Éloge prononcé lors du décès du duc de Broglie

Le 15 septembre 1960

Émile HENRIOT

ÉLOGE PRONONCÉ PAR

M. ÉMILE HENRIOT

Directeur de l’Académie française
le jeudi 15 septembre 1960

 

Messieurs,

Apportant au mois de juillet dernier l’hommage de l’Académie française, à Neuilly, devant la dépouille de notre regretté confrère le duc Maurice de Broglie, je n’ai pu que vous associer avec moi aux paroles émues qui furent alors prononcées par les disciples et les pairs de ce grand savant disparu. Son éloge funèbre, ici, reste à faire, et nous aurons à lui donner un successeur digne de lui, qui d’abord saura définir son œuvre et dire son apport dans le vaste et mystérieux domaine des sciences physiques et des puissances invisibles où les spécialistes du monde entier ont reconnu son rôle éminent d’observateur et d’inventeur. C’est le reconnaître à notre tour que de ne pas feindre pour le louer une compétence qui nous manque. Mais c’est encore l’occasion de déplorer l’écart plus que jamais accru entre l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie, si tant est que nous ne soyons pas également dépourvus de l’un et de l’autre, au point où la divergence des études modernes creuse un fossé presque infranchissable entre les savoirs différents. Nous avons souvent eu ici, Messieurs, tout en admirant l’homme affable et courtois qu’était notre confrère, l’impression de ce que son silence cependant chargé d’attention cachait de solitude et révélait aussi d’une pensée à peu près incommunicable hors à ses élèves et à ses égaux.

Tel nous l’avons vu parmi nous, ou dans nos rencontres privées, tel nous avons appris de ses familiers ce qu’il était, ce qu’il avait trouvé, ce qu’il avait fait dans ses recherches atomiques, ses études sur l’ionisation des gaz, la physique des rayons, les rayons cosmiques, ses réalisations d’écoute sous-marine, et ses profondes incursions dans ce qu’il appelait lui-même, et non sans quelque méfiance, « le ciel scientifique » et « la grandiose anarchie du savoir moderne » — nous avons su assez de lui pour admirer l’homme caché sous la modestie du savant et pour éprouver à son endroit un respectueux attachement, que lui valait sa bonne grâce et ce que toute sa personne évoquait de race et de nobles manières, autant que le prestige de son nom glorieux d’histoire, et les traditions qu’il représentait et qui, à travers lui, illustraient notre compagnie.

Fils, petit-fils, descendant d’une longue lignée de soldats. d’hommes d’État et de politiques, héritier de grands serviteurs de la France, cet homme de liberté avait su choisir jusque contre le conseil des siens ce qu’il voulait être; et c’est par le détour d’un premier engagement à l’École Navale et dans la marine de guerre qu’il avait trouvé le chemin de sa vocation scientifique, où l’enseigne de vaisseau démissionnaire en 1904, après dix années de service, allait en peu de temps devenir l’émule et le continuateur des Roentgen, des Becquerel, des Curie, des Langevin et des Perrin, et rivaliser avec eux dans le dévouement passionné et inquiet qu’inspire à ceux qu’elle s’attache « cette maîtresse énervante » qu’il disait être la science.

Tout en partageant l’enthousiaste croyance du XXe siècle débutant à ses infinies possibilités « d’ouvrir avec ingéniosité, comme il l’a dit, les combinaisons cachées des coffres-forts de la nature », le duc de Broglie a su se garder et garder ceux qui partageaient ses travaux, dans son laboratoire privé de la rue Lord-Byron, d’une illusion sans contrôle. Il a nettement dénoncé « l’espoir fallacieux de tirer de cette science une explication rapide et totale des problèmes de notre destinée ». Il tenait cependant que « le continuel progrès de notre avance dans la connaissance du monde matériel ne peut s’étendre sans modifier les conceptions des philosophes », et il a conclu des plus surprenantes recherches de notre époque sur la matière, « qu’il s’agit là de vues puissantes qui forcent les savants, même ceux qui ne veulent voir que par les yeux de l’expérience, à considérer d’un tout autre point de vue bien des notions qui semblaient immuables ».

