Réponse au discours de réception de Robert Kemp

Le 27 mars 1958

Émile HENRIOT

Académie française

 

Monsieur,

Lorsque décède un Immortel, le règlement de notre Compagnie veut que le directeur en exercice, lors de cette disparition, reçoive le nouvel élu, appelé à la succession. Le hasard a donc fait les choses avec symétrie puisqu’il m’appartient aujourd’hui de vous accueillir. Les critiques ne se mangeant pas entre eux, comme je l’ai lu un jour sous la plume d’un de nos confrères qui ne pratique pas lui-même ses préceptes, soyez rassuré, vous ne recevrez de moi ni coups de dent, ni coups de griffe. Ce sera peut-être moins amusant pour la galerie, mais nous aurons quand même quelques sujets de nous égayer, puisqu’il nous arrive à vous et à moi de mêler un peu de gaieté à ce que nous aimons.

Nous pratiquons, Monsieur, le même métier. Nous l’exerçons depuis longtemps, quelquefois dans le même journal où nous travaillons côte à côte, mais la division du travail y est si bien organisée que nous n’avons pas l’occasion de nous contredire dans la même page où nous avons chacun notre secteur différent. Ce voisinage, cet accord ou ces oppositions possibles ont leur raison dans le fait que nous sommes critiques tous les deux. Cet état permet d’avoir des opinions divergentes sans qu’il s’ensuive de querelles, obligatoirement, entre nous. Nous nous rencontrons ou nous divergeons sans acrimonie parce que nous éprouvons le même amour pour la littérature que nous entendons servir chacun selon notre conviction, librement.

Sur ce grand sujet de la critique, qui vous a amené ici, preuve qu’elle ne suscite pas toujours des interdits définitifs ou des ressentiments sans philosophie, — quoique ce qu’on lui pardonne le moins ce soit un article d’il y a vingt ans, et un silence de la semaine dernière, — il y aura naturellement beaucoup à dire, et bien que vous ayez déjà passé depuis longtemps et avec succès votre écrit et que vous veniez de passer très brillamment votre oral, j’aurai des questions à vous poser. S’il était dans les habitudes de l’Académie que nos réceptions fussent dialoguées, j’en serais fort aise. Je n’aurais que la moitié du travail à faire. Il me suffirait de vous poser des interrogations, auxquelles il vous serait facile de répondre. Mais comme nous devons parler l’un après l’autre, souffrez donc maintenant que je fasse ici les questions et les réponses, en espérant qu’elles seraient les vôtres, puisqu’à votre propos l’occasion m’est donnée d’esquisser en quelques lignes le portrait de ce phénomène que serait le critique idéal... Nous le retrouverons tout à l’heure.

Pour l’instant, je pensais, suivant la coutume, avoir à vous apprendre qui vous êtes. Vous m’avez prévenu, d’une manière émouvante, en nous instruisant vous-même de vos origines bordelaises, de votre enfance parisienne et en nous détrompant sur votre formation scolaire. À voir l’autorité de votre critique, nous vous croyions avoir été un professeur. Or, vous êtes à peu près un autodidacte, et vous nous avez prouvé que vous n’étiez pour cela ni moins savant ni moins respectueux de ce qu’on n’apprend pas tout seul. Nous ne retiendrons de vos touchantes confidences que la sensibilité de votre cœur et la fidélité de vos gratitudes. Vous êtes un homme qui savait aimer, et ce n’est pas incompatible avec la critique. Mais vous avez passé sous silence certains détails que votre modestie n’a pas cru devoir nous faire entendre. Je n’ai pas les mêmes raisons que vous de les taire, et je les rapporterai comme vous m’en avez fait part dans l’intimité. Vous avez donc eu une enfance fragile quant à la santé. De bons parents vous ont donné le goût des lettres et de la musique ; et avant même que de savoir lire, vous saviez qui était M. Prosper Mérimée : un client important d’un des vôtres, tapissier, qui lui recouvrait ses fauteuils quand il les avait trop fatigués. Lorsque vous passerez dans une de nos antichambres, vous aurez désormais l’occasion de saluer ce buste de l’auteur de Carmen, un des meilleurs de notre galerie, et comme s’il vous reconnaissait à travers ce parent interposé, vous aurez l’illusion que son sourire amusé et cependant affectueux s’adresse à vous. Un autre trait de votre jeunesse, que vous avez jugé sans importance de nous dire, est qu’à défaut d’agrégation où le latin vous a fait heureusement échouer, car vous étiez meilleur en grec, vous avez obtenu le diplôme de certificat d’études, que vous aviez faites à peu près seul au milieu des petites filles que vous évoquiez tout à l’heure si tendrement — et cela ne vous a pas empêché d’être le premier dans une de vos jeunes classes de français. Le jury vous avait donné pour sujet de dissertation un petit oiseau qui était entré dans votre salle d’école par la fenêtre ouverte. Vous ne lui avez pas demandé, comme Barrès dans une page fameuse du Mystère en pleine lumière : « D’où viens-tu, pigeon ? » Vous avez seulement amorcé votre devoir par une description imitative du vol de l’oiseau, et votre copie commençait par un frtt ! frtt ! si inattendu qu’il charma votre correcteur au point qu’il vous mit tout de suite hors concours. Avait-il pu prévoir que dans vos jugements critiques vous auriez souvent l’occasion de répéter ce frtt ! frtt ! pour signaler des œuvres qui ne feraient pas beaucoup de bruit et disparaîtraient, frtt ! frtt ! comme votre moineau, aussi vite et sans plus de trace qu’elles n’étaient venues ?

Mais à l’aide de ce volatile et du fauteuil de Mérimée, ayant sacrifié à l’anecdote, passons à des considérations plus sérieuses. Vous avez dans votre bibliothèque beaucoup de livres dédicacés pour la plupart, comme dans toute bibliothèque de critique, et revêtus d’ex-dono[1] aussi chargés de flatteries que d’espérances, mais parmi ces livres il en est un que vous m’avez montré un jour et qui m’a fait rêver. C’est une édition de Molière où j’ai vu inscrit à la première page : « À Robert Kemp, son ami Sainte-Beuve. » C’est ce qu’on peut appeler un exemplaire prédestiné. Il vous vient de votre grand-père qui portait le même prénom que vous, qui aimait beaucoup le théâtre, qui l’a bien servi, qui avait des lettres, en outre, qui vénérait Sainte-Beuve et que Sainte-Beuve honorait de son amitié sans savoir qu’un jour le petit-fils de ce Robert Kemp de 1839 pourrait justement se réclamer de lui, l’auteur des Causeries du Lundi, lequel pour vous est resté celui des entretiens de tous les autres jours de la semaine. Conservé dans votre famille, ce livre est heureusement parvenu entre vos mains et je ne doute pas que ce Molière, orné d’une préface de Sainte-Beuve et de son autographe amical, ne soit à l’origine de votre vocation. Il faut admettre que vous y avez aussi mis du vôtre. Sans être absolument existentialiste, je crois que nous nous faisons ce que nous sommes, pour des résultats quelquefois assez surprenants. Et cela m’autorise à vous interroger publiquement : puisque vous aimiez la littérature, comment avez-vous été amené à choisir, pour y exercer vos talents, son canton le plus décrié : la critique ? Car il est bien évident que vous l’avez choisie expressément et que ce n’est pas elle qui vous a mis de force la férule aux doigts. Je ne vois pas que vous ayez d’abord été poète — j’entends un poète avoué — et que l’homme ait survécu en vous à un jeune mort de cette espèce. Vous n’avez pas non plus publié de roman, tâté de la nouvelle, essayé du théâtre. Cependant vous aimiez assez les travaux littéraires d’autrui pour vous réserver de les juger un jour. Mon propos, Monsieur, ne comporte aucune perfidie, vous vous réserviez de juger ce que vous aimiez, en bon cartésien pour qui l’amour naît de la connaissance ; et la preuve que l’amour reste le plus fort, est que la somme de vos sévérités, après un long exercice de votre ministère, demeure très en-deçà de vos louanges et de vos enthousiasmes. C’est pourquoi, d’ailleurs, on vous aime, ce qui est assez singulier pour un critique, et en même temps on vous craint ou on vous déteste (cela montre que vous existez) — un mauvais Kemp pouvant empêcher de lire un livre ou couper les ailes d’une pièce.

Pour obtenir ce résultat, quelle est donc votre religion ? Quel est donc votre caractère ? Vous êtes enthousiaste. Vous avez quelquefois l’enthousiasme trompetteur et barytonant, et votre voix robuste, crépitante, fait souvent entendre de loin, dans l’entr’acte ou avant le lever du rideau, votre conviction retentissante, vos admirations ponctuées de Ah ! explosifs. Mais j’ai remarqué que vos irritations s’exprimaient plus modérément. Vous aviez eu toute la nuit pour les mettre au point. À vous rencontrer au théâtre, il me semble même que la nuit qui porte conseil vous rendait souvent plus modéré dans votre jugement écrit que ne l’avait été votre opinion parlée ou confiée à un ami pendant le spectacle. C’est du critique dramatique que je parle ici, puisque vous cumulez et que l’on vous a vu tour à tour, quelquefois dans le même temps, quelquefois dans le même journal, tenir des emplois différents selon qu’il vous fallait juger des livres, du théâtre ou de la musique, ou encore, à propos de rien ou de tout, donner votre opinion rapide, en chroniqueur et en moraliste, sur les choses les plus passagères du temps.

