cino Del Duca.
à Paris, le 19 octobre 1988

Monsieur,

On murmure que vous êtes âgé de quatre-vingt-dix ans. Pour mesurer à quel point cette rumeur est trompeuse, il suffit de jeter deux coups d’œil le premier sur votre sveltesse physique, qui est l’emblème de votre agilité intellectuelle, le second, sur votre état civil. C’est le 5 décembre 1898 que vous êtes né à l’ombre de la cathédrale d’Auxerre. Nous sommes le 19 octobre 1988. Vous donner dès aujourd’hui l’âge qui ne sera le vôtre que dans quarante-six jours, c’est faire injure à la plus belle peut-être des pensées dont fourmille la cinquantaine d’ouvrages enfantés par votre labeur incessant : « La conscience de durer est durée de la conscience. » Ce genre de trouvaille synthétique — qui survient à la fin d’une ample analyse, avec une sorte de lente démarche et de douceur naturelle — n’est-il pas, au demeurant, le caractère distinctif de votre style ? J’en veux pour preuve la péroraison du discours de Réception que vous avez prononcé sous la Coupole le 22 novembre 1979, c’est-à-dire à l’époque lointaine où vous étiez un tout jeune octogénaire. Vous aviez lu les livres d’Étienne Gilson, votre prédécesseur, à mesure qu’ils paraissaient; mais, pour composer l’éloge du maître quiselon la superbe image de notre confrère Jean Guitton — donna son « portail royal » à la cathédrale gothique, vous ne vous êtes pas contenté de les relire séparément : « Voici, nous avez-vous dit, que les œuvres sont devenues une œuvre ; ce qui était successif se présente comme simultané et les contours se détachent comme dans un paysage vu d’avion. Merci, Messieurs, pour les heures que j’ai passées à découvrir ce que je connaissais. » On pense aux vrais mots d’auteur, ceux qui, pastichant Pascal, semblent dire à l’homme de théâtre : « Tu ne m’aurais pas trouvé si tu m’avais cherché. »

Théâtre : je viens de prononcer un mot qui me fait revivre ma première rencontre avec le nom d’Henri Gouhier. La scène se passe il y a un peu plus de soixante ans dans la cour de récréation du lycée Janson de Sailly. Mon professeur de philosophie, M. François Roussel, vient de lire vos thèses consacrées à Malebranche, à sa vocation et à son expérience religieuse. Elles l’ont tellement frappé qu’il s’y réfère au début, au milieu et à la fin de chacun de ses cours, en vous appelant « le jeune Gouhier », ce qui nous déconcerte parce que — pour un lycéen de seize ans et demi — un docteur ès lettres n’est pas vraiment jeune, même s’il a conquis son grade avant la trentaine. M. Roussel commet d’ailleurs une erreur : il nous parle de votre coup de maître comme s’il était un coup d’essai. Il vous connaît mal ! Vos thèses sont de 1926 ; mais, dès 1924, vous aviez « rétabli l’unité de Descartes » en publiant une étude qui, remise sur le métier, n’a rien perdu de sa modernité. Écoutez-vous ! « Son regard tranquille s’est porté sur l’univers et il ne l’a pas trouvé trop grand pour lui » : voilà, Monsieur, la plume de vos vingt-quatre ans ; elle n’a, Dieu merci, jamais vieilli et votre main ne s’en est jamais dessaisie, jamais, pas un seul jour.

Mais hâtons-nous de retrouver M. Roussel avant la fin de la récréation : « Il paraît — me dit-il — que le jeune Gouhier va tous les soirs au théâtre. À vrai dire, cela ne m’étonne pas. L’ouvrage de Malebranche que je préfère est un opuscule intitulé : Entretien entre un philosophe chrétien et un philosophe chinois sur l’existence de Dieu. Ce dialogue est théâtral à souhait... » Vous avouerai-je que je n’ai pas trouvé, au long des six dernières décennies, le temps de vérifier le jugement de M. Roussel ? Mais j’ai appris, en vous lisant, à mieux saisir ce que votre cher Barrès appelait « un homme-un » (avec un tiret entre le substantif et l’adjectif numéral). Le philosophe du théâtre, l’auteur (en particulier) de cet admirable essai sur Antonin Artaud et l’essence du théâtre où je vois un modèle d’audace dans la clarté, est bien le penseur jumeau de celui dont l’ambition didactique, ou plutôt (comme dit Bergson) l’énergie spirituelle, est résumée par deux titres : La philosophie et son histoire, L’histoire et sa philosophie.

Chère Simone del Duca, vous dont le mécénat généreux et discret nous laisse avec tant de délicatesse seuls maîtres de nos choix, sachez bien (mais vous n’en avez jamais douté) que c’est l’humanisme moderne, sous son visage d’hier mais aussi de demain, qui, conformément au vœu du fondateur,

est aujourd’hui couronné. Dans sa Recherche de la vérité, vocation que lui a léguée Malebranche, Henri Gouhier est passé — presque insensiblement — de la philosophie de l’Histoire à la philosophie contre une Histoire : la nôtre. Plus les idéologies conquérantes, apparemment rivales, fondamentalement complices, perfectionnaient les techniques de la destruction massive ou personnelle, mieux vous nous avez enseigné, Maître, presque implicitement, en vous gardant de l’emphase des grandes déductions, à opposer les exigences de la foi aux couperets de l’intolérance. Pour vous comme pour Malebranche, la cause efficace est Dieu; mais, parce que les causes naturelles sont « occasionnelles », il vous paraît plus sain de comprendre que de juger, d’amener les grands disparus à revivre avec nous que de les exhumer pour les disséquer. Ainsi les lumières obliques dont vous éclairez tant de visages — de René Descartes à Antonin Artaud, de Malebranche à Marie Noël, de Benjamin Constant, Auguste Comte et Maine de Biran à Barrès et Bergson — composent un faisceau qui est, en vérité, vous-même. Non certes que vous priviez de leur singularité chacune de ces visions successives et changeantes qu’on appelle les philosophies. Mais vous les forcez à reconnaître qu’elles sont des événements, et non des avènements. Et c’est par ce cheminement que vous fûtes le premier et le plus discret des grands esprits grâce auxquels le XXIe siècle se gardera peut-être de ce fatal glissement d’une méthode — darwinisme, marxisme, freudisme — vers un dieu mythique — racisme, millénarisme, débordements — qui exige, quel que soit son nom, les mêmes sacrifices humains.

Pour décrire ce visage apaisant que chaque jeudi nous offre comme une sorte de récompense, Jean Guitton vous applique les mots par lesquels Bossuet, dans la plus belle de ses Oraisons, définissait Nicolas Cornet, cet autre docteur en Sorbonne : « Sage, tranquille et posé ». Sage ? Oui certes ! Posé ? Nous pouvons en croire nos yeux. Tranquille ? J’en suis moins sûr. Car, en acceptant avec confusion le privilège de vous remettre ce beau prix, j’ai le sentiment d’honorer l’angoisse créatrice des âmes douces qui posséderont la terre.