Réponse au discours de réception de Jean-Louis Vaudoyer

Le 22 juin 1950

Émile HENRIOT

MONSIEUR,

Si je cesse un moment de vous tutoyer et de vous appeler Jean-Louis comme tout le monde, ne croyez pas que nous soyons brouillés, comme il arrive quelquefois aux plus vieux amis. Reconnaissez là seulement une de ces coutumes habituelles à la Compagnie où vous entrez et où je m’étonne du hasard qui a voulu que ce fût moi qui vous y reçoive, quand c’est vous qui auriez dû m’y précéder. On vous attendait ici, où votre place était assignée, non certes dans un esprit de dynastie que l’Académie égalitaire ne reconnaît pas ; mais, quant à vous, par vos traditions familiales, dont on ne s’avise dans nos élections que si l’héritier a personnellement du talent. Vous ne tombez pas parmi nous par la cheminée, comme Don César de Bazan mais vous nous descendez de nos combles, par l’échelle de notre premier architecte, votre arrière grand-père. Et nous venons de constater que vous en savez déjà plus que beaucoup d’entre nous sur les aîtres de cette maison et particulièrement de cette salle sous coupole artificielle, où nous fréquentons moins, il est vrai, que ne le suppose la galerie. Hors nos deux séances annuelles, nous ne nous y trouvons assemblés qu’en raison de la mortalité, à laquelle sont sujets les immortels très provisoires que nous sommes, aussi bien que le reste toujours éphémère des vivants. Au moins, cette idée d’immortalité entretient ici assez longtemps vivaces de beaux souvenirs ; et je n’ai pas besoin de beaucoup d’imagination, pour savoir que vous êtes ému, à l’idée de l’ami que vous remplacez, et de ceux qui vous ont devancé ici. J’ai qualité peut-être pour le dire, ayant été de leurs témoins, que Henri de Régnier, Barrès, Bourget, Valéry, René Boylesve, Albert Besnard, et le maréchal Lyautey lui-même, auraient été heureux de votre élection et qu’ils y auraient contribué. Ils savaient ce que vous représentez, et ils auraient eu plaisir à vous retrouver .le jeudi, autour du Dictionnaire ; au travail duquel nous espérons, par parenthèse, que vous serez assidu, et même que vous serez utile, par vos compétences en termes d’art et de métiers.

Mais il est temps, Monsieur, que je m’occupe de vous seul, aussi bien pour enregistrer publiquement dans nos archives que pour vous l’apprendre à vous-même, si vous ne vous en doutez pas, qui vous êtes et ce que vous avez fait. Je le dirai comme je vous imagine, puisque seuls à .nous connaître du dedans et par le fond, c’est autant d’images de nous qui sont Mises en circulation qu’il y a d’êtres pour nous regarder et quelquefois penser à nous et même encore pour nous juger, bien souvent par supposition.

Vous êtes né le 10 septembre 1883, au Plessis-Piquet, et cette naissance en villégiature n’a pas moins fait de vous, profondément et parfaitement, un citadin. D’ailleurs comme il est constant qu’une grande partie de la province vient naître à Paris, il est aussi légitime qu’une partie de Paris s’en aille, aux beaux jours, naître à la campagne. Mais de la campagne, vous n’êtes pas. Vous n’aimez pas marcher dans la rosée et les labours. Vous aimez les arbres surtout quand ils poussent et fleurissent dans les villes, aux Champs-Elysées, dans les jardins du Palais-Royal ou le long des trottoirs du Cours Mirabeau, dans notre chère Aix-en-Provence. La campagne manque de conversation et d’architectures ; et vous aimez celles-ci par atavisme, comme vous avez besoin de celle-là par goût personnel. Je sais l’endroit par excellence où vous vous plaisez. C’est quelque petite ville, où il y a une église insoupçonnée, de belles fontaines sculptées, une terrasse à balustrade donnant sur un horizon à faire peindre par Granet ou par Léonard ; et plus immédiatement, pour l’usage courant, un café à même la place, où attendre, pourboire avec lui, le poète, le conservateur du Musée, l’érudit local, ou ce ,lecteur inconnu, qui, révélé soudain, nous donne parfois dans nos voyages l’impression réconfortante et inattendue que nous visitons notre clientèle.