Votre ubiquité étonne, comme vos loisirs déconcertent. Si vous n’êtes pas à Nice, en Grèce, ou au Portugal, ou même à Moscou d’où vous avez rapporté le plus libre des récits de voyage d’un indépendant, quand on va vous voir et qu’on pense vous trouver un livre à la main, ou plongé dans des manuscrits, c’est au piano que l’on vous surprend en train de déchiffrer du Bach ou du Monteverdi. Vous avez dit un jour très joliment la joie du rêveur que vous éprouvez à vous asseoir seul devant le clavier. Vous avez rappelé dans un article que vous aviez même joué à quatre mains avec Romain Rolland, qui voulait, par cette épreuve, s’assurer de votre compétence, avant de vous confier la rubrique des concerts dans un journal où il aurait traité de la musique, si ce journal avait paru.

Musicien, et même mélomane, vous avez une culture surprenante par son ampleur et son libéralisme. Votre mémoire vous maintient en tête un répertoire infini et quand je vous disais tout à l’heure barytonant, c’est au propre, ce n’est pas seulement pour qualifier votre façon de parler, vous êtes capable de chanter comme de vous accompagner au piano et de justifier votre savoir par des références musicales aussi diverses que contradictoires. Vous aimez Fauré, Debussy, Wagner, Bizet, Strawinsky, Messager, Honegger, Messiaen. Offenbach serait surpris de vous avoir encore pour fidèle, et si j’avais la moindre voix et que je vous rappelasse un thème de la Traviata, de Roméo, de la Périchole ou la première phrase des Adieux de l’hôtesse arabe, vous me donneriez instantanément la réplique et plus que moi vous charmeriez vos auditeurs. Je n’ai pas oublié, Monsieur, une légende qui court sur vous et qui atteste que votre fanatisme musical remonte loin. Lorsqu’au mois d’avril 1902, le Pelléas et Mélisande de Debussy fut donné pour la première fois à l’Opéra-Comique, vous étiez de la petite bande d’amateurs fervents qui ne manquaient pas d’aller applaudir ce chef-d’œuvre toutes les fois qu’on le représentait, en soirée ou en matinée, car il y avait à monter la garde et au besoin répondre aux ennemis de cet art nouveau. Vingt fois de suite on vous a vu vous émouvoir des malheurs de Mélisande, de la tendresse de Pelléas et des sages propos du vieil Arkel, applaudir frénétiquement le charme de Mary Garden, la voix de velours de Dufrane et la diction subtile de Jean Périer. Mais comme vous n’assistiez pas à la vingt et unième représentation, la petite troupe de choc des Debussystes intransigeants s’indigna et lors de la représentation suivante, M. Mazon, l’un d’entre eux, Mazon le Grec, sans supposer qu’il pût y avoir une seule excuse à votre absence, vous dit sévèrement : « Alors, vous désertez ? »

Non, Monsieur, vous n’avez jamais déserté. Ceux qui vous connaissent vous ont toujours retrouvé au même poste et au même point du combat que vous menez depuis cinquante ans, mettons cinquante ans. On vous a vu le poursuivre à la Liberté, au Temps, aux Nouvelles Littéraires, puis au Monde, sans parler de grands journaux de province ou de l’étranger. Car d’abord, avant d’être critique, vous l’avez proclamé avec une fierté qui est la nôtre, vous êtes journaliste. Votre talent le veut, votre nature, votre mission, bref, en somme, la nécessité. C’est la nécessité qui nous fait les uns et les autres écrire dans les journaux. Vous avez pris de très bonne heure cette discipline. Nous l’aimons, mais elle est pénible. Elle est coûteuse et je puis même dire qu’elle est d’autant plus coûteuse qu’elle ne rapporte pas beaucoup, car en général les journaux où l’on fait place à la littérature ne sont pas riches, et les éditeurs ne nous donnent pas la sportule[2] pour parler favorablement de ce qu’ils publient, comme le croient des malpensants. Mais vous savez que par le journal vous touchez tout de suite le public sur ce que vous tenez à lui faire savoir, que tel livre est beau, que tel prix littéraire n’a pas été très bien donné ou a été donné heureusement, que telle pièce mérite d’être vue ou que tel acteur s’est surpassé hier, ou que tel autre, qui vient de mourir oublié, vous a laissé un souvenir extraordinaire de ce qu’il faisait en scène dans tel rôle il y a trente ans. Si un lecteur d’aujourd’hui peut être instruit de la fureur contre elle-même que Sarah Bernhardt apportait dans le rôle de Phèdre jusqu’à frapper de ses deux mains crispées son ventre responsable, ou du hurlement de Mounet-Sully offrant aux Thébains le spectacle de ses yeux troués et sanglants, c’est à vous, Robert Kemp, qu’on le doit encore et à votre grande mémoire de témoin. Témoin, vous l’êtes comme on l’est au Palais de Justice où l’on vient dire devant les juges ce qu’on sait, ce que l’on a vu, après quoi l’on se retire et il ne reste de ce témoignage que de quoi émouvoir un peu, très momentanément, le jury. De même nos écrits confiés à nos feuilles d’un jour, car vous avez admis une fois pour toutes, en vrai journaliste que vous êtes, le dur conseil d’Adrien Hébrard, le maître de notre profession : « Rappelez-vous, mon enfant, disait-il à un débutant, qu’un journal est fait pour être conçu, écrit, imprimé, lu et oublié dans les vingt-quatre heures. » Comme il disait encore que ce n’est pas la Seine qui coule à Paris, mais le Léthé, en effet, on y oublie vite et ce qui est imprimé dans les journaux, fût-ce le meilleur, est déjà oublié quand on commence à peine à prendre une feuille de papier pour y écrire, souvent du même style, souvent du même cœur et de la même encre, l’article qui paraîtra demain ou ce soir.

À ce propos d’oubli, il est bien certain que si Sainte-Beuve avait laissé dormir dans les poudreuses collections du Constitutionnel ou du Moniteur ses feuilletons et ses études qui ont fait sa gloire durable lorsqu’il les eut réunis en librairie dans les volumes des Portraits Contemporains, des Causeries du Lundi et des Nouveaux Lundi, il ne serait plus aujourd’hui qu’un nom et son œuvre lumineuse aurait cessé d’être connue. Plus de la moitié des feuilletons si bien écrits de Théophile Gautier et de Théodore de Banville, aussi beaux prosateurs critiques et bons juges qu’ils furent d’éclatants poètes, n’ayant pas été recueillis, sont perdus faute d’avoir trouvé la bouée du livre où s’accrocher pour surnager. L’excellent Émile Montégut a disparu à peu près corps et biens et il n’y a que les introductions savantes de sa grande traduction de Shakespeare pour nous faire savoir quel il fut. Plus près de nous, votre ami Paul Souday, que vous aimiez, à qui vous êtes demeuré fidèle, et qui se réjouirait aujourd’hui avec vous de votre accession parmi nous où c’est peut-être lui qui vous recevrait, Souday ne survit que par trois ou quatre recueils alors que ses feuilletons méthodiquement rassemblés en volumes conserveraient encore vivantes les remuantes querelles d’esprit que, sous sa plume, suscitait son indépendance. Pour vous, Monsieur, rien n’est encore perdu et nous vous adjurons de mettre un fond à votre tonneau des Danaïdes où, depuis plus d’un demi-siècle, vous ne cessez de jeter le meilleur de vous-même et de votre pensée dans des flots d’encre, car on a souvent comparé à ce tonneau percé que les malheureuses Danaïdes, pour un crime d’ailleurs intolérable à imaginer (sur cinquante, quarante-neuf d’entre elles avaient égorgé leurs maris le soir de leurs noces), furent condamnées à remplir éternellement ; on a comparé, dis-je, leur vain travail à celui du journaliste, et quoique vous ne soyez capable d’aucun meurtre, vous aussi vous subirez ce châtiment de travailler longtemps pour rien, votre travail au jour le jour n’étant assuré d’aucune durée. Vos amis vous demandent de rétablir cette situation. Il ne vous en coûterait que de rassembler chez un éditeur un bon choix de vos critiques dramatiques et de vos critiques littéraires que vous avez jusqu’ici profusément dispersées à tous les vents de l’actualité.