Ses travaux admirés, ses découvertes pratiques reconnues, jusque dans les nécessités de la guerre, avaient ouvert au duc de Broglie les portes de l’Académie des Sciences. L’Académie française lui avait ouvert les siennes en 1935, et sa réception, occasion pour lui d’un beau discours, fut celle aussi d’une singularité émouvante dans notre Maison. C’était le président Louis Barthou qui devait recevoir le duc de Broglie sous la Coupole. Son discours était déjà écrit, quand Louis Barthou fut assassiné, à Marseille, au mois d’octobre 1934, à côté du roi Alexandre de Yougoslavie. Quelques mois plus tard, ce fut Maurice Paléologue, directeur de notre compagnie, qui selon une coutume assez rare, lisant le discours d’accueil du disparu, fit entendre au nouvel élu son éloge venu d’outre-tombe.

Le discours de Louis Barthou, sans cacher la gêne éprouvée, et que je conçois, à parler de ce qu’il ignorait, était d’une intelligente déférence, et notre confrère fut des plus dignement honoré par un orateur éloquent qui savait au moins s’informer. Le duc de Broglie succédait à M. Pierre de la Gorce, et le portrait que le savant traça de l’historien, et que je viens de lire pour vous, Messieurs, était de tous points remarquable et propre à révéler dans le duc lui-même un historien et un écrivain hors de pair, par la hauteur de ses vues, la sûreté de son jugement et la netteté de son style. Il n’y a lieu de s’en étonner qu’en raison de la rareté de ses manifestations littéraires; et celle-là montre heureusement que finesse et géométrie vont ensemble dans un esprit large et attentif à la pensée, où savoir, réfléchir et dire ne font qu’un. Le duc Maurice de Broglie, sous ses disciplines précises, n’avait pas étouffé l’apport de son arrière-grand’mère, Madame de Staël, ni oublié les fermes leçons d’écriture que lui avait données son grand-père le duc Albert, l’ancien président du Conseil du 16 Mai, dans les intéressants Mémoires que notre confrère devait pieusement publier.

À ce discours sur Pierre de la Gorce, qui mériterait d’être relu, pour les justes idées qu’il contient sur les révolutions du siècle dernier, le duc de Broglie a donné un pendant aussi digne d’attention, en écrivant pour le Dictionnaire des lettres françaises au XVIIIe siècle, récemment paru, l’article que Son Eminence le Cardinal Grente lui avait demandé sur d’Alembert. Aucun sujet ne convenait mieux que celui-là à notre confrère, qui, à préciser ce qu’avait été la science aux yeux du fondateur de l’Encyclopédie, a pu faire le point sur ce qu’elle est devenue, et comment, au regard de la philosophie avantageuse d’il y a deux cents ans, l’envisage plus modestement et avec plus de circonspection « devant ses perspectives infinies », son « déterminisme conjectural » et « les probabilités dans les marges de l’incertitude », la philosophie de nos jours. Très justement mises en valeur par Louis Barthou, ces formules étaient celles de notre confrère. Elles montrent le penseur critique et prudent que ses recherches savantes et ses audacieuses découvertes l’avaient fait rester devant la vastitude des problèmes que le plus grand savoir ne fait qu’entrevoir. Je ne pense pas abuser des mots en reconnaissant là, certainement, la marque d’un très grand esprit. C’était celui du duc de Broglie, dont la perte a été sensible à chacun de nous. Je prie notre confrère le prince Louis de Broglie qui fut, avant de devenir lui-même, le premier disciple de son illustre aîné, d’agréer, ainsi que tous les siens, la respectueuse expression des condoléances de l’Académie.

Messieurs, au nom de l’Académie tout entière, la séance est levée en signe de deuil.