Réponse au discours de réception de Henri Mondor

Le 30 octobre 1947

Georges DUHAMEL

MONSIEUR,

Je ne saurais cacher qu’en vous écoutant prononcer votre belle harangue je viens d’éprouver un vif et franc plaisir pourtant mêlé de regret et même d’amertume. En peignant votre prédécesseur — et de quels affectueux, de quels subtils pinceaux ! — vous avez fait revivre à nos yeux une époque en vérité proche de nous, si nous considérons les dates, et que nous ne pouvons plus apercevoir qu’à travers un brouillard de sang, de larmes et de vénéneuses fumées.

Dans ce discours, qui tient parfois de l’évocation et parfois de l’invocation, vous nous avez montré un homme d’intelligence exceptionnelle, résolu de bonne heure à se consacrer aux ouvrages de l’esprit et tenant avec superbe son propos. Pendant que le portrait se formait sous nos yeux, je ne pouvais m’empêcher de songer à la condition de l’intelligence dans ce monde furieux où nous voici contraints de vivre. Vous nous avez parlé, délicieusement, de la poésie, des belles lettres, du libre génie créateur et, cependant, un vol d’idées farouches passait et repassait entre vous et moi. Malgré que j’en eusse, j’apercevais alors le monde humain tel que nous venons de le voir, livré pendant si longtemps, sans défense, aux ambitieux, aux fous, aux malades, abandonné à la fureur de la soldatesque ou aux caprices des passions policières, avili par des crimes inexpiables et par des vengeances désespérantes. Une odeur de charniers, et de fours crématoires hantait mes pensées, alors. que vous nous parliez, — et si bien, — de ces temps où les écrivains n’avaient pas à subir de pressions perfides, où ils n’avaient pas à déjouer les ruses et les pièges des événements ni des hommes, où ils pouvaient se consacrer tranquillement, joyeusement, à la seule douleur d’être, de vivre et de penser.

Il m’est arrivé, parlant au nom de notre Compagnie, devant la dépouille de l’homme auquel vous venez de rendre hommage, d’annoncer avec élan que le peuple français nous devait et ne manquerait pas de nous donner d’autres Valéry. Puisse-t-il en être ainsi ! Pour que naisse et se développe un esprit de cette qualité, certaines circonstances paraissent nécessaires et nul n’oserait affirmer que notre époque inhumaine est désormais favorable à ces germinations géniales. Vous nous avez montré Paul Valéry s’enfermant, pendant la première guerre mondiale, en société de son rêve et de sa longue patience ; je songeais, vous écoutant, que cette première guerre mondiale, malgré ses hécatombes, ses douleurs infinies, ses bouleversements, offrait encore au sage la chance de quelque retraite ; je songeais aussi que, dans le récent conflit, la triste humanité a vu s’évanouir jusqu’à l’idée de. refuge et de solitude, que le droit d’asile, respecté pendant les heures les-plus sombres du moyen-âge, a, durant les années que nous venons de vivre, été renié, piétiné, bafoué. J’ai quelques scrupules à déclarer tout haut que, buvant vos paroles comme l’élixir d’un autre âge, je nie suis anxieusement demandé si le, monde ouvert devant nous était encore digne d’un Valéry.

Pardonnez-moi, Monsieur, cet instant de mélancolie. Je vais faire en sorte de l’oublier. Je n’entends plus penser qu’à ce plaisir dont je vous suis redevable et à vous qui m’avez procuré ce plaisir.

J’aime les esprits que l’on ne saurait enfermer dans un mot, pour gros d’éloges que ce mot nous paraisse. J’aime les esprits qui, ne se désintéressant que des choses sans intérêt, nous donnent l’exemple d’une curiosité sans cesse en éveil. J’ai d’ailleurs le sentiment que cette belle curiosité, qui m’inspire admiration, ne va plus dans le sens du monde que l’on nous prépare. Tout conspire, désormais, à séparer les vertus humaines et à les mettre en lisières. Je considère comme symptomatique du très mystérieux avenir l’organisation actuelle, en certains pays, de la recherche scientifique et même du travail chirurgical. Ce que nous avons toujours envisagé comme l’éminent privilège de l’individu, tout au moins dans l’œuvre d’invention, me semble, volontairement humilié. Il y a quelque chose de nouveau, de mathématique, d’implacable dans la manière dont, aujourd’hui, des équipes de chercheurs anonymes mènent à bien une découverte. Prenons garde à ce phénomène qui pourrait annoncer un nouvel âge de l’esprit. Autrefois, songeant à telle ou telle découverte remarquable, nous disions Lavoisier, Claude Bernard, Pasteur... et l’appel de ces noms consacrait le caractère unique et irremplaçable du génie. Ne cherchons pas à nous le dissimuler, les conditions du travail intellectuel sont en pleine transformation. Je demeure convaincu que l’équipe exemplaire, l’équipe du monde futur n’est, malgré tout, composée que d’individus et que l’individu génial y conserve le rôle déterminant. Je garde aussi la certitude que cet individu ne peut pas être un étroit, un aveugle spécialiste. La plupart des erreurs dont pâtissent nos sociétés douloureuses nous viennent des spécialistes. Je ne sais plus quel philosophe a dit : « On ne rêve pas de compagnie. » J’oserai prolonger cette affirmation en disant : « L’illumination créatrice ne peut toucher que l’individu. » Faut-il encore que l’individu, pour tirer de l’illumination tout le bénéfice souhaitable, ait des vues sur plusieurs domaines et soit capable, par ainsi, de reconnaître, de toucher et au besoin de franchir les frontières qu’il s’est provisoirement assignées.