Je vous ai dit Parisien. Il importe de préciser que vous l’êtes, par les vôtres et des deux côtés, depuis au moins quatre cent cinquante ans. Cela fait beaucoup de quartiers de bourgeoisie, dans un temps où elle devient discréditée, mais vous n’êtes pas homme à ne pas prendre vos responsabilités, et à avoir honte d’une qualification qui n’inspire l’idée d’une mauvaise conscience qu’à ceux qui aimeraient nous persuader de la nécessité de l’avoir telle. J’ai interrogé l’onomastique pour savoir si l’on pourrait tirer de votre nom quelque présomption sur vos origines. Faut-il supposer un lointain Vaudois, qui volis ferait Suisse ou Cathare, ou quelque Valdoie, qui, sur les bords d’un petit ru de Seine-et-Marne, ferait figure d’un éleveur d’oiseaux comestibles ? Cela reste problématique. Le certain est qu’il y a de l’eau dans votre nom, et ce n’est pas pour vous déplaire. Je vois d’ailleurs dans vos papiers familiaux des Vaudoyer qui étaient étuvistes et baigneurs à Paris au XVIe siècle ; et l’on y relève dès 1564 ; dans le Faubourg Saint-Antoine et autour du Temple, le commencement d’une longue suite de maîtres-maçons, de ‘tailleurs de pierre et d’architectes qui ne s’est point interrompue jusqu’à l’un de vos neveux. Vous devez beaucoup à ces constructeurs, dont le métier exige une connaissance précise et rigoureuse des règles du solide et des conditions du beau. Votre compétence technique en fait de choses peintes, sculptées ou bâties vous vient d’eux. Mais à cette partie de votre ascendance, vous ne devez pas seulement votre connaissance et votre goût. Vous lui devez aussi votre plaisir le plus constant. C’est elle qui vous a, bien avant votre naissance, prédisposé à l’Italie, dont l’amour n’aura été pour vous qu’un héritage : celui que vous avez recueilli de vos deux grands-pères romains, votre bisaïeul Laurent Vaudoyer et son fils Léon, votre aïeul, qui tous deux furent pensionnaires du roi à l’Académie de France à Rome, l’un à la fin du XVIIIe siècle, le second environ 1830, avant d’entrer l’un et l’autre à l’Institut, où vous voilà aujourd’hui, à travers le temps, leur confrère. J’observe en passant, Monsieur, que cette double rencontre académique dans votre parenté vous aura opportunément tiré d’embarras quant à la confection d’un habit, en ayant trouvé deux dans votre garde-robe familiale, où vous n’aurez eu qu’à choisir. Je vois que vous avez opté pour celui de votre grand-père, au regret peut-être du beau costume du premier Vaudoyer romain, dont le modèle a été dessiné par, David. Mais il vous dit fallu porter la culotte de cérémonie, et cela aurait pu paraître affecté. Vous vous êtes toujours entendu en élégance, et vous savez le grand principe brummelien, qu’il ne faut jamais avoir l’air de porter un costume neuf. Vous voilà en règle, Monsieur. Vous avez fait assouplir le vôtre par votre grand-père, et il vous va bien.

Par ces deux ancêtres, dès votre naissance, vous avez été entouré de souvenirs italiens, écrits, dessinés ou gravés, et l’un d’eux aura marqué certainement vôtre imagination d’enfant « amoureux de cartes et d’estampes ». C’est une aquarelle, lavée à Rome par Lament Vaudoyer, où, dans un décor fixé avec une précision d’architecte, il s’est représenté lui-même sur un échafaudage, en train de prendre les mesures du Théâtre de Marcellus, tel que Chateaubriand et Stendhal l’ont pu voir, et tel que nous l’avons encore vu dans notre jeunesse. D’autres images, dessinées dans le même esprit d’exactitude et de fidélité, recomposaient déjà pour vous le décor romain, de sombre et luisante verdure de lauriers, de pins parasols et de cyprès, sur un sol d’ocre rose et rouge, entre ses palais, ses terrasses, ses monuments et ses fontaines, dont vous deviez à votre tour vous faire le descripteur aussi minutieux, aussi attentif, dans vos Délices de l’Italie et dans votre Italie retrouvée. Avant votre premier voyage de Rome, vous avez feuilleté, n’est-ce pas ? ces trois ou quatre volumes de maroquin rouge à étiquettes vertes où sont conservées reliées les lettres écrites d’Italie par Laurent dans ses années d’apprentissage et plus tard sa correspondance avec son fils Léon, lui-même alors pensionnaire à la Villa Médicis. Vous me les avez données à lire, et j’ai parcouru avec intérêt ces pages on le père et le fils vous annoncent, par leurs curiosités de voyageurs, leur plaisir d’être en Italie et le fervent amour de leur métier. De ces lettres d’ailleurs, vous avez publié l’essentiel, qui a trait au monument que Chateaubriand, alors ambassadeur à Rome, chargea votre grand-père d’élever, dans l’église San Lorenzo in Lutina, à la mémoire de Poussin, pour rappeler à l’Italie ce que lui devait d’inspiration le génie du plus grand des peintres français. Ainsi, Monsieur, vous êtes lié à de grandes fidélités, qui engagent, et l’on pourrait vous envier ces intercesseurs, comme eût dit Barrès, qui vous ont si, bien introduit dans ce culte auquel vous alliez consacrer votre vie.