Par un choix méthodique et justifié vous pourriez remplir de vos œuvres toute une bibliothèque, et donneriez ainsi, avec cette somme, un juste démenti aux mauvais plaisants ou aux ingrats qui s’étonnent de l’élection à l’Académie d’un homme qui a si peu produit, quand, en réalité, Monsieur, ce que vous avez écrit dépasse en abondance matérielle et en diversité l’œuvre de nombreux d’entre nous.

Votre erreur tient à votre coupable et fastueuse dispersion. Dans chacun de vos feuilletons, vous rendez compte, exactement d’ailleurs, de cinq ou six volumes. Laissez-moi vous dire que vous gâchez un peu le métier, car, pour parler de cinq ou six volumes dans un article, il faut bien en avoir lu au moins dix ou douze afin de se persuader qu’il n’y a en fait rien à dire de ceux sur lesquels on s’est tu. Outre ces lectures de livres, vous avez à prendre connaissance de beaucoup d’ouvrages manuscrits qui vous sont soumis par des auteurs débutants, soucieux de connaître votre sentiment, quelquefois par de vieux chevronnés qui crient au secours contre le silence ou voudraient bien trouver par votre intermédiaire un éditeur ; cela ne remplit encore qu’à moitié votre existence car il vous faut aller aussi au théâtre et vous y allez tous les soirs. Vous avez même fait le compte de ces sorties, qui n’étaient pas toujours, je l’espère pour vous, des « soirées perdues » : vous avez assisté, dites-vous, à sept mille représentations. C’est qu’il n’y a pas de nouveaux spectacles qui ne vous attirent, et la plus petite salle vous paraît mériter votre attention, si une jeune troupe y montre de l’activité, quand un acteur que vous avez déjà entrevu s’y laisse voir ou s’il groupe autour de lui, dans une jeune compagnie nouvelle, une troupe fervente. Vous êtes présent à toutes les nouveautés, vous allez voir toutes les reprises, votre respect du texte vous rend attentif à la façon dont il est servi ou maltraité, car votre amitié pour le théâtre ne vous empêche pas de donner la première place au texte et au mot. Pour vous, un mot écrit et voulu par Molière, par Racine, par Musset, Becque ou Giraudoux, doit l’emporter sur toutes les inventions matérielles des metteurs en scène, des décorateurs, des électriciens et des accessoiristes. Je ne sais, Monsieur, si vous pourriez vous vanter comme Stendhal d’avoir vu jouer soixante fois Othon de Corneille, qui n’est pas sa meilleure pièce, mais qui mérite l’intérêt ; je ne sais pas combien de fois vous avez vu représenter Phèdre ou les Fausses Confidences, le Misanthrope ou Rodogune, je sais seulement votre expérience du théâtre aussi considérable et approfondie que votre savoir. Votre respect du mot ne vous empêche pas de témoigner votre sympathie active à ceux qui ont charge de le proférer et, sans admettre que le spectacle puisse avoir le pas sur la pièce, vous êtes infiniment présent au travail des gens de théâtre et bienveillant à leurs recherches comme à leur talent. Vous savez comment ils ont joué ou mis en scène. Et vous n’êtes en rien blasé sur les plaisirs du drame et de la tragédie, au point que vous attendez toujours quelque chose du spectacle qui vous fait courir. Attentif, bien calé dans votre fauteuil, vous n’êtes pas blasé, non, mais vous êtes quelquefois déçu. À l’occasion d’une-récente représentation de Bajazet, vous avez avoué, il y a peu, que depuis que vous allez au théâtre vous n’avez encore jamais vu de vraie Roxane. Votre amour du théâtre vous rend toutefois indulgent. Il vous est arrivé un jour d’écrire que dans le rôle de Phèdre Mlle Une Telle n’était pas bonne, alors qu’elle était franchement détestable.

Jusqu’ici, Monsieur, je n’ai dit que votre activité généreuse. Voyons au nom de quels principes elle s’exerce. Et cela dépasse l’individu ; puisque c’est enfin de la critique qu’il faut parler. Comment donc la concevez-vous, cette dixième Muse, dont vous faites la sœur de Clio et l’une des filles de Mnémosyne, la Mémoire — ce qu’elle est en effet justement, et chez vous plus qu’en aucun autre ? Nous sommes d’accord pour constater à son propos qu’elle a peut-être deux visages. Il y a l’histoire littéraire, genre noble et sans grand risque, je le sais, qui met en place dans le temps les œuvres classées et qui les étudie dans leurs dessous. Elle est utile. Elle est d’information et d’enseignement général. Elle peut être querelleuse et polémique, discutante, ou elle peut aussi ne rien casser, ne rien déplacer, et se contenter d’établir avec discernement les faits pour l’instruction du lecteur. Il est plus facile de parler d’Hugo, de Verlaine, de Baudelaire, de Stendhal, et en les situant dans leur temps, en les mettant en cadre, entre leurs origines, leurs lectures, leurs amours ou leurs amitiés, d’utiliser sur eux, pour faire le point, les travaux des chercheurs et des exégètes précédents, et aussi bien les documents nouveaux, lettres, journaux, mémoires, papiers intimes qui ont pu venir compléter ou renouveler, plus ou moins sûrement, l’éclairage. L’histoire littéraire travaille dans le temps — et elle a le temps.

La critique, elle, travaille d’abord au jour le jour, dans l’heure même. Elle doit aller vite et tirer au but instantanément. Elle est d’information, elle rend compte, elle déblaie le terrain, elle prend immédiatement parti et, par un jugement de valeur, elle guide le lecteur au milieu des livres qui sentent encore l’imprimerie d’où ils sont sortis ; et quelquefois, quand elle est exercée par un vrai critique, elle ouvre la voie à l’œuvre nouvelle, à l’œuvre inconnue. On peut reprocher à Paul Souday de grands sectarismes, il n’en demeure pas moins l’homme qui, le premier, ayant lu le Swann de Marcel Proust, en a dit dans un premier article, devant le grand public, l’importance, la nouveauté et l’intérêt. Ce jugement de Paul Souday sur Proust, en 1913, s’est trouvé confirmé par la suite.

Le métier de critique est difficile. Il exige du savoir et du goût, de la conscience, du courage, de la liberté. Vous répondez, Monsieur, à ces exigences, et c’est pour cela que nous vous avons élu, quand bien même vous ne faites pas toujours plaisir à chacun de nous. Vous avez beau vous accuser d’impressionisme, vous respectez en vous avec assez de constance et de rigueur l’image du critique idéal pourvu d’une perfection à laquelle aucun de nous ne peut prétendre, et que nous nous efforçons seulement d’approcher ; mais n’est-ce pas la définition de tout idéal ? Quel est-il donc ce critique parfait ? Il faut qu’il ait tout lu, et qu’il lise encore, même les livres dont il parlera, contrairement à beaucoup qui préfèrent seulement survoler avec passion pour n’être pas embarrassés en regardant les choses de trop près et plus froidement. Il faut que ce critique parfait aime la littérature tout entière, et la considère comme un tout, chacune de ses parties à son échelle. Il le faut averti des choses de la vie dont la littérature n’est que le miroir, pour qu’il puisse dire si ce qu’elle reflète est exact, si le miroir n’est pas déformant. Il le faut indulgent non pas aux fautes, mais aux hommes, c’est-à-dire généreux et bon ; et farouchement armé, par récompense, contre l’imposture, le mensonge et l’à-priori ; c’est-à-dire éventuellement contre d’autres critiques, s’ils sont d’un avis différent. Lui-même, il se corrigera s’il aperçoit s’être trompé ; il sera lui-même son appel et sa cassation. Vous pratiquez, Monsieur, cette prudence, cette honnêteté. Vous tâchez de voir le nouveau, vous avez plaisir à le faire connaître. C’est là le service public du critique qui ne consiste pas toujours à critiquer et à chercher la petite bête, à maudire, ou à mépriser, parfois du haut d’une petite taille ; ce service consiste aussi bien et surtout à louer, c’est-à-dire à faire comprendre ce qu’on a trouvé beau et à justifier son éloge par juste raison. Le cri célèbre d’un spectateur interpellant Molière du parterre : « Bravo, Molière, voilà de bonne comédie » était d’un bon juge, et ce juge était généreux. Je suis sûr, Monsieur, que vous l’aimez de tout votre cœur, car vous aussi vous éprouvez de la joie à crier Bravo ; et vous êtes de ce petit nombre de vrais amateurs qui aimez louer parce que le talent d’autrui vous fait plaisir. Vous faites admirer et vous faites comprendre. Vous instruisez en même temps, et à établir ainsi une sorte de pont entre l’auteur et le lecteur, vous êtes le critique de l’un et de l’autre, aidant celui-ci à devenir plus réceptif, et celui-là à faire des progrès dans son art ; tour à tour, vous prenez la défense de l’un devant l’autre, en obligeant le lecteur à s’élever pour admettre le plus difficile, ce qu’il n’avait pas compris jusque-là, qui le dépasserait sans vous. Et vous obligez l’écrivain à être digne de lui-même et à faire de son mieux pour être entendu, ce qui n’est pas toujours aisé à obtenir, entre les habitudes prises, l’hermétisme voulu, les incorrections paresseuses et les manies au goût du jour. Sans parler de tous ces orgueils qui ne veulent pas se corriger.