La France, patrie de l’encyclopédie, n’a jamais été avare de ces esprits multivalents, comme pourraient dire messieurs du laboratoire s’ils ne succombaient parfois à la tentation du barbarisme. Au début du siècle, alors que nous faisions côte à côte, Monsieur, nos premiers pas dans la carrière des sciences biologiques, nous avions pour maîtres des hommes remarquables, justement effrayés par la défaite de la France en 1870. Ces hommes, attribuant notre défaite à quelque défaut de spécialisation, avaient entrepris de se spécialiser et ils persévéraient dans leur dessein avec une discipline austère. L’ardente curiosité de tout a pris de belles revanches. Vous appartenez à une génération de praticiens et de savants qui, non contents de briller dans la voie premièrement choisie, ont déclaré, dès le principe, qu’ils n’entendaient pas cheminer au fond d’un ravin, qu’ils voulaient jeter leurs regards vers maints points de l’horizon et que rien de ce qui est humain ne devait leur demeurer étranger.

Placé par vos travaux au premier rang des chirurgiens de France, vous êtes devenu l’historien de Stéphane Mallarmé, et l’un des plus déliés critiques de notre littérature moderne. Je souhaite que votre exemple soit exactement entendu. Dans la fameuse préface qu’il composa pour la première édition du livre de Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Théophile Gautier dit avec une mordante ironie qu’une fois, une seule fois, des parents élevèrent leur fils dans le dessein d’en faire un poète et que le fruit de cette patiente horticulture fut Chapelain, l’auteur de la Pucelle. En fait, l’écrivain de carrière est une erreur à mettre au compte, non du XVIIIe, mais bien du XIXe siècle. Elle n’est pas dans le sens de notre histoire. Montaigne était magistrat et administrateur, Rabelais fut prêtre et médecin, Pascal, géomètre. Descartes a pratiqué les armes et même étudié la musique avant de se donner à la philosophie qu’il quitta pour les sciences naturelles. La Bruyère fut successivement trésorier général et pédagogue. Beaumarchais a pratiqué dix métiers qui n’étaient pas tous des professions. Honoré de Balzac, défroqué de la basoche, s’est exercé comme imprimeur et comme fondeur. Chateaubriand ne refusa point une ambassade. Vigny fut soldat dans la première partie de sa vie. Fromentin a laissé une œuvre et une renommée de peintre. Nul ne peut plus ignorer que votre, que notre Mallarmé était professeur d’anglais.

Aujourd’hui comme naguère et comme jadis la littérature française cherche et prend ses écrivains où elle peut les rencontrer : dans la marine, dans l’armée, à l’université, au barreau. Elle en a reçu plusieurs de la médecine, beaucoup de la diplomatie, quelques-uns de l’administration. Elle en reçoit parfois de la politique, mais elle lui en donne plus qu’elle ne lui en prend. Pour des raisons encore à découvrir et qui tiennent peut-être à un sentiment héroïque du secret professionnel, elle a rarement séduit et comblé messieurs les officiers ministériels. Mais elle reçoit les offrandes attentives du clergé, des chartistes et des polytechniciens.

Ainsi les lettres françaises tirent leur substance humaine de toutes les provinces de l’activité sociale. La France persévère dans sa mission encyclopédique, au milieu d’un univers qui ne sera plus peuplé, bientôt, que de spécialistes acharnés, aveugles et sourds. Et c’est sans doute en raison de ce génie, particulier à notre patrie, que l’Académie française, gardienne, de la langue et des lettres, appelle à siéger dans son sein des hommes venus de tous les points de l’horizon intellectuel.

* * *

Pour que soit célébré le mystère esthétique, pour que la beauté puisse éclater soudain, miracle adorable, dans notre monde incohérent, nécessaire est la rencontre d’une œuvre composée .par un esprit créateur et d’un second esprit capable de comprendre cette œuvre. Pour se manifester dans sa douce et pleine puissance, la beauté doit rencontrer son admirateur. De même la lumière voyage, à travers l’espace, invisible jusqu’au moment .où elle heurte un objet propre à la réfléchir, à la diffuser, à la manifester soudain à nos regards. Ainsi pensait sans doute le grand Sainte-Beuve à qui vous avez emprunté une belle phrase pour servir d’introduction à l’un de vos ouvrages.

Il paraît que cette conception loyale, et somme toute généreuse, de la critique ne saurait plus assouvir ses récentes ambitions. Les plus audacieux de nos censeurs ont une tendance marquée à considérer la création littéraire comme un simple phénomène de la nature, le poète comme un manouvrier irresponsable et le commentateur comme seul et véritable artiste dans toute l’aventure. À la faveur d’une lecture toute récente, j’ai vu cette thèse brillamment exposée. Cette glose, dont le titre m’échappe, aboutissait à une affirmation non pas ironique mais péremptoire : « C’est le critique qui crée. » Je cite de mémoire et prends sur moi le « tiquequier... » dont je ne voudrais laisser la responsabilité à personne. Tout cela me rappelle un entretien auquel j’assistai jadis, qui mettait aux prises un poète et un critique, celui-ci disant à celui-là « Tu es tout à fait incapable de comprendre à quel point est beau ce poème que tu viens de me lire. »