Vous ne devez pas moins à votre mère, dont vous me permettrez d’évoquer ici, discrètement, l’émouvante et noble figure. Comme votre lignée paternelle vous avait ouvert aux Beaux-Arts, c’est elle qui vous a inspiré l’amour des lettres et le goût de la chose écrite. Fille d’un des deux fondateurs de la librairie Hachette, entourée dès sa jeunesse d’écrivains, Mme Vaudoyer, née Breton, dont je revois le beau visage vieillissant, l’accueil affable et maternel à vos amis, a laissé dans l’histoire encore à écrire de la-Société française de son temps un admirable souvenir à tous ceux qui l’ont approchée. Et une grande image romanesque l’emporte, sur tant de beaux portraits qui la représentent. Fiancée à Henri Regnault, la guerre, en 1870, avait retardé son mariage ; et le jeune peintre déjà glorieux ayant été tué d’une balle dans la tête, à Buzenval, nouvelle Edith au col de cygne, elle dut aller reconnaître et ramasser le corps sur le champ de bataille même, dans un temps où la guerre laissait des morts reconnaissables. Les amis de votre mère s’appelaient Taine, About, Gaston Paris, Théophile Gautier, Fromentin. Jeune fille, elle avait voulu apprendre l’anglais, et un ami des siens, le Docteur Gazes, qui fut le beau poète de l’Illusion, Jean Lahor, ne lui amena un jour pour professeur rien de Moins que Stéphane Mallarmé.

Vous avez toujours eu, Monsieur, beaucoup de chance, et ce n’est pas pour vous le reprocher que je le constate avec plaisir. Mais votre bonheur parfais a inquiété ceux qui vous aimaient. Votre père me l’a dit lui jour : « Jean-Louis est trop heureux », et je revois encore, à travers les années, son regard préoccupé, disant cela qui certes n’exprimait avec tendresse qu’une crainte. Si ce bonheur allait ne pas durer ? Il s’est fort heureusement poursuivi, sans vous gâter et sans vous rendre insupportable. Tout vous aura été facile, et comme vous avez aussi du talent, il a bien fallu vous le pardonner. Au reste on vous savait homme de goût et très érudit en fait d’art. Vous aviez passé par l’Ecole du Louvre et vous apparteniez à la petite équipe qui, sous l’habile conduite de Raymond Koechlin et de Louis Metman, a fait le beau Musée des Arts Décoratifs où sous avez pris vos premiers grades, qui vous conduiront un jour à la Conservation de Carnavalet. Toute votre œuvre se repose sur une solide fondation, que vous a procurée votre connaissance de l’art. C’est ce connaisseur qu’il faut distinguer en vous un instant.