Pour cela, il faut que le critique tire sa vérité de lui-même. À l’occasion d’un de nos confrères, qui est aussi l’un de nos amis et qui a très bien parlé de Molière, « avec qui on ne transige pas », vous avez observé que c’étaient ses propres sentiments, ses souvenirs, ses angoisses, ou ses jalousies qui lui ont fourni les clefs nécessaires pour ouvrir les caractères des héros du livre ou du drame. C’est bien cela que nous devons être, les critiques, dans notre collaboration continue avec les auteurs vraiment humains, les amateurs d’âmes. Je vous cite : « C’est bien cela, et non un pédant, jugeant de loin, sans contacts, sans mémoire de ses propres drames ; et colorant de ses propres couleurs, vivifiant de ses expériences vécues, les œuvres qu’on lui présente ; les doublant de lui-même, et les métamorphosant peut-être, mais pour les enrichir. »

Et vous dites encore excellemment : « Le rêve refait les chefs-d’œuvre... C’est par cela qu’une reprise de Shakespeare est plus bouleversante que cent pièces nouvelles qui ne sont que comètes sans queue. » Si l’on vous poussait, vous seriez peut-être du sentiment de Montesquieu qui assurait que « jusqu’à ce qu’un homme ait lu tous les livres anciens, il n’a aucune raison de leur préférer les nouveaux... » Mais, Dieu merci, Monsieur, vous ne lisez pas tout le temps Montesquieu et fût-ce à travers quelquefois les plus mauvais livres que nous sommes obligés de lire, vous restez curieux de l’air du temps, de notre temps. Aussi bien, le métier de critique n’est-il pas pour vous de tout repos. Vous avez spécifié qu’il vous donnait quelquefois des secousses plus rudes que celles du toboggan, lorsque par exemple l’actualité d’une lecture ou d’une relecture vous fait passer de Renan à Léon Bloy, ou des grâces précieuses de Giraudoux aux délectables gaucheries de J. K. Huysmans. Vous-même, vous souffrez de vos contradictions, et ayant beaucoup aimé Anatole France, vous avez dû être malheureux d’observer en le reprenant les raisons que vous avez aujourd’hui de ne plus l’aimer, ou ce qui est plus triste, de l’aimer moins. Vous êtes d’une nature bienveillante, et vous avez dû guerroyer contre les littératures du désordre, et les jeunes barbares, et les professionnels de l’écœurement. Il y a des jours, n’est-ce pas ! où il faut se fâcher contre les malfaçons, les parti pris et l’exploitation du scandale. Vous ne vous mettez pas souvent en colère, bien que vous ayez souvent à manifester votre irritation et votre dégoût. Et il y a aussi des jours, où sans nul plaisir à cela, il faut s’habiller en rouge comme le bourreau, ainsi que le disait Barbey d’Aurevilly dans sa superbe, s’apprêtant à exécuter Madame Sand.

Et encore George Sand était-elle une très heureuse occasion pour l’exécuteur de faire de brillants effets d’éclair avec sa hache. Un des inconvénients très fréquents de notre métier, Monsieur, réside en la difficulté d’écrire de bons articles sur de mauvais livres. Nous sommes souvent placés à cet égard dans la même situation que le poète Albert Glatigny qui avait accepté de faire sur une scène de music-hall un numéro d’improvisation. Il demandait au public de lui donner des rimes, et sur celles qu’on lui envoyait il bâtissait des impromptus que sa facilité lui permettait de faire excellents, quand on lui suggérait des rimes un peu rares. Mais à la longue, le public, amusé lâchement de son embarras, lui jetait des rimes fatales dont il n’y avait rien à tirer, comme amour et toujours, maîtresse et caresse, feux et vœux, et l’infortuné Glatigny fut bientôt obligé de renoncer à ces inutiles jongleries ; ces rimes fades et molles ne provoquant en lui aucune étincelle.

Monsieur, c’est souvent notre cas. Quand on nous envoie de bons livres, nous pouvons faire de bons articles, mais il est bien certain, fort regrettablement pour nous, que sur des livres médiocres nous ne pouvons écrire que de médiocres feuilletons ; et c’est nous alors qui avons l’air de baisser. À moins qu’ayant pris le parti de nous mettre en colère, ce soit un article méchant qui nous fasse encore trouver bon. Et voilà en passant un nouveau trait à ajouter à notre Physiologie du critique. Est-il bon ? Est-il méchant ? Quelle différence peut-on faire entre la méchanceté et la sévérité critique ? La méchanceté sera de l’homme, et viendra de sa fatigue ou de sa bile. La sévérité sera du penseur. Elle tient de l’esprit et elle s’exerce en considération de l’art ; car il est une chose assurée, c’est que s’il y a chez un critique vocation, cette vocation ne peut être fondée que sur l’amour le plus exigeant, et le service le plus consciencieux de la littérature. La sévérité consistera toujours pour lui à mettre la littérature au-dessus des littérateurs et pour cela à ne considérer en eux que les écrivains ; entre lesquels il y aura à distinguer les écrivains, les bons écrivains et les grands écrivains. Ces différences sont forcément comparatives. Les grands écrivains, ce sont les maîtres. Les bons écrivains, ce sont ceux qui ne font pas de fautes. Les écrivains tout court, cela sert à faire très honorablement pour eux la différence d’avec ceux qui ne sont pas des écrivains.

Dès lors, Monsieur, vous le savez, pour peu que vous fassiez de ces distinctions, vous provoquez des mécontentements, et vous risquez de ne plus pouvoir dîner en ville très souvent, vu l’abondance des critiqués, ou par prudence de cesser d’aller dans le monde, pour n’y pas rencontrer et trouver personnellement très aimables des auteurs dont vous aurez à dire mauvais le prochain livre. L’autre inconvénient est d’être quelquefois haï par des gens qui, sans se mêler eux-mêmes d’être auteurs, n’aiment pas ceux que vous admirez ; et cela peut même arriver à des hommes aussi débonnaires que vous, à qui un lecteur irrité de vous voir toujours louer Valéry, Claudel ou Alain, a écrit : « Crevez donc, Monsieur ; crevez vite ! » C’est vous qui avez rapporté ce propos surprenant, dont à la réflexion il ne faut cependant pas trop s’étonner. Les réactions à la chose écrite sont violentes. Vous en avez très sagement pris votre parti, et je vous cite encore pour qu’en ce jour heureux aucun de nos amis ne puisse avoir à s’affliger de ce qui vous aurait fait de la peine : « Je suis protégé en de pareils cas par un procédé infaillible. Je me dis toujours : Un tel ne me connaît pas. S’il me connaissait, comme il m’aimerait ! C’est sûr... » Vous vous êtes repris cependant de cet optimisme, en bon critique autocritique ; vous avez prudemment bémolisé votre confiance, en ajoutant : « C’est presque sûr. » Soyez aujourd’hui rassuré. Maintenant que vous êtes immortel — oh ! très provisoirement, comme nous tous, — votre injurieux correspondant en est seulement pour son vœu.

Pulsanda tellus ! Remontons. Comme c’est à l’occasion d’autrui que nos jugements nous font mieux connaître nous-mêmes, il convient d’évoquer ici votre maître, notre maître à tous, dont vous avez filialement parlé, Sainte-Beuve. Vous notez à son propos que ç’avait été « par l’effort historique que le XIXe siècle accomplit son destin, qui était de voir plus clair, de comprendre mieux d’où il venait et ce qu’on avait fait avant lui. L’effort mineur, mais plus effectif, fut celui de la critique. Il fallait voir clair aussi dans les œuvres ; les classer ; raviver des cendres la beauté ; accompagner, expliquer l’évolution de l’art ; ou se flatter ingénument de le diriger. On avait retrouvé Clio. On inventa une muse de la critique, que l’on confondit souvent par malheur avec la censure. Anastasie ! Elle a un beau nom. Il signifie résurrection ». Alors, vous vous êtes demandé ce qu’était la critique avant Sainte-Beuve. « Un art ? Assurément non. Et nul n’aurait songé à inventer, pour veiller sur elle, une fille de Mnémosyne. Depuis Sainte-Beuve, premier en date et en talent, on lui accorde un grain de divin, une parcelle de génie... Sainte-Beuve, rivière transparente » ; et en amont ou en aval, ou parallèle, un Geoffroi, un Villemain, un Nisard, un Cousin... Après Sainte-Beuve, vous pouvez parler « d’une critique vivifiée et enorgueillie qui comprendra des Taine, des Renan ; et cette solide phalange, Montégut, Saint-Victor, Brunetière, Faguet, Lemaître, et même le ravissant auteur de la Vie littéraire, Anatole France, éclaireur de soi-même autant que de ceux qu’il lisait. » Et voici, Monsieur, votre page, où vous reconnaître :