Vous, Monsieur, qui, avec vos fermes et douces mains de chirurgien, savez apprivoiser les tumeurs en état d’effervescence et ramener dans des voies raisonnables les organes abandonnés à la divagation, vous n’avez jamais, grâce au ciel, apporté ce redoutable orgueil à la considération de vos objets ni de votre ministère. Dans notre riche littérature moderne, vous avez distingué depuis longtemps un phénomène tout à fait remarquable, un phénomène chargé de conséquences, et vous en avez fait votre étude non point exclusive, mais principale. Désireux d’aborder certains problèmes de la création poétique, vous avez sagement pensé qu’il convenait d’abord de montrer le poète en action. Vous vous êtes donc attaché, pour commencer, à l’un des plus grands et des plus étranges poètes de ce XIXe siècle, durant lequel notre pays s’est livré, si j’ose dire, à une véritable débauche de génies littéraires. Entre tous ces génies, vous, avez choisi le plus secret. Vous vous êtes bien gardé de l’expliquer, vous vous êtes habilement défié de l’exégèse et de l’interprétation. Vous avez pensé que le travail de l’historien pourrait rendre surérogatoire celui du critique pur. Dans le dessein de mettre en bonne lumière une œuvre difficile, une œuvre vraiment ésotérique, vous avez, très scrupuleusement, raconté la vie de l’ouvrier.

C’est une méthode, et dont vous avez démontré l’excellence. Vous avez d’ailleurs accompli cette méthode par certains stratagèmes techniques sur lesquels je vais me permettre de jeter quelques lueurs. Quand un orchestre en est à ces travaux préparatoires que l’on appelle répétitions, il arrive que le chef, s’adressant à quelque musicien, au flûtiste, par exemple, lui dise : « Entrez dans la couleur des violons. » Cela signifie, on l’entend bien : « Pour vous mêler aux violons, ou pour développer avec bonheur la phrase qu’ils viennent de jouer, inspirez-vous de leur sonorité, faites en sorte d’imiter leurs inflexions, leur timbre, leur style, leur éloquence particulière. » Désireux comme vous l’étiez, comme vous l’êtes encore, d’introduire un grand nombre de lecteurs lettrés à l’intelligence et à l’amitié de Mallarmé, vous avez donc élevé la voix et vous êtes entré « dans la couleur de votre modèle ».

Est-ce à dire que vous cédiez, ce faisant, à une pente naturelle de votre nature ? Ce serait quand même par trop simple. Vous êtes un esprit subtil, mais vous ne manifestez pas indifféremment cette subtilité, « à tout sens », comme dirait Montaigne. J’ai jugé possible, naguère, de comparer la phrase littéraire da Marcel Proust à la phrase chirurgicale de son frère Robert, en d’autres termes à certaine succession d’actes que je trouvais, chez le praticien, fort compliquée, chargée de corrections et de repentirs. Une telle comparaison aurait encore plus de vertus s’il s’agissait de rapprocher non deux frères qui s’évertuent dans des carrières différentes, mais deux faces d’une seule et unique personnalité. Or le chirurgien que vous êtes, venue l’heure de l’action, va droit au but, sans allusions et sans détours, et le chirurgien nous rend sensible un aspect de votre nature. Quant à l’historien de Mallarmé, il nous Prouve que, pour vivre profitablement dans certains climats, il est nécessaire d’obéir aux lois du mimétisme, et mieux encore, de l’homochromie. Cet historien nous montre aussi que l’intelligence critique est désarmée, somme toute inefficace quand elle n’obtient rien de la sympathie, rien de l’amour. Heureux commentateur qui ne vous en tenez point au commentaire ! Heureux glossateur qui ne faites pas profession de juger au jour le jour et qui choisissez vos modèles à la prière de vos penchants.

Vous leur laissez parfois le soin de se peindre eux-mêmes et vous vous en tenez à choisir les traits. Ils sont significatifs. On ne saurait oublier la petite scène qui devait marquer le dénouement d’une querelle entre René Ghil et Mallarmé et que vous avez rapportée. Voici donc ces quelques lignes : « Un mardi du mois de mai, il me semble, racontera Ghil, discourant de l’idée comme, seule représentation de la vérité du monde, Mallarmé se tourna vers moi et, avec quelque tristesse peut-être, mais une intention nette, il me dit : « Non, Ghil, l’on ne peut se passer « d’Eden ! » Je répondis doucement, mais nettement aussi : « Je crois que si, cher maître. »

Et vous ajoutez quatre mots : « Leur amitié finit là. »

Laissez-moi ; avant d’aller outre, dire encore une fois combien m’apparaît admirable ce temps où des intellectuels, en désaccord sur des questions aussi graves, n’éprouvaient pas, et ne pouvaient d’ailleurs pas éprouver le désir de se dénoncer à quelque Gestapo ou de se faire passer devant quelque chambre civique. Permettez-moi d’ajouter que cette petite scène entre Ghil et Mallarmé est exemplaire : elle montre que de très ferventes convictions, de très chaudes passions se dissimulent souvent sous le voile des figures et les vapeurs des symboles.

La plupart des lecteurs insuffisamment éclairés, quand ils abordent, par l’effet de quelque chance, l’œuvre d’un Stéphane Mallarmé, se montrent les uns découragés, les autres offensés ou offusqués par ce que l’observateur de sang-froid peut appeler l’obscurité lyrique. Il n’est écolier français qui ne se trouve, pendant sa vie scolaire, avoir appris et parfois même retenu quelque texte péremptoire sur cette vertu de clarté qui est, bien évidemment, l’un des caractères de notre langage français et donc de l’esprit français.