Vous auriez sans doute été vous-même un excellent peintre, à voir comment vous savez regarder, décrire et noter les jeux de la couleur et de la lumière, la plume à la main, si votre pratique des chefs-d’œuvre ne vous avait rendu impossible l’ambition de les égaler. L’amour en présence du beau, n’assure que d’un goût. Vous avez travaillé le vôtre avec application pour obtenir ce qui est mieux : le discernement. Vous avez appris à regarder et à écouter la peinture, puisque « l’œil écoute », lui aussi, comme l’a observé un grand poète que son ouverture d’esprit à l’invisible n’empêche pas d’être le témoin clairvoyant des figurations sensibles le l’art. En face d’un tableau, vous ne vous intéressez pas seulement à la couleur et au dessin, ail jeu du mouvement et des lignes. Vous aimez entendre ce qu’il raconte, et regarder le petit détail, et embrasser l’ensemble, du premier coup d’œil. Vous percevez avec vivacité ce qui physiquement parle aux sens, et vous ne mettez pas ce plaisir à part des intérêts supérieurs de l’intelligence. Au-delà de la chose montrée, vous allez à l’intention de l’artiste qui l’exprime, et si sensible que vous puissiez être à la richesse des moyens matériels dont il dispose, vous n’auriez qu’une admiration limitée pour un peintre qui ne serait qu’un œil au bout d’un pinceau. Vous aimez le génie complet. Les plus grands, selon vous, sont ceux pour qui le monde extérieur existe, et qui vivent aussi bien dans l’invisible, que leur esprit remplit de songes, d’imaginations et de fables ; ceux qui, passionnés de la forme la considèrent comme un chant, et ne peuvent vivre sans musique ; ces hommes enfin qui d’abord voient par la pensée et dont la main volontairement dirigée saura capturer et transcrire ce que sans eux l’univers ne connaîtrait pas. Vous les tenez pour des bienfaiteurs, et de la possession spirituelle de leur œuvre, vous avez fait votre dilection continue et votre plus fervente étude.

 On loue d’autres connaisseurs en d’autres ordres, de leur savoir encyclopédique, en philosophie, en histoire, en littérature. Hors l’Ecole du Louvre, où encore le savoir est spécialisé, je ne crois pas qu’on puisse trouver amateur au monde qui posséderait mieux que vous l’encyclopédie des arts plastiques et particulièrement de la peinture. Bien avant que M. André Malraux en ait proposé la formule, dans sa magistrale Psychologie de l’art, vous aviez déjà composé à votre usage ce « musée imaginaire » qui vous rend à tout instant disponible et présent aux yeux de l’esprit, le contenu de toutes les collections publiques ou privées et de tous les musées du monde ; ou, quand vous n’avez pas visité l’un d’eux, la référence exacte à ce qu’il renferme. Cc serait un jeu où l’on serait battu d’avance que d’essayer de vous surprendre, avec la merveilleuse mémoire qui est vôtre, sur la situation de telle œuvre, sur son authenticité ses états, ses restaurations, son histoire, ses sources et ses parentés. Vous êtes l’initiateur et l’organisateur essentiel de toutes les expositions. Vous en avez préparé de très remarquables, de tous temps, aux Arts Décoratifs, à Carnavalet, à l’Orangerie, au Jeu de Paume ; sur tel sujet donné. Restif de la Bretonne, les peintres de la Provence, les paysagistes français en Italie, Chassériau, Ricard ou Delacroix, ce vous est chaque fois une joie nouvelle d’évoquer, de faire sortir de leurs cachettes, d’assembler, de juxtaposer dans la vitrine ou sur la cimaise les œuvres les plus expressives, proches ou mystérieusement voisines à travers les siècles. Et c’est un grand plaisir de vous voir susciter et parfaire ces excitantes réussites ; comme c’est un grand enseignement de regarder avec vous un tableau, une statue ou une façade, à l’instant par vous animés et rendus vivants, de toute leur beauté réveillée. De même, Beethoven, Mozart ou Wagner nous apparaissent miraculeusement recréés sous la direction d’un génial désembaumeur, Furtwaengler ou Toscanini. Mais, déjà, mieux que moi, Marcel Proust vous aura rendu témoignage sur vos qualités d’éveilleur et d’apprivoiseur. Il avait souhaité votre compagnie pour aller voir, à l’Orangerie, une exposition de Vermeer. Vous l’y avez conduit, et cette visite vous fut l’occasion de témoigner pour lui à votre tour, car vous avez été témoin du premier crayon de la mort de Ber­gotte essayée par Proust sur lui-même, quand observant à vos côtés certain jaune d’un mur de Vermeer, il se trouva brusquement pris de ce malaise passager, qu’avec l’exagération permise au génie, il transforma en cette crise mortelle qui devait, dans les mêmes circonstances, emporter son héros Bergotte. Pour l’exégèse future de La Prisonnière, et l’étude des cheminements d’une pensée depuis le point d’impact de la chose vue qui la fait jaillir dans l’esprit, vous devriez bien nous donner cette référence de la toile que Proust avait près de vous sous les yeux, quand il en reçut le thème musical du « tout petit pan de mur jaune ». Il s’agit là d’un de ces cas de transposition d’art où vous excellez, et vous nous en devez l’explication.