« Sainte-Beuve, on le cite à chaque instant et il est le bienfaiteur des historiens du XIXe siècle littéraire. Que feraient-ils sans lui ?... La critique reconnaît en lui sa source et son bouclier... Qu’importe, avez-vous dit encore, qu’il ait eu le visage chafouin, le cheveu rare et roux, l’âme rancuneuse, le cœur pas toujours brave ? Qu’il se soit tapi dans son feuilleton comme un serpent dans un buisson de roses, et gorgé, en même temps que de ses vérités, de poisons qui l’ont tué prématurément, et lui faisaient plus de mal qu’à ses victimes... L’envers ne valait pas l’endroit, c’est entendu. » Mais vous l’avez plaint, ce raffiné, ce délicat, sensible à l’âme, à la beauté des femmes, de n’avoir possédé en esprit, sauf une peut-être, que des mortes. Vous l’avez plaint aussi, très finement, « de son martyre au milieu des Lamartine, des Musset, des Flaubert ». Vous avez dit « en vérité qu’on ne peut envier à Sainte-Beuve que son intelligence et sa gloire », et rien de sa vie. Mais vous reconnaissez que « le destin avait accordé des compensations à Sainte-Beuve : un cerveau limpide, la chance de naître presque au début du siècle, d’assister la littérature en pleine mue ». Savant comme il était, vous lui savez gré de rester « le Critique » subtil et modéré, mais vous protestez contre la réputation un peu trop scolaire qu’il a d’avoir fait « l’histoire naturelle des esprits », par là d’être un homme à système — et vous détestez les systèmes, « une tare, dites-vous, qui ne pardonne pas ». Vous ne pouvez l’assimiler à Linné, à Buffon, à Cuvier. Il n’a pas pour vous reconstitué l’histoire en rajustant des ossements. C’est la vie qu’il rendait aux hommes et aux femmes du passé. Sainte-Beuve est pour vous justement un portraitiste, « un merveilleux iconographe ». Si vous estimez un peu courte sa définition du critique « qui sait lire et enseigne à lire », vous la trouvez juste en ce qui le concerne et capable de le représenter fidèlement. Vous convenez de ses erreurs, de ses inexpiables oublis : Baudelaire, Nerval ou Balzac, et vous reconnaissez que sur ce point-là il faut plaider coupable, et, à défaut d’excuses, imaginer des explications. La plus triste, la plus grave, la plus émouvante serait qu’à l’époque de ces absences, Sainte-Beuve « était un homme fatigué, plus vieux que son âge ». Vous auriez souhaité une statistique des erreurs de Sainte-Beuve pour la comparer à celle de ses réussites et de ses divinations. De fait « les erreurs sont saillantes, mais peu nombreuses. Les jugements justes et les heureuses découvertes fourmillent ».

Pastichant Sainte-Beuve lui-même dans sa prosopopée célèbre sur les raisons d’aimer Molière, vous aussi, vous avez écrit dans une belle page sur ce thème « aimer Sainte-Beuve » toutes les raisons que nous avons d’aimer la littérature comme lui, d’apprendre à la connaître comme il la connaissait, de maintenir toujours le lien étroit qui rattache la littérature à la vie, sans qui elle ne serait que de la littérature.

Aimer Sainte-Beuve, écriviez-vous, « c’est aimer la critique comme un art de finesse », — et cet art-là, Monsieur, à votre tour, toute votre vie, vous l’aurez passionnément pratiqué, et en connaissant ses limites. Vous avez protesté contre ceux qui refusent de la tenir elle-même pour un art ; alors qu’elle est cela, précisément, un art littéraire et créateur, indépendant de ses objets ; mais vous avez observé aussi que devenant plus personnelle, à force de se dissocier de ce qu’elle juge, elle se fait quelquefois métaphysique, et même de nos jours « métacritique », avez-vous dit, se prenant pour sa propre fin et trop orgueilleuse pour servir autre chose qu’elle, sans rapport avec la littérature à juger ; c’est alors son seul jugement qui lui importe... Heureusement pour nous, Monsieur, vous n’êtes pas du tout métacritique, et ne vous occupant que des œuvres, et de ceux qui les ont écrites, c’est votre façon à vous, sans nulle tentation supraterrestre, de rester vivant et humain. Cela ne vous fait point trahir pour autant la cause sacrée de l’intelligence, et à propos de la Philosophie de l’art, de Taine, vous avez noté dans une phrase qui vous honore que « d’un tel livre un jeune esprit demeure ébloui et compte la révélation entre les nobles souvenirs de sa vie ».

Oui, c’est par sa connaissance des maîtres qu’un esprit cultivé se distingue. Je le reconnais en vous avec d’autant plus de plaisir que sur ce chapitre nous avons été une fois divisés, à ma grande honte. Il y a une affaire Pindare, entre nous, depuis le jour où, avec une légèreté qui ne prévoyait pas ses conséquences, je me suis permis d’imprimer dans le même journal où nous collaborions, que c’était bien ennuyeux, Pindare. Vous n’avez pas manqué de me rappeler souvent ce propos très déraisonnable et qui n’était en somme fâcheux que pour moi, mais l’affaire n’a pas eu de suite et si l’on nous a vus l’un et l’autre l’épée à la main, c’était pour nous faire tour à tour présent de celles que nous portons aujourd’hui à nos flancs et qui heureusement, faute d’un autre emploi, et ne pouvant même pas nous servir de coupe-papier, font surtout partie de notre costume. Mais venons à plus sérieux qu’à une querelle de personnes sur une erreur d’appréciation. Venons à ce que vous admirez, toniquement, pour vous et les autres.

Un jour que par une lettre anonyme, je venais d’être accusé de faire le jeu des communistes, parce que je disais ne pas aimer les Allemands, j’ai pu constater, et écrire, qu’un de vos livres m’avait servi de ballon d’oxygène contre les gaz asphyxiants de la sottise, comme on s’en sert, dit-on, pour aider à la traversée des égouts. Ce livre, ce sont vos Lectures dramatiques, d’Eschyle à Giraudoux, votre premier recueil, où vous avez réuni, peu après la guerre, quelques-uns de vos essais les mieux venus. Ce n’est à vos yeux qu’un choix d’articles ; particulièrement dignes ceux-là de ne pas être oubliés, tant pour la circonstance où ils furent écrits que pour le ton encore frémissant qu’ils en conservent. Je me les rappelle, ces feuilletons, quand ils paraissaient pendant notre exode à Clermont-Ferrand, à Lyon, dans le Temps. Nous étions séparés, vous et nous ; mais nous étions unis et redressés dans le même chagrin, les mêmes réprobations, la même attente. Des articles, bien sûr ! Vous nous les envoyiez au journal, pour les faire imprimer en zone libre, et cela n’allait pas tout seul, du fait d’une censure inquiète — car les Allemands s’étaient plaints de découvrir ce que sous couleur d’hellénisme et d’érudition, un esprit pervers avait pu cacher de mauvais propos et d’allusions désobligeantes contre l’occupant, dans ses savantes analyses des Sept contre Thèbes, du caractère d’Antigone et des irréductibles prescriptions de la loi non écrite.