Ce que les maîtres du premier degré n’enseignent pas et ne peuvent d’ailleurs enseigner, c’est que, la France n’est pas, obstinément, comme on se plaît à le dire, le pays des coteaux modérés et de la juste mesure, c’est qu’elle est au contraire le pays des contrastes et du paradoxe, qu’elle a toujours engendré, en même temps, des aventuriers et dés sédentaires, des épicuriens et des ascètes, des épargnants et des prodigues, des saints et des libertins, c’est qu’elle dispose d’une langue merveilleusement lucide et précise dont les ressorts sont pourtant compliqués et capricieux, c’est qu’elle prescrit au prosateur d’être clair, mais qu’elle accepte tout, même l’obscurité, du poète et singulièrement du poète lyrique. Ce que les magisters ne sont pas obligés d’apprendre à leurs écoliers, ce qu’ils doivent même leur laisser découvrir dans la suite des ans, si la curiosité s’en mêle, c’est qu’il existe en France, depuis le moyen âge, une véritable tradition d’obscurité lyrique, c’est que, pour mille raisons qui tiennent à la politique, à la, religion, à l’amour, aux nécessités du jeu, les poètes ont souvent dû travestir, voiler, dérober leur pensée la plus secrète, c’est que l’on trouve des poèmes ou des vers obscurs chez Marguerite de Navarre,’ Jodelle, Maurice Scève, puis, plus tard, chez Nerval et chez certains de nos symbolistes. En vérité, par un grand nombre de poètes, la poésie a été considérée comme un instrument d’investigation ou d’expérience. Certains poèmes, réfractaires à l’analyse logique et même à la glose explicative, représentent, de toute évidence, l’effort d’un esprit audacieux pour faire acte de connaissance, pour découvrir et conquérir quelque royaume encore vierge.

Le lecteur non dénué de curiosité, non inca parle d’amour, s’il s’élance derrière son poète dans l’aventure des ténèbres, est presque toujours récompensé et la récompense est parfois magnifique. Le lecteur a, dès le principe, admis qu’il ne tenterait jamais de traduire ces précieux grimoires en prose vulgaire. Il n’espère pas, lecture faite, de chercher, comme au XVIIIe siècle, le mot de l’énigme à la dernière page du livre. Dans la fréquentation de ces textes, il espère, il éprouve un plaisir étonné, d’abord sensuel et si l’on veut musical ; puis, jour après jour, à ce bloc résistant, il arrache des étincelles, des parcelles brillantes, des paillettes, des pépites. Est-ce la pensée du poète qu’il découvre. Non, sans doute, c’est sa propre pensée qu’il sent s’éveiller, au contact .de cette matière catalysant. Par un étrange prodige, l’obscurité du commencement devient source de lumière et de chaleur. À compter de ce moment, le mot d’obscurité perd toute signification critique. Ajouterai-je que l’obscurité totale, ingénue, irréductible, dévouée à la pure musique, ce n’est pas dans les poètes singuliers qu’on la trouve, c’est dans les poètes anonymes, dans les auteurs inconnus des chansons populaires et des comptines ?

Le progrès normal de vos études nous conduisait naturellement à Valéry. Par divers écrits préalables, vous annonciez, semble-t-il, le texte excellent, riche et plein que vous venez de nous lire. Vous nous avez montré l’élève espérant le maître et découvrant le maître. Vous avez montré le maître s’accomplissant dans l’élève. Qu’une parole telle ne soit pas faussement interprétée, je le demande. Même solitaire, même privé d’une postérité, ce qu’on ne saurait plus imaginer, Mallarmé demeurerait comme un joyau de notre couronne. Or de telles œuvres sont considérables et par leur valeur absolue et par tout ce qu’elles entraînent et déterminent. Cette barque de Mallarmé, cette barque aventureuse qui semblait vouloir se perdre « parmi l’écume inconnue et les cieux », Paul Valéry l’a ramenée dans la lumière de Racine. Cette opération, extraordinaire en apparence et pourtant si conforme à nos disciplines littéraires, elle a été entreprise avec piété, puis menée avec maîtrise et quand l’auteur de la Jeune Parque est venu se placer sur les gradins où vous êtes aujourd’hui, il y a naturellement introduit l’auteur d’Hérodiade.

Je trouve admirable qu’un esprit original comme l’était Valéry ait toujours confessé sa foi et honoré la mémoire de son maître. La voilà donc dans son plein épanouissement cette religion des lettres françaises où chacun se reconnaît débiteur, accepte un héritage opime et le passe, conservé, amplifié, chéri à ses enfants et à ses neveux. De Chénier à Hugo comme on sent le trésor en sécurité ! De Nerval à Baudelaire, de Baudelaire à Mallarmé, de Mallarmé à Valéry, l’esprit d’abord, et même le matériel du culte, même le vocabulaire, tout cela est scrupuleusement légué, reçu, compté, mis en œuvre.