Vous n’êtes pas mystique pour un sou, Monsieur ; et il m’a semblé tout à l’heure en vous écoutant, que vous le regrettiez, s’il est vrai que vous faites vôtre la pensée que vous nous citiez de Jaloux, sur l’idée affreuse en effet d’une mort sans réveil. Cependant vous croyez aux dieux, aux déesses, aux nymphes : Croire est-il bien le mot qui convient pour définir votre attitude affectueuse à leur égard ? Non. Vous ne croyez certainement pas .à leur pouvoir physique ni métaphysique. Mais vous acceptez l’idée qu’ils existent, et leur réalité en tant qu’images vous suffit. Vous ne les voyez pas seulement dans le musée où ils figurent. Vous les admettez dans votre pensée, et volis peuplez de leur présence poétique la terre de Provence par exemple, où vous participez idéalement à tout ce qui subsiste de paganisme en ce pays fidèle à ses traditions panthéistes et sensible aux forces raclées de la nature. N’avez-vous pas vous-noème repéré dans le vert el mystérieux Luberon les vestiges d’un camp de Centaures près d’un autel dédié aux. Parques Vénus, Perséphone, Antiope, Alcyone, Héliade, tiennent une grande place dans vos écrits, et ce n’est pas chez vous l’effet d’une mythologie scolaire indurée : ce sont habituellement les petits noms d’amitié que vous donnez à de très réelles vivantes quand vous parlez d’elles en vers, parce qu’elles correspondent aux images qu’évoquent, pour vous ces noms mélodieux. Ce système qui fait d’une image la réalité, vous ne l’avez pas inventé. Vous vous contentez de le mettre en pratique. C’est celui dont Anatole France a fourni un jour l’excellente illustration dans cet apologue où il fait demander par un de ses personnages : Croyez-vous que le diable existe ? » Et l’interrogé de répondre (à peu près, je cite de mémoire) : « Je ne m’étais pas posé la question, mais il faut bien croire qu’il existe, à présent que vous l’avez nominé. » Nous avons ainsi la tête pleine de croyance à des choses imaginées, lues ou représentées dans des tableaux, dans des  romans ou des poèmes. Un des agréments de la culture consiste à entretenir vivace cet idéalisme capable, en nous en détournant, de nous consoler des vulgarités, des horreurs et des bassesses de la vie. Mais il faut bien reconnaître, Monsieur, que c’est là un luxe, car il n’y a pas dans l’univers que des Champs Elysées, des Olympe et des plafonds de Tiepolo.

Je m’empresse de dire que ce penchant au rêve et cet amour du mythe ne vous ont jamais fait refuser la vie. Vous auriez d’ailleurs eu grand tort, car elle ne vous voulait pas de mal et elle s’est même montrée pour vous bonne fille. Vous avez, dans un libéral éclectisme, sagement accepté ses dons, sans vous priver d’inventer le reste. Et dès votre premier livre — une mince brochure où vous étiez déjà très résolument vous-même à vingt ans, vous, avez pris votre départ, escorté de ces Compagnes du Rêve dont vous n’entendiez pas vous passer, en attendant de plus efficaces rencontres, qui ne manquèrent pas de se produire. On a pu s’en apercevoir en lisant un de vos livres plus tardifs, vos très amusants, mélancoliques et narquois Papiers de Cléonthe où, comme dans ses souvenirs d’une autre planète, une jeunesse près de finir fait ses recensions et ses comptes en désencombrant ses tiroirs et en triant les lettres déjà oubliées de ses positives Bernerette et de ses réelles Mimi Pinson.

Vos Compagnes du Rêve s’appelaient Nausicaa, Emmeline, Julie de Lespinasse, Madeleine de Nièvres, Mme de Warens, Mlle de Graffenried. Ames vives, passionnées et délicates, à peu près toutes correspondant à ce, même type de femmes, léonardesques, chassériennes qui mêmes nues, restent éthérées et mystérieuses, et comme telles n’ont jamais cessé de vous inspirer la plus littéraire tendresse. Je m’aperçois qu’à plus d’une de ces Dilectae vous avez généralement été fidèle, car plus d’une vous émeut toujours.