Excellents en 1940, 1942, ces articles, encore aujourd’hui de premier ordre, continuent de sonner le plein. Ils sont bien faits, nourris, solides. On voit qu’ils ont été écrits avec loisir. L’occupation en donnait — sans la pensée hâtive et bousculante du suivant. Loin de la fabrication journalière et des balbutiantes tentatives, ils ramènent aux sources les plus hautes du théâtre grec, familières au disciple resté fidèle des Croiset, dont j’envie la grécomanie et la compétente ferveur, en dépit de sa sévérité à m’accabler lors de notre affaire Pindare. Victime des programmes de 1902, privé de grec par de barbares professeurs qui avaient choisi pour nous, afin de désencombrer leurs classes, en nous envoyant ailleurs apprendre aussi mal l’anglais et l’allemand, je sais, Monsieur, ce qui me manque, et je ne vous en ai que plus de gratitude, et à ceux comme vous qui nous ont fait participer depuis à votre savoir et à votre foi. Premier effet de cette excitante critique : il faut se rapprocher des textes, et j’ai donc relu, ou plutôt pour être franc, comme vous dites, j’ai lu, sur vos injonctions, les Perses, Prométhée, les Sept contre Thèbes, Antigone. Quel bain tonique, vivifiant, ne serait-ce que dans une traduction, fût-elle à contrôler par une autre aux passages douteux à préciser ! Par exemple, je cherchais cet endroit des Perses d’Eschyle, où le chœur déplorant le désastre des flottes de Xerxès montre les morts asiatiques, dérivant, portés sur les eaux par leurs larges robes étalées. « Corps sans vie emportés dans leurs saies errantes », dit l’admirable Paul Mazon dans son édition Budé. Mais Leconte de Lisle supprime purement et simplement ce détail, chose vue, saisissante pourtant, relevée en témoin par le poète à Salamine : il y était. Dirai-je qu’à ce nouveau contact avec ces vieux chefs-d’œuvre, je n’ai pas été aussi frappé qu’en 1942 par les allusions que justement alors vous nous y faisiez voir ? Elles s’y trouvent sans doute. Dans nos dispositions d’écorchés, la moindre analogie nous paraissait sensible et parlante pour nous. L’émouvant, dans cette voix venue de si loin, c’étaient des malheurs et des plaintes, et des espérances semblables aux nôtres qu’elle nous proposait : dans les Sept, une ville assiégée, la panique des femmes sur la place, l’héroïsme de ses défenseurs, la cité dégagée enfin ; dans les Perses, vus du côté perse, la défaite d’un conquérant jusque-là heureux, puissant et triomphant, et la délivrance de la Grèce sur laquelle il faisait peser la terreur. Le conquérant vaincu, les terres délivrées, les espoirs aveugles, ces mots, ces images, ces pensées agissaient profondément dans les cœurs des années quarante, où nous étions encore dans les illusions et les espérances. Dès le commencement de l’épreuve, c’est le lettré qui, en moraliste, avait vu clair. « Sans les rêves de beauté, la vie que nous allons mener serait intolérable », disiez-vous. Elle l’a été en effet, et la poésie n’a servi que d’un voile peu efficace contre les réalités de l’horreur. Est-ce vrai qu’une grande douleur grandit ? Vous vous le demandiez et vous ajoutiez : « Nous allons voir... » Nous avons vu, hélas ! et votre interrogation ne valait que pour dater la page, au plus noir de l’angoisse et à la veille de l’expérience où nous allions être obscurément engagés.

Quelque chose au-delà demeure, qui n’a pas cessé d’importer ; qui plus que jamais nous importe, ce thème d’Antigone, qu’on ne m’accusera pas, en passéiste, d’évoquer, quand on le voit fournir aux plus récents, comme M. Anouilh, aux plus préoccupés de modernisme, comme Jean Cocteau, des occasions nouvelles de variations sur la vérité éternelle. Vous avez regretté, Monsieur, que Giraudoux n’ait pas eu le temps de composer une Antigone à sa façon, dans le style de ses paraphrases poétiques, comme il a refait Alcmène, Electre ou Judith. Regrettons aussi, tout en nous méfiant un peu de ce que fût devenue entre ses mains une Antigone précieuse. L’essentiel d’Antigone est sa simplicité, sa droiture, son absence de torsion et de complication. Elle est, d’une seule pièce et sans bavardage, un être fidèle à ses lois, et qui, jusqu’à en mourir, s’oppose à ce qui les contrecarre. Elle est la piété, la charité, elle est la conscience inflexible. Son devoir est de rendre à son frère mort les honneurs funèbres et les purifications rituelles qu’exigent les morts ; et elle les rendra, malgré le décret de Créon qui veut châtier l’ennemi de la cité, en le privant de sépulture. Telles sont les conditions religieuses du drame de Sophocle, mais on voit combien le mythe d’Antigone les dépasse et reste pour nous, aujourd’hui, symbolique. Vous avez protesté, Monsieur, avec raison, contre l’observation spécieuse et stupéfiante d’un savant helléniste de nos jours qui, dans son édition de Sophocle, assure qu’« un moderne ne peut s’empêcher de remarquer que les lois éternelles d’Antigone ne sont plus les siennes ». Au pied de la lettre c’est possible — quant à l’affaire des rites grecs. Mais pour l’esprit, les raisons de cette héroïne sont toujours les nôtres : respect des morts, charité, souffrance, courage, obéissance à la seule conscience : au nom des lois supérieures non écrites, qui valent contre l’ordre même et la discipline et les lois écrites, si elles sont injustes. Une janséniste, Antigone ; et même une dreyfusarde, comme Péguy ; une non-conformiste, comme Jeanne d’Arc, qui savait dire non. Contre Créon, comme Péguy était contre les juges aberrants de 1898 ; et comme Jeanne, au procès de Rouen, contre les représentants abusifs de l’autorité d’une église captive, qui avaient lié partie avec l’occupant. Antigone représente une certitude absolue dans la nécessité de désobéir, au nom de sa foi, à l’excès de pouvoir arbitraire. Voilà qui ne cesse pas d’émouvoir, non sans trouble et non sans débat, car ce n’est pas d’un cœur léger que le croyant aux lois non écrites prend sur lui seul de décider contre les autres. Il sait le désordre qui en résultera, mais il lui faut d’abord être bien sûr de ses raisons d’avoir raison, et de l’impératif de ses lois morales et de ses vérités sans preuve. Dans l’espèce, il faut parier, mais plus chèrement que Pascal, qui parie se sachant gagnant.

En 1940, 41, votre admirable feuilleton, Antigone parmi nous, nous parut l’évidence même, dangereusement courageuse, mais vous aviez alors d’autres sujets d’être courageux, l’ennemi n’était pas le pire. Un vice impuni, la lecture ? on y laisse ses yeux quelquefois. Vous étiez alors menacé de perdre la vue, d’un décollement de la rétine. Ce que vous ne pouviez plus écrire, vous l’avez dicté, et votre compagne dévouée l’enregistrait. Ce que nous lisions donc de vous, il nous semblait de loin que nous l’entendions, de votre voix même, pour vous donner raison quand vous disiez qu’il n’importe qu’Antigone meure ; puisque c’est bien Créon qui est vaincu. Sophocle le lui fait avouer.

Vérités générales, toujours puissantes, toujours bonnes à mettre en lumière, quand la psychologie du jour ne tend qu’à justifier l’exceptionnel. Mais critique, affouilleur de textes, et qui ne vous endormez pas sur l’imprimé, vous allez plus loin, Monsieur Kemp, qu’à découvrir l’Himalaya ! Le sens que vous avez de la hauteur ne vous empêche pas de voyager par petits sentiers. Si j’osais me permettre cette familiarité, et notre vieille camaraderie m’autorise à cette comparaison cynégétique[3], je dirais que chez vous l’animal de grande quête est aussi un bon broussailleux, habile à lever le gibier. Electre, Antigone, Déjanire ne sont pas pour vous de froides entités, d’exclusifs symboles. Dans les grands textes où vous les dépistez, vous les montrez comme le poète les y a mises, vivantes, humaines, féminines. De chacune, vous savez son âge, ses désirs, ses refoulements, et sous sa mission pathétique, ce qui reste à chacune de féminité. Aux actrices qui les représentent, le premier reproche que vous adressez, s’il y a lieu à reproche, c’est de n’être pas devant vous Monime, Aricie, Hermione, comme vraies vivantes elles furent, comme le poète les a peintes d’assez de traits réels pour que l’interprète les anime, s’étant pénétrée de son texte. Une infirmière desséchée auprès de son père infirme, Antigone ? Nullement, mais sous l’assistante dévouée, au contraire, et l’ensevelisseuse obstinée, une vierge qui se plaint de mourir vierge ; comme Electre, toute à sa vengeance, qui l’exclut de son rôle féminin. Vous nous avez montré Déjanire physiquement jalouse ; on n’a pas été pour rien la femme d’Hercule, et l’on peut avoir ses raisons de ne pas se résigner à le perdre au profit d’une passante quelconque. La chair et le sang échauffent, dans ses œuvres, le génie classique que les éditeurs à l’usage du Dauphin émasculent. L’agrégation même manquée vous a fait des dessous solides, mais ne vous a pas rendu trop professeur à cet égard.

Vous aimez furieusement les lettres. Vous savez trouver le grand, le beau, jusque dans l’œuvre secondaire ou restée informe. On vous voit, non par lâcheté, mais par générosité toute pure, et même un certain goût du risque, donner sa chance à un petit talent qui ne s’est pas encore déclaré. Ou bien, vous aurez lu pour nous Cymbeline, un des drames les moins étudiés ou les moins connus de Shakespeare, et depuis, personne ne devrait plus avoir d’excuse à prendre le nom de ce héros pour un nom de femme. Vous savez mettre au jour les vers admirables d’Othon et de Suréna, ou d’Alexandre, qui sont encore de très beaux vers du vieux Corneille, ou déjà de beaux vers du jeune Racine. Vous avez même déniché les plaintes émouvantes du vieil amoureux Martian, — « J’aimais quand j’étais jeune et ne déplaisais guère... Le souvenir en tue... » — « enfouis dans la noble épaisseur de Pulchérie ». Comme on a dit que pour renouveler une citation, il suffirait de la faire exacte, pour trouver des beautés chez nos classiques, il suffit d’y aller voir : elles y sont, et vous êtes imbattable sur ces repérages. Sous la Bérénice de Corneille et celle de Racine, vous discernez d’un œil de chroniqueur les traits exacts ou vraisemblables de leur possible inspiratrice : non plus Mancini ou Henriette, mais, très acceptablement, La Vallière. Ami des maîtres classiques, vous vous plaisez à les éclairer au feu des modernes. Abordant Polyeucte et Pauline, vous vous souvenez de Mauriac et de Claudel ; comme vous saurez gré au vieil Hérondas d’avoir, sur la petite ville de Cos, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, dans ses Mimes, « donné d’excellents coups de kodak ». Vous avez l’amour, vous avez le savoir ; vous vous piquez encore d’être juste, et vous vous entendez à vous corriger. Vous n’aviez pas aimé d’abord l’Electre de Jean Giraudoux. Vous y revenez, pour réviser avec générosité votre jugement ; mais je crains que le premier n’ait été le bon...

Il faudrait ici, Monsieur, pour effectuer la synthèse que vous nous avez laissée à faire, dans votre merveilleuse indifférence à vous-même que votre dispersion en dix mille articles irretrouvables depuis cinquante ans rend particulièrement difficile à qui veut vous peindre complètement et aussi riche que vous êtes, — il faudrait citer quelques-unes de vos formules excellentes, où selon la lecture, le spectacle ou la nécrologie, vous avez caractérisé d’un trait tel ou tel.

On a fait un jour une campagne infatuée et boulevardière contre la critique dite des professeurs, à laquelle on voulait opposer la critique des créateurs, sans tenir compte — parce que des professeurs n’avaient pas encore admis Baudelaire, Verlaine et Rimbaud dans leurs manuels — des énormités qu’avaient pu scandaleusement énoncer quelques-uns de ces créateurs, Hugo sur Racine et Stendhal, Claudel sur Hugo, et Barbey d’Aurevilly sur Goethe comme sur Diderot. La place du vrai critique est entre les deux, ni pédant ni scolaire, ni récriminant au nom du génie ; mais autonome, et faisant lui-même œuvre d’art, en cherchant le vrai et en écrivant bien. Que la critique est un art, créateur et recréateur, — « évaluer, c’est créer », disait Nietzsche — la pratique de votre Vie des livres, de vos Lectures dramatiques, suffirait à le prouver. Vous êtes varié, vif, amusant. Vous avez le sentiment du rythme de la phrase, et le choix spontané du mot juste ; et pour écrire plus serré, il vous est arrivé un jour, dans un article où vous plaidiez pour l’adjectif, de ne pas employer un seul adjectif. Ce sont des tours de force pour nous-mêmes et dont personne ne s’aperçoit. Il y a un homme dans vos chroniques, instruit, subtil, passionné, mais se reprenant pour être sage ; mesuré aussi, alors que votre savoir est immense. En dix ou douze pages, ayant pris du recul, vous traitez d’un coup et à fond la question Gide, la question Remy de Gourmont exhumé de l’injuste et trop long silence ; la question Louys qu’un seul poème sauvera ; la question Léautaud où sous le cynique vous apercevez un malheureux qui a du style ; l’affaire Kafka, l’affaire Simone Weil... Et l’on vous sait gré, je le dis sérieusement, en porteur de lanterne comme vous, et qui ai souvent besoin d’être éclairé par d’autres lanternes — je vous sais gré de tant d’éclairages nouveaux sur les sujets qui nous occupent, vous et moi, et eux, tous les autres. Vous rendez justice. Vous dites de chacun les limites et vous défendez aussi en appel des causes qu’on croyait perdues ou douteuses : Maeterlinck, le trop bien portant peintre d’âmes évanescentes et fragiles — l’imaginifique d’Annunzio, l’énergumène Léon Bloy, et Bernstein même, l’adroit horloger de théâtre sur le tard saisi de l’ambition de penser et de peser des âmes. Vous-même vous vous êtes appliqué à faire le point sur quelques mystères de ce temps, Claudel, Sartre, Montherlant, Anouilh ou Aymé. Vous êtes tolérant, Monsieur, malgré votre voix de stentor ; et vous n’êtes jamais aussi bon que quand vous vous efforcez d’être juste, à l’égard d’une œuvre ou d’un homme que vous n’aimez pas.

Enfin, vous avez la plume fringante, vous à qui on passerait de n’écrire qu’avec des balances ; et cela vous vaut d’excellents moments de bonheur dans le tour et l’élocution. C’est ici, pour conclure, qu’il faudrait faire le bilan de vos plus parfaites trouvailles, et en rapporter des exemples, si l’on ne risquait de vous réduire par cet échantillon au rôle d’aiguiseur de pointes, alors que vous êtes toujours, dans vos jugements, solide, circonstancié et abondant. Votre style n’est pas d’un pédant ; vous le voulez, comme il vous vient, familier et imagé. Vous avez parlé une fois du « moxa cartésien » de Valéry contre les suavités de Bergson ; vous dites avoir entendu retentir « les cymbales et le magnifique tamtam claudélien » ; vous n’avez pas craint de dénoncer les « papotages de la psychanalyse » et la voracité sans goût « des gloutons de littérature fraîche » ; et en contrepartie vous avez caractérisé le plaisir exquis que vous procurait « le style sans crème et sans sauce », dites-vous, de Voltaire et de Choderlos de Laclos. Celui-ci, Laclos, pour son livre unique et déterminant des Liaisons, vous l’avez placé à côté de Stendhal et de Balzac, au même rang ; et c’est juste ; comme d’avoir, sur un autre plan, observé que « le vers régulier, dans notre langue, marie les beautés du nombre et celles de l’accent », ou que « la musique intérieure n’est que le reflet fidèle de la pensée en mouvement ». Une épithète vous suffit pour situer un caractère, définir une autonomie ; par exemple, quand vous spécifiez Péguy « médiéval » et Romain Rolland « quarantehuitard », et lorsque vous opposez « la négation imperméable » de ceux qui ne veulent jamais comprendre ou ne le peuvent, et « la dévotion fanatique » des croyants aveuglés d’amour et des partisans. Entre les deux votre position se réserve avec sagesse de choisir et même d’hésiter doucement s’il y a lieu : n’est-ce pas vous, Monsieur, qui avez vanté « la volupté du dubitatif », quand vous n’êtes pas sûr d’avoir compris ce que vous pressentiez seulement admirable ? Je suis témoin que presque toujours vous avez préféré le risque de vous tromper en accordant le bénéfice du doute à ce qui n’était peut-être qu’une imposture bien montée. Vous n’êtes pas naïf ; vous êtes bon, et vous savez, comme l’a observé votre ami Marivaux, que pour l’être assez, il faut quelquefois l’être trop. Votre scrupule vous met à l’abri, cependant, « des erreurs promises aux meilleurs esprits » — et vous ne lisez pas Claudel sans avoir toujours la Vulgate à portée de la main ; comme vous avez feuilleté à votre piano tout Saint-Saëns, pour y chercher la modulation qui aurait, selon Reynaldo Hahn, donné à Marcel Proust l’idée de la célèbre « petite phrase de Vinteuil ». — On n’en finirait pas, Monsieur, de vanter vos mérites d’homme équitable et de juge honnête, en multipliant les citations ; mais je n’insisterai pas davantage, j’aurais trop l’air, même au nom d’une vieille amitié, de justifier l’Académie du choix qu’elle a fait en vous accueillant ; et elle n’a pas besoin d’excuse. J’ai encore à dire ceci, après tant de circuits pour vous suivre ; dans un temps où la morale a de la peine à se concilier toujours avec l’esthétique — vous ne dissociez jamais l’une de l’autre. Vous savez très bien exprimer vos dégoûts, et dire Pouah ! sans que ce soit chez vous, critique dramatique, le souvenir d’une réplique d’Une Visite de noces. Vous avez une égale horreur du « grouillis gluant » et du « broussailleux » ; et vous savez que « toutes les infections ne réclament pas le plein air, ce que les chirurgiens de l’abdomen ont reconnu ». Vos refus, vos protestations tiennent autant de place dans votre critique que vos jubilations et vos ferveurs. Il est bien certain que vous n’aimez pas le vice, mais ce que vous haïssez plus que lui, qui peut n’être qu’une maladie, ce sont ses cabotins, ses exploitants et ses cyniques, comme ces femmes qui croient devoir se mettre en veston pour bien signaler qu’elles sont d’une confrérie. Votre sympathie va aux sincères et aux tendres ; vous avez horreur des adroits ; l’erreur vous inspire seulement de la pitié. Vous tenez que le devoir, devant le moi, est de l’enrichir, de le perfectionner et de l’ennoblir ; et que les véritables maîtres, dans la littérature d’aujourd’hui comme de toujours, sont ceux qui ont été les plus affectés par les maux humains. Cette conception noble des choses vous a fait reconnaître pour vôtre l’observation déjà ancienne et toujours juste, que si la littérature est ou devrait être la conscience de la société, la critique n’a pas d’autre objet que d’être, autant que faire se peut, car elle est exercée par des hommes, la conscience de la littérature.

Mais ne serais-je quitte envers un ami qu’avec des éloges ? Comme le Booz de Victor Hugo : « Laissez tomber exprès des épis, disait-il », je pense que c’est par pure gentillesse ou par coquetterie que vous avez laissé derrière vous pour la critique du critique quelques menues erreurs à glaner. Vous avez cru, Monsieur, que Victor Hugo n’avait pas osé, dans sa grandeur d’âme, écrire les Misérables alors que Balzac vivait encore. Perdez cette illusion, Monsieur, Balzac est mort en 1850, et Hugo, à deux ou trois chapitres près, avait entièrement écrit son grand roman en 1843, sous le titre alors des Misères, pour ne le publier que vingt ans plus tard. Quoi encore ? Vous croyez, ou vous avez cru au portrait de Racine du Musée de Langres ; qui montre, dans la force de l’âge et des appétits, un très beau visage aux yeux bleus, quand le poète les avait bruns, comme il appert de l’effigie officielle, authentique et non contestable que Santerre nous a léguée de lui. Cela a été prouvé il y a vingt ans, par un archiviste attentif, M. Franz Calot, conservateur de l’Arsenal, qui s’est simplement donné la peine de regarder et de conclure ; en dépit de la tradition bien établie et difficile à renverser, car le portrait de Langres est flatteur, et selon l’idée qu’on se fait de lui, Racine pouvait lui ressembler.

Il est temps d’achever, Monsieur, à regret pour ma part, car j’aurais encore à vous dire. Il était temps, non seulement que vous fussiez des nôtres, mais reçu, car nous aurons bientôt besoin de vous au Dictionnaire, et pour une fois cela presse. Nous en étions la semaine dernière à la lettre C, au mot camériste ; je vois déjà poindre à l’horizon le mot critique, et si vous êtes assidu, comme nous l’espérons, vous nous aiderez certainement à nous en faire trouver la définition la meilleure, en toute connaissance de cause — et vous aurez le droit de corriger celle que je viens d’en essayer à travers vous.

Monsieur, nous ne vous savions pas si bon historien. Le portrait que vous venez de tracer de Louis Madelin, émouvant pour beaucoup d’entre nous, qui fûmes ses amis, est digne du sujet que vous deviez traiter, juste dans son éloge, et d’une grande valeur historique, aussi bien par l’image évoquée de notre regretté confrère, que par l’intelligence de son œuvre, où vous avez exactement rejoint sa pensée et son caractère. Je serais seulement un peu plus positif que vous sur la réalité de l’histoire, qui est la connaissance humaine du passé à ressusciter : la vie élargie d’autant en profondeur et en présences, par une descente à la verticale dans les nappes profondes du temps. Avec Madelin, c’est toute une conception de son art qui a disparu ; comme si, depuis Hegel, le mot même d’histoire avait pris une signification différente, celle du flot qui emportant les générations d’hommes, détermine aussi leur fatalité et leur devenir. Mais ce n’est pas du point de vue dont on envisage l’histoire à l’ancienne, psychologique et restreinte à un seul pays, que la disparition de Madelin marque la fin. L’histoire moderne, dans l’abondance de ses documents et de ses preuves, ne peut plus être écrite et conçue même par un seul. Elle s’est, aux yeux d’à présent, ramifiée en tant de branches, décomposée en tant de faits, de chiffres, de statistiques et même d’idéologies, soigneusement divisées et mises en fiches, qu’il n’est plus possible qu’à des équipes spécialisées dans telle époque et dans tels genres, d’en aborder l’étude et finalement d’en reconstituer la synthèse. L’ancienne méthode prenait les choses différemment ; avec moins de prétention à la science, mais avec plus d’art, avec plus de chaleur humaine et personnelle dans le fond. L’individualiste qu’était le Lorrain Madelin croyait aux hommes, et dans toutes ses études du passé — qui l’ont rendu présent, ne l’oublions pas, autant qu’à Napoléon et qu’à Fouché ou Talleyrand, à François Ier et à Louis XIV et aux personnages de la Fronde, dans un des temps les plus désordonnés et troubles du Grand Siècle — ce sont toujours des hommes qu’il a rencontrés, et qu’il lui a fallu d’abord connaître, en psychologue, pour mieux comprendre, à travers eux, le temps dont ils étaient et qu’ils ont fait. Cette façon de voir, Monsieur, littérairement, est la vôtre, et quand vous êtes sans scepticisme à l’égard de l’histoire des littératures, pourquoi faut-il donc vous voir en avouer sur les acquisitions et les précisions de l’histoire tout court ? À propos de l’historien loyal et convaincu qui y croyait, vous venez de nous faire part, oh ! discrètement, de vos doutes ; et là, critique, témoin, juge, vous m’étonnez. Estimez-vous qu’il soit impossible d’avoir des certitudes sur tels faits qui se sont produits autrefois ? À Delphes où vous êtes allé, avez-vous, sur la voie sacrée qui mène au temple d’Apollon, mis en doute, la réalité émouvante de la grande paix hellénique cherchée au milieu de leurs querelles, de leurs guerres, par les Grecs divisés qui avaient fait là, d’un commun accord, il y a trois mille ans, le lieu d’un religieux armistice, en attendant l’heure espérée de l’union ? Vous n’avez pas pris cela pour un mythe. On montre, en Asie Mineure, sur les bords du fleuve Nahr-El-Kalb, la roche surplombant le passage, où ont été depuis les premiers temps inscrits dans la pierre, d’Assurbanipal, de Xerxès et d’Alexandre à Pompée, à Allenby et à notre général Gouraud, les noms de tous les conquérants qui, ayant affaire par là, depuis deux mille ans et plus, ont franchi cette porte sur un autre monde. Restez-vous méfiant sur cette répétition constatée ? Doutez-vous que César soit mort assassiné par Brutus même, Tu quoque fili ! ce jour des ides de Mars, en plein sénat de Rome ? Ce que vous venez de nous en dire prouve que vous ne tenez pas Napoléon pour un mythe solaire entouré de ses douze maréchaux comme d’autant de satellites. Et ne croyez-vous pas que le cardinal de Richelieu ne soit encore pour quelque chose dans la cérémonie dont vous êtes aujourd’hui l’occasion et le bénéficiaire ? Croyez-vous que sur la façon dont les faits se sont passés, nous ne puissions finir par être informés, renseignés et compréhensifs ? La mort de Louis XVI, votée au scrutin public, l’a été par des apeurés qui l’eussent absous ou seulement condamné à l’exil, s’ils avaient pu exprimer leur conviction au scrutin secret, et non sous la menace et le regard terrorisant d’une minorité de tueurs ? Est-ce vrai, ou non ? Vous êtes sceptique, dites-vous ? Je ne puis croire que vous soyez ignorant des choses lointaines, mais pour une fois il me semble que vous valérysez un peu trop. Pourquoi ne pas admettre que l’Histoire soit une connaissance comme une autre, et qu’avec ses sommets, ses crevasses, ses plaines, ses longues coulées, ses forêts obscures, elle est comme l’humaine géographie du temps, dont il n’y a pas plus lieu de douter que de l’existence du Tibet, de l’Amazone ou du Yang-tsé-Kiang, quand bien même nous ne serions pas allé les voir ? Les enseignements de l’Histoire sont peut-être approximatifs et sans efficacité réelle, s’il est vrai qu’elle n’a jamais empêché les mêmes sottises, les mêmes crimes, les mêmes catastrophes. Mais, ô platonicien que vous êtes, la valeur de la connaissance se mesure-t-elle à ses conséquences ou à son absence de suite ! La connaissance n’est-elle pas suffisante en soi ? Je ne vois pas ce qui vous empêche d’admettre l’ensemble de faits constatés que l’on nomme Histoire. Ou alors, pourquoi jugez-vous ? L’Histoire n’empêche rien ; mais on peut juger. C’est notre raison d’être, et la preuve, même sans pouvoir, de notre liberté ; et notre noblesse, si noblesse il y a. Vous en êtes, Monsieur, convaincu comme moi. Ou alors, il y aura un jour des incrédules pour dire que votre existence même est douteuse, et à plus forte raison que vous n’avez pas été reçu à l’Académie Française aujourd’hui 27 mars 1958, quand il n’y aura plus personne pour en témoigner ou pour croire ce que les journaux en auront imprimé ce soir même et demain matin.

 

[1] Ex-dono : Inscription manuscrite portée sur un livre pour l’offrir, mais qui, par opposition à « l’envoi », n’est pas forcément de la main de l’auteur.

[2] Sportule, n. f. : T. d'Antiquité romaine. Sorte de dons en nature que les grands de Rome faisaient distribuer à leurs clients.

[3] Cynégétique, adj. des deux genres. Qui a rapport à la chasse, aux chiens. Exercices cynégétiques. Il est aussi nom féminin et signifie Art de la chasse. Traité de cynégétique.