Car la descendance de Valéry, malgré nos angoisses, je la vois déjà, pour l’honneur de-nos lettres, nombreuse, active et confiante. Il m’est arrivé d’observer, alors que, penché sur les envois des prisonniers, pendant les saisons les plus amères de la seconde guerre mondiale, je m’efforçais de distinguer les vœux que formaient ces reclus et les disciplines auxquelles ils entendaient se ranger, il m’est arrivé, dis-je, d’entrevoir que, dans leur détresse, ils allaient, la plupart, non vers les sursauts d’une liberté anarchique, mais vers la règle, vers la sérénité technique, vers la leçon de Valéry. Jamais Valéry, j’y reviens, ne s’est, même pour une heure, détourné de la présence de Mallarmé. Cet homme qui savait sourire — c’est de Valéry que je parle — qui ne craignait pas de sourire, qui souriait volontiers de tout et de lui-même, cet homme cessait tout à coup de sourire quand l’ombre de Mallarmé surgissait devant lui.

C’est pourquoi nous pouvons nous réjouir à la pensée que la leçon de. Valéry est si scrupuleusement entendue par une foule de jeunes poètes. C’est, somme toute, une merveilleuse leçon de clarté. Avec Valéry, l’aventure mallarméenne s’achève en pleine lumière. Avec Valéry, la raison cartésienne reprend possession de la scène ; elle reprend même possession du rêve et de la fantaisie.

Je crois avoir bien écouté ce que vous nous avez dit de la musique chez Mallarmé et chez Valéry. Accordez-moi que la musique du poète n’est pas du tout comparable à la musique du musicien. La rencontre et le choc des syllabes, l’intervention constante et infiniment variée .des consonnes, le jeu des voyelles, tout cela suffit, je l’entends bien, à faire une sorte de musique, une délicate et très exaltante musique. Or cette musique, dès le principe, est marquée par la somme d’images et d’idées que chaque mot porte en soi. Il en résulte un concert qui, pour être parfois magnifiquement sensuel, est trop étroitement gouverné par les représentations de l’intelligence pour qu’on puisse le comparer longtemps au concert de la musique véritable, celle des voix qui chantent, celle des violons ou des tubes sonores.

Comme nous voyagions ensemble, en Hongrie, Paul Valéry, quelques autres personnes et moi-même, il m’arriva, lors d’une halte, pendant une excursion, de tomber sur un parti de tziganes qui me régalèrent à leur manière, en jouant des musiques populaires. J’étais à jouir de ce festin improvisé .quand Valéry survint. Il écouta quelques instants et dit, l’air étonné : « Mon cher, ces gens vous ont-ils enivrés ? » Je n’étais point ivre, mais fort sensible à une musique excellente en cette minute. Et je sentais bien que cette musique-là, dont j’avais moi-même suggéré le programme, était sans aucun pouvoir sur l’esprit de, notre magicien. Un autre jour, nous eûmes une discussion pleine de flamme sur la nature, les procédés et les effets de l’allitération. Nous en vînmes à considérer l’un des vers justement fameux du Cimetière marin :

L’insecte net gratte la sécheresse...

Cette musique, toute de consonnes, cette musique .saris timbre, comparable, en un sens, à celle que l’on obtient des instruments à percussion, cette musique a bien assez de vertus propres pour qu’il soit superflu de la comparer à celle, par exemple, purgée dei toute signification stricte, dont notre oreille est frappée quand les deux violons de Jean-Sébastien Bach, ceux du concerto en ré mineur, dialoguent dans l’altitude. Si vous admettez avec moi que nous avons deux musiques pour notre joie : celle des musiciens et celle des poètes, nous ne frustrerons personne et nous enrichirons le monde.

Je parlais, tantôt, de tel entretien, ou querelle, qu’il nous est arrivé d’avoir, Valéry et moi, à l’Académie, justement. Un des bienfaits de notre Compagnie est cette chance qu’elle nous offre de voir souvent des hommes remarquables dont la vie nous rapprocherait trop rarement, en dépit de l’amitié. Je vous connais, Monsieur, depuis les premières années du siècle. Je vous ai rencontré dans maintes circonstances dont certaines étaient bien remarquables. Pour notre amitié, la vie, jusqu’à ce jour, ne s’est donc pas montrée trop avare. Que s’il m’est donné, par la vertu de l’Académie, de vous voir donc et plus souvent et plus longtemps, j’en rendrai grâces de grand cœur à cette vieille et noble institution.

Le lecteur qui vous accompagne dans vos recherches littéraires se trouve amené, quelque jour, en présence d’ouvrages consacrés l’un à la mémoire de Paul Lecène, maître de votre jeune temps, l’autre à des médecins fameux dont, dès le titre, et pour bien marquer, Sans doute, que vos privilèges critiques ne sont pas limités aux lettres, vous nous dites qu’ils ne furent pas tous grands. Ce lecteur comprend vite qu’il vient, abordant ces livres, de franchir les frontières d’un autre domaine.

Ces livres de transition nous donnent à comprendre que, s’il y a deux hommes en vous, ces deux hommes n’affectent pas de s’ignorer, au contraire : ils portent un seul nom et ils font excellent ménage.

J’imagine parfois que, malgré cette magnifique incuriosité du monde extérieur à laquelle vous avez, il me semble, fait allusion, j’imagine que s’il avait, comme son patron Descartes, abordé les travaux de l’anatomie, Paul Valéry aurait trouvé là certaines occasions d’exercer son étonnante intelligence.

Il vous souvient sans doute qu’en 1938 Valéry, ayant accepté l’honneur de présider le Congrès de chirurgie, prononça, devant une assemblée de praticiens illustres, un discours sur « l’art de la main », discours qui fit l’admiration de ces hommes expérimentés et jeta nombre d’entre eux en de profondes réflexions.

J’aimais de proposer à votre prédécesseur des problèmes de biologie. Je le faisais tantôt dans l’espoir d’apprendre quelque chose, de recevoir quelque lueur, tantôt par jeu, pour voir fonctionner devant moi une très précise et très puissante machine intellectuelle. La réponse était presque toujours imprévue, saisissante, mais non point fantasque, je veux dire qu’elle était marquée par quelque observation très exacte et très pertinente. Il est presque étrange de parler d’observation à propos de Valéry. Le peu de regard qu’il jetait sur le monde lui suffisait pour établir ses constructions. À voir combien promptement il se détournait des spectacles autres que celui de son propre moi, je ne pus m’empêcher de lui dire, un jour : « Cinq minutes de l’univers, et vous en avez assez pour philosopher pendant le reste de l’éternité. »

Vous, Monsieur, qui, de bonne heure, avez consacré vos facultés d’attention aux austères travaux de l’anatomie, je suis bien sûr que vous avez eu parfois le désir de placer entre les mains de Valéry une pièce particulièrement architecturale et dessinée, un os, par exemple, et d’amener le poète à disserter sur cet objet en même temps vulgaire et prodigieux.

Pour usuelles qu’elles apparaissent, les comparaisons, en anatomie, sont de médiocre vertu. Les images dont les savants se servent, dont ils sont bien obligés de se servir dans le dessein de représenter avec des mots une clavicule, ou un sphénoïde, allègent le descripteur sans toutefois l’assouvir. Il faut, pour mener à bien la description d’objets tels, toutes les qualités d’un poète et presque toutes celles d’un mathématicien. Il faut une aptitude, éprouvée, pour l’esprit, à se mouvoir dans les trois dimensions du monde. Je devrais dire dans les quatre dimensions, car l’os, cet organe en apparence minéral, naît, vit et se transforme, avant l’heure où nous le trouvons tel qu’en lui-même enfin l’éternité le fixe. ,

C’est à l’époque de nos toutes premières études d’anatomie que je vous ai rencontré, Monsieur. Il ne me faut accomplir qu’un très faible effort de mémoire pour vous revoir comme vous étiez alors, portant quelque volumineux tome du Poirier ou du Testut, et vous installant en solitude, pour travailler, dans une chambre de l’hôtel où s’était établie l’Association corporative des étudiants en médecine, communauté toute jeune alors et à laquelle nous avions tous deux donné notre adhésion, sans doute parce, que la bibliothèque en restait ouverte assez avant dans la nuit.

Dès ce temps, vous étiez un travailleur indomptable. Vous arriviez de votre Auvergne natale, de cette Auvergne qui est fertile en hommes de mérite et qui a donné au monde ce Blaise Pascal auquel vous avez consacré la dernière page de votre remerciement. Nous étions alors bons camarades. C’est plus tard que nous sommes devenus amis, plus tard que vous m’avez fait place dans cette intimité studieuse où veillait, où brillait le sourire mélancolique d’une vieille maman toujours inquiète.

J’ai dit : travailleur indomptable. Je n’ai pas trop de peine à imaginer la somme de travail que demande une existence comme la vôtre, qu’exigent, menées de front deux carrières sans défaillance et qui s’éclairent mutuellement.

Il est d’excellents chirurgiens qui n’écrivent pas à propos de leur métier ou bien qui n’écrivent que peu. Vous avez, au contraire, consacré, à l’action chirurgicale, des ouvrages qui sont considérés comme classiques par les praticiens du monde entier. Vous avez, notamment, dans un livre fameux, considéré certains problèmes de l’urgence. Je me rappelle encore nos discussions au moment que vous cherchiez le titre de cet excellent livre.

Antoine de Saint-Exupéry racontait volontiers qu’ayant dû subir une grave intervention chirurgicale, après un accident d’aviation, en Amérique du Sud, il avait aperçu, en se réveillant du sommeil anesthésique, entre les mains du chirurgien qui se penchait sur lui, un gros livre, tenu pieusement. C’était votre livre, Monsieur. Le praticien semblait tout heureux de le montrer à son patient français, telle une bible très précieuse à laquelle il devait beaucoup.

Il nous est agréable de penser que le même homme, le même Français est l’auteur de deux beaux ouvrages bien différents et désormais, tous deux classiques l’un de chirurgie, l’autre d’histoire et de critique littéraires.

Ainsi donc, à vos heures de méditation, volis choisissez de vivre parmi d’illustres rêveurs qui n’ont pas, qui ne peuvent pas avoir le moindre sentiment de l’urgence, qui ont accoutumé de remettre l’ouvrage sur le métier non pas vingt fois, mais cent fois, qui, jusqu’à la dernière minute, peuvent changer un trait, ajouter ou retrancher un mot, sans hâte, si tel est leur plaisir. Comme eux, vous aimez d’hésiter longuement sur le choix d’une épithète, sur l’opportunité du choc des syllabes, sur cette musique seconde, qui est proprement la musique du langage, sur le rythme et le mouvement des périodes. Comme eux, vous faites ainsi œuvre de patient artiste ; vous imitez, comme eux, « le Chinois au cœur limpide et fin. » Pourtant., que la nécessité vous appelle, que l’angoisse fasse entendre sa plainte, et, tout aussitôt, c’est un autre homme qui se lève, un homme de décision et d’action.

Je suis bien persuadé que l’idée d’urgence n’est pas absolument étrangère à l’artiste : il est certaines déterminations qui doivent être prises avant que la pâte ne sèche, il est certaines compositions qu’il faut traiter « à fresque », certains choix qu’il convient de faire pendant que la matière est encore humide et malléable. Mais le temps travaille le plus-souvent en faveur de l’artiste. Il travaille parfois, en certains cas graves, contre la vie, c’est-à-dire contre le chirurgien.

L’acte chirurgical étant un acte essentiellement public, un acte aussi peu clandestin que possible, la critique, devant cette sorte d’activité, fonde son jugement en regardant le chirurgien opérer, tout d’abord, en étudiant, par la suite, les résultats qu’il a obtenus.

Il existe une troisième manière de mettre un chirurgien à l’épreuve, c’est de se placer personnellement entre ses mains, c’est d’acquérir ainsi des vues tout à fait subjectives sur ses qualités techniques et sur ses qualités morales.

Voilà justement ce qui m’est arrivé avec vous ; et si je prends la liberté de le rappeler, c’est que cela peut apporter des lumières au tableau. Cette petite expérience m’a donné, sur vos méthodes et votre naturel, des renseignements que je peux dire de première main. J’ai le plus vif et le plus amical souvenir de cette séance opératoire. Elle m’a montré ce que je croyais avoir compris, c’est que vous avez, pour la souffrance des autres, un grand, et intelligent respect.

S’il est incapable de se représenter la douleur qu’il impose à son patient, s’il est incapable de sympathie, le chirurgien — quelle que soit sa dextérité — n’est qu’un manouvrier. Il peut paraître habile, il peut même se montrer efficace ; je le regarde avec une secrète défiance, je le juge indigne du sacerdoce auquel il s’est consacré sans vocation véritable.

Cette grande réputation qui est la vôtre, cette renommée que vous avez gagnée dans « l’art de la main », vous ne devez pas tout cela seulement à votre grande science professionnelle, à la précision de votre jugement, à la fermeté de vos arrêts, à l’exactitude de vos gestes : vous en êtes aussi redevable à un trousseau de qualités morales qui vont de la courtoisie parfaite à la parfaite charité.

Notre ami Jean Fiolle, de Marseille, qui a pris place au premier rang de la profession et qui, lui aussi, — le fait mérite d’être signalé — a donné ses heures de retraite à la composition d’excellents ouvrages qui sont d’un observateur, d’un moraliste d’un lettré, notre ami me racontait que, pendant la première guerre mondiale, il avait, dans une ambulance du front, travaillé non loin d’un autre chirurgien dont je tairai le nom, bien qu’il soit aujourd’hui parmi les ombres. Au terme d’une nuit consacrée à des besognes sanglantes et désespérantes, ce curieux personnage s’était écrié, en posant ses instruments : « Ici, c’est le paradis du chirurgien ! »

Il m’apparaît que cette phrase, encore plus naïve qu’atroce, fut proférée par un homme qui considérait la chirurgie comme une fin, et non comme un moyen, ce en quoi, humainement, il se trompait.

Je connais vos sentiments sur cette grave question : Vous êtes de ceux qui ne saisissent le couteau qu’après mûre réflexion. Je vous ai vu à l’œuvre. Vous, l’homme de l’urgence, vous savez attendre quand attendre est bon. Vous savez surseoir et vous savez vous abstenir. Si vous jugez qu’entre deux moyens la chirurgie n’est pas le plus avantageux, vous, chirurgien, écartez la chirurgie. Quelle belle sagesse !

J’écoutais, un jour, deux praticiens émérites deviser de leurs travaux et de leurs projets. L’un d’eux expliquait une certaine opération qu’il venait de faire connaître et dont il avait réglé la technique. Là-dessus, l’autre chirurgien prit la parole et répondit avec beaucoup de douceur : « Vous avez, me dites-vous, inventé une opération nouvelle. Et moi, je n’ai plus qu’une pensée, c’est de voir, avant de mourir, certaines opérations devenir tout à fait inutiles et disparaître de notre pratique. » C’étaient, je le répète, deux hommes de grande valeur. Je me garderais bien de les opposer sur ces deux répliques. J’en prendrai texte toutefois pour vous soumettre quelques réflexions sur cette chirurgie : objet de votre patient effort et de votre sollicitude.

Nous avons vu la chirurgie, forte des découvertes de Pasteur, des recherches de Lister, de Terrier, et de beaucoup d’autres savants, s’élever très vite et très haut, étendre et confirmer son crédit, assumer un grand nombre de tâches, aller de conquête en conquête, s’assujettir toutes les autres sciences, au fur et à mesure de ses besoins. Il est beau maintenant de voir la chirurgie, parvenue à ce point de gloire, abandonner certaines provinces de son empire. Il est beau de voir le chirurgien chercher lui-même, à certains problèmes, une solution non sanglante et laisser la place, le moment venu, au chimiothérapeute ou au radiologiste.

Tous les observateurs savent bien que le chirurgien gardera ses grands et sévères privilèges dans maintes et maintes conjonctures. La marche même de la civilisation nous donne à penser que la chirurgie des traumatismes n’aura malheureusement pas, dans l’avenir, moins de tâches que dans le passé. Les progrès de la physique, de la chimie, de la mécanique, de la pyrotechnie, de l’art militaire sont tels que les chirurgiens de l’avenir ne sauraient manquer de besogne. La chirurgie des malformations, d’autre part, gardera ses droits et ses devoirs. Mais on peut croire, que la chirurgie des tumeurs et de l’inflammation cèlera de plus en plus souvent le pas à d’autres moyens plus pacifiques. Témoin sagace et vigilant de notre époque, vous êtes, je le sais, le premier à vous réjouir de ce progrès et de ses prévisibles conséquences. Que, parvenue si loin en si peu de temps, une science paraisse ainsi toute Préparée à se renoncer parfois elle-même, voilà qui ne manque pas de grandeur, voilà qui nous donne, pour les artisans et les promoteurs de cette science ; beaucoup d’admiration et beaucoup de respect.

Si je me suis hasardé, Monsieur, à porter notre colloque sur ce terrain particulier, c’est non seulement parce que de tels problèmes peuvent retenir l’attention du philosophe, mais c’est aussi parce que cette heure que nous vivons est la vôtre et qu’il me faut, même discrètement, commue vous l’avez fait pour votre prédécesseur, chercher votre personne à travers vos travaux et vos livres. Or, il se trouve que, si vos livres ornent les rayons de maintes bibliothèques, vous avez en outre laissé votre marque particulière, votre fine signature sur les téguments d’un grand nombre de vos contemporains. Tous ceux qui vous ont lu vous estiment ou vous admirent. Tous ceux qui ont senti passer le fil de votre couteau vous honorent et vous aiment.

La vie vous a refusé peu de choses : elle vous a même donné la joie d’enseigner une part de ce que vous savez. Vous êtes le titulaire d’une chaire renommée. Vous avez donné votre nom à une maladie, honneur que maints praticiens illustres n’ont pas reçu. On dira désormais « la maladie de Mondor », comme on dit « le mal de Pott » ou « la maladie de Dupuytren ». Vous avez des élèves, ou mieux, des disciples. L’Académie, qui honore aujourd’hui vos travaux littéraires, reconnaît et salue vos mérites scientifiques : vous êtes le premier chirurgien élu par notre Compagnie. Vous jouissez d’une grande autorité, mais vous en jouissez avec mesure. J’ai beaucoup aimé, dirai-je, puisque j’en suis à ce mot, à cette idée de mesure, ce qui, dans votre discours, est, en propres termes, le remerciement à l’Académie. Une seule page et pleine de retenue. Voilà qui est de bon exemple et qui manifeste, à mon sens, la plus sûre modestie. En plusieurs circonstances, j’ai noté que les éloges décernés par le récipiendaire à l’Académie sont, somme toute, des éloges qu’il s’adresse à lui-même, ou dont il entend, tout au moins, retenir une part non petite pour ses besoins personnels. Dans la plupart des textes préparés en vue d’une cérémonie telle, on sent que, sous les expressions de la gratitude, se dissimulent l’approbation et les félicitations. Vous avez, d’un pas vif et modeste, franchi cette difficulté préalable pour en venir sans retard à votre objet : ce beau portrait de Valéry, qui n’a pas trompé notre attente et que bien peu de personnes en ces jours, auraient pu faire à ce point ressemblant. Vous vous êtes si totalement donné à cette tâche que ; de vous-même, vous ne nous avez rien dit. À nous de vous deviner, à nous de vous découvrir, sous ce voile d’humilité.

Nous y parviendrons, Monsieur. Vous comptez, par le monde, beaucoup d’amis à qui vous avez donné du plaisir ou des clartés, beaucoup d’amis à qui vous avez rendu de précieux services, beaucoup même à qui vous avez rendu la vie. Vous ne pouviez pas, sachant ce que vous savez, faisant ce que vous faites, vous ne pouviez pas vous détourner du monde ou, si vous préférez un autre mot, du siècle. Vous ne vous en êtes pas détourné en effet. Et pourtant, vous avez toujours observé des disciplines rigoureuses. À la vie de la société, vous ne cédez que ce que vous entendez céder. Pris tout le jour par des travaux sourcilleux, vous passez une grande part de vos veilles dans une austère solitude. Vos confrères, vos malades, vos amis, vos admirateurs peuvent, s’ils ont besoin de votre cœur, de votre esprit ou de vos mains, vous appeler, le soir. Ils ont mille chances de vous trouver, fidèle, devant votre table de travail, au milieu de vos livres. Je dis cela tout bas, avec l’espoir que vous seul m’entendrez. Je m’en voudrais beaucoup de troubler, par une imprudence même amicale, ce que les bons auteurs auraient appelé, jadis, votre particulier. Je m’en voudrais de contribuer à gâter l’un des précieux instants pendant lesquels, las d’écrire ou de méditer, vous composez, d’un crayon délicat, ces dessins qui représentent des livres, des fleurs, des coquilles, oui, des coquilles semblables à celles dont Valéry interrogeait volontiers la sinueuse extravagance.

La plume et le bistouri chaque jour, le crayon parfois, que d’instruments, Monsieur, et divers, pour un seul et même esprit ! Puisse donc cette leçon de curiosité rayonnante se trouver encore entendue, et par quelques-uns mise à profit, dans un siècle où l’intelligence asservie, qui ne semble plus vouloir qu’exécuter des consignes, chemine, au plus noir de ses galeries de termite, à la recherche d’une parcelle de vérité qu’elle trouve, parfois, à force de labeur, mais qu’elle ne sait plus aimer.