Vous n’avez pas à renier cette plaquette aux cadences encore barrésiennes. Du moins je ne la renie pas pour vous, l’ayant relue ces jours derniers et y ayant retrouvé mon plaisir d’il y a quarante ans, quand jeune collégien ébloui des écrits des autres, je lisais pour la première fois votre prose dans la petite revue des Essais, où, avec vos amis Robert de Traz, François Fosca, Vallery Radot, Eugène Marsan, Pierre Hepp, Catherine Pozzi, vous aviez formé votre équipe et constitué votre « orphéon ». Vous aviez, à l’autre bout de la France, un abonné, c’était Jaloux ; et en moi, plus modestement, à Versailles, un simple acheteur au numéro. Je vous l’apprends, Monsieur, car vous ne l’avez probablement jamais su.

Ainsi, dès la première ligne écrite, vous aviez choisi votre système de vie, inclus dans votre système d’art. Et comme il arrive qu’on agence phis tard des préfaces pour justifier l’œuvre initiale en la supposant préconçue, c’est avec un peu de recul que vous avez trouvé, en l’empruntant à Paul Arène, la formule qui vous convenait, comme elle a convenu à Jaloux. « Rêver sa vie, vivre ses rêves. » Voilà une éthique commode pour faire exactement ce qu’on veut. Presque tous vos romans fournissent l’illustration de ce précautionneux principe, qui n’engage d’ailleurs pas beaucoup puisque dans son alternative il contient la possibilité de donner pleine licence à la fantaisie. Mais il est certain qu’il y avait là de quoi prêter à confusion. Et vous n’avez rien fait, Monsieur, pour la dissiper. Que ce soit dans La Bien-Aimée, dans L’Amour masqué, dans La Maîtresse et l’Amie, ou plus tard dans Les Permissions dé Clément Bellin, vos héros sont tous, à votre ressemblance, hommes de goût, grands bibelotiers, lecteurs de Baudelaire et de Stendhal, fervents connaisseurs de musées et de villes d’art, pourvus au surplus de loisirs suffisants à prendre le train pour l’Italie ou la Hollande à la première occasion. Raffinés, volontiers esthètes, sans autre devoir qu’envers soi, délicats sur les sentiments et aimant à quintessencier, d’ailleurs avec beaucoup de naturel, et bien résolus, comme vous-même, dans votre égotisme obstiné, à ne rien changer de ce qu’ils sont. Votre disposition à ne retenir, même par personne interposée, dans vos romans, aucune des difficultés de la vie, de ses laideurs, de ses misères et de ses tristesses — qui ne relèvent pas toujours des exclusifs chagrins d’amour, — a pu faire croire à une volonté bien arrêtée de vous mettre hors du réel, et par là à vous faire passer aux veux de quelques-uns pour un amateur. Comme si c’était le choix des sujets qui déterminait le haïssable amateurisme ! Un amateur ? Vous ne l’êtes nullement, Monsieur, pour la raison qu’un amateur est, en art, un homme sans application et sans métier. Et vous avez toujours eu l’un et l’autre ; et, très consciencieux ouvrier, vous n’avez jamais improvisé votre travail. Vous avez même, au contraire, un peu trop poussé vos pièces montées et chargé de difficultés vos jeux icariens. L’essentiel en a été parfois perdu de vue : à savoir que vous faisiez œuvre d’art ; ce qui est bien le droit de l’artiste, après tout. Car je vois qu’on tolère cette fantaisie à Gérard de Nerval et à Henri Heine, auxquels vous ressemblez, à la famille de qui, poète, vous appartenez. De même on a reproché à Jaloux de tourner le dos à la vie, quand dans ses romans, selon le droit aussi absolu du romancier, il superpose à l’existence captive ou médiocre de ses personnages la vie supérieure qu’ils se font, jusqu’à en mourir quelquefois, en s’imaginant autres qu’ils ne sont.

C’est ce que ne voulait pas admettre, de lui ni de vous, un critique d’alors, nullement sans intelligence ruais fermé à ces sortes de subtilités, Jean de Pierrefeu, qui demandait que l’on vous mit, vous, Jaloux et quelques autres, dans une cage de verre au Jardin des Plantes, comme les derniers représentants d’une faune disparue : de ces êtres extravagants, des romanciers-poètes qui, dans un temps où tout le monde faisait du sport, n’ayant jamais exercé, en fait de muscle, que leur cœur, ne s’intéressaient qu’à l’analyse de sentiments délicats, aux sensations d’art et à la casuistique amoureuse.

Le grand malheur pour un romancier, d’être romanesque !

Vous l’êtes, Monsieur, d’une manière très subtile ; non pas en supposant des péripéties extraordinaires autour de vos personnages, et en ménageant sous leurs pas de grands précipices et d’exceptionnels accidents. Leurs difficultés, leurs épreuves, leurs peines, leurs tourments viennent d’eux. Ils cherchent le bonheur, et ils ne le trouvent point, parce que le bonheur leur est impossible, avec les scrupules qu’ils ont, et leur conception de l’honneur, de l’élégance, de la fierté, de la pureté. Dans un de vos premiers romans, La Bien-Aimée, deux enfants qui s’aimaient, que de sordides questions d’intérêt matériel ont séparés, se retrouvent, s’aperçoivent qu’ils s’aiment encore, et se séparent cependant, pour rester fidèles l’un et l’autre au pur sentiment qui les a unis. La Maîtresse et l’Amie met en scène une femme très belle et de grand cœur, blessée par une expérience affreuse, que révolte l’idée des choses physiques de l’amour ; malgré soi, portée par la jalousie, elle y cède, et le soir même, horrifiée d’avoir été si bassement heureuse, elle se tue. Ce choix d’une femme platonique pour héroïne de roman a pu faire sourire Pierrefeu. Il appartenait à votre ami le stendhalien Henri Martineau de signaler dans cette étrange et forte étude le pendant, la réplique inverse de la fameuse Armance de Stendhal, où c’est le héros qui se tue, par impossibilité d’être heureux. Ces cas d’exception restent valables et humains. Vous les avez étudiés, Monsieur, avec une sérieuse lenteur, avec une application scrupuleuse dans le maniement délicat de ces légers jonchets du cœur, de ces subtiles mécaniques. Si j’ai une critique à vous adresser, c’est d’avoir peut-être, par trop de surcharge décorative, un peu détourné l’attention de l’intérêt sentimental de ces pénétrantes analyses. Votre meilleure œuvre, à cet égard, par la remarquable combinaison de la vérité psychologique et de, la complication romanesque, est votre tout premier roman, L’Amour masqué, qui devait d’abord s’appeler L’Amour du Mensonge. Je regrette que vous n’ayez pas conservé ce titre, tout en comprenant qu’il vous ait sans doute fait peur, à l’idée que l’on s’en servit contre vous pour vous considérer comme un homme ennemi de la vérité. Il l’allait passer outre à ce scrupule, et, en publiant votre goût pour une feinte bien organisée, étaler franchement au jour votre système. « Le mensonge par qui l’existence est plus belle n’est pas une commodité facile pour fuir ses responsabilités ou, simplement, pour être poli. Le mensonge que vous préconisez est un voile étendu exprès, sur le réel désobligeant, sur la vie hargneuse et morose, sur les êtres, sur les lieux vulgaires, sans beauté. Evasion, fuite, masques, fards : autant de variétés, sons un autre nom, de ce mensonge. H est le daltonisme fait système : un daltonisme dirigé, ayant à sa disposition un très grand nombre de couleurs pour repeindre à volonté les choses. Mais ce n’est jamais qu’illusion. Pascal l’a dit, et vous n’avez pas manqué de le rappeler en épigraphe : « Qu’importe que le plaisir soit faux, pourvu que l’on soit persuadé qu’il est vrai ! »

C’est le cas du jeune homme de L’Amour masqué, qui, pendant une année, sans la voir, entretient une correspondance amoureuse avec une actrice admirée de loin, qui, touchée, répond et se pique à ce jeu-. Quand elle s’offre enfin à rencontrer son adorateur inconnu, il s’effraie à l’idée de passer du rêve à la réalité, et il s’enfuit, craignant que la femme ne soit pas celle qu’il a aimée à travers Zaïre, Hermione, Belcolore. Voilà déjà la matière d’un conte, et il eût suffi. Vous avez voulu pousser plus à fond l’analyse de ces dédoublements, de ces dissociations parfois néfastes, que permet le rêve. Dans une seconde partie, à quelques années de ce début, le même héros, ayant changé, plus réaliste, plus viril, est devenu l’amant de la même héroïne, mais il ne s’est pas fait connaître pour l’auteur de la correspondance précédente. Et un jour, c’est Eva Declos qui, parlant de son passé, avouera que l’homme qu’elle a le plus aimé, c’était un garçon qui lui écrivait autrefois. Elle dit l’avoir rencontré ; elle le peint. Et aucun détail ne correspond dans le personnage inventé, à l’être réel auquel elle se confie qui ne reconnaît rien de ce qu’il fut dans cette création par le rêve. Au point qu’il devient jaloux de cette ancienne image qu’il avait donnée de lui-même ; et quand n’y tenant plus, il ôtera son double masque pour se faire reconnaître unique sous ses deux aspects différents, il ne sera plus ni l’un ni l’autre aux yeux d’Eva, descendue de son paradis imaginaire et positivement dépossédée. Je ne pense pas qu’on puisse dénoncer avec une plus savante cruauté l’illusionnisme de l’amour qui ne s’attache qu’à ce qu’il crée.

Vous avez, d’ailleurs, narquoisement repris le même thème, sous une fabulation différente dans vos Permissions de Clément ;Benin, où l’on voit lm autre rêveur s’éprendre à distance d’une mystérieuse créature un instant entrevue dans des conditions qui autorisent l’illusion, au point de se croire heureux, étant dupe d’une substitution qui lui a fait serrer finalement dans ses bras... la petite-fille au lieu de la grand’mère. Là, Monsieur, je vous prends sur le fait, en train d’organiser les rêves de vos personnages. C’est sur des éléments réels que vous disposez vos imaginations les plus fantasques : Au milieu de ses perroquets, de ses négresses et de ses figures de cire à son effigie, l’original de la sexagénaire et toujours belle Marcelle Comtale, mourante à l’idée de vieillir, ne vous aurait-il pas été fourni par le souvenir de la fameuse Castiglione qui, recluse pour n’être plus vue après avoir été tant admirée, avait supprimé chez elle tout miroir afin de ne plus se voir elle-même ? Ces masques de cire sur des mannequins de grandeur nature attifés de soies de colliers et de fausses fleurs, n’en avez-vous pas trouvé l’inspiration dans la singulière galerie d’automates du malheureux Fernand Ochsé, si dramatiquement disparu dans une rafle juive au temps de l’occupation ? Et je crois bien avoir aussi connu cette vieille dame cubaine qui ne se déplaçait jamais sans emmener dans ses voyages sa collection de perroquets...

Pour rester dans le vraisemblable et maintenir en même temps un garçon rêveur mais sensé au sein de son illusion, pousser dans ses bras une jeune fille au lieu d’une vieille folle — est-ce rêver la vie, ou vivre des rêves ? Je crois, Monsieur, qu’en très habile romancier, sans avoir l’air même d’être adroit, c’est assez joliment arranger les choses — et se donner soi-même à sourire, pour avoir si bien su combiner ces fictions et ces subterfuges. .

Il faut convenir que la guerre — l’autre, naturellement, car je parle de votre jeunesse — saris vous changer complètement,  vous avait quelque peu modifié. Vous l’avez faite en engagé, c’est-à-dire deux fois courageusement ; car rien ne vous portait de votre nature à la rude vie au grand air et aux exercices violents. Quand les hasards de la vie du front nous permirent de nous rencontrer, entre deux cantonnements, tous deux maréchaux de logis, en Alsace, VOUS m’avez montré, dans votre cantine, les cahiers où, pour vous divertir de la boue, des bombardements, du goniomètre et de l’alidade, vous esquissiez, aux antipodes de la guerre, vos Permissions de Clément Benin. Ce livre, en effet, a marqué pour vous, un tournant. Les romans que vous avez écrits par la suite ne ressemblent pas à ceux d’avant 1914. Vous aimez toujours à rêver, mais il me semble que vous vous défendez un peu contre les entraînements et les jeux .de la pure imagination, et qu’en vous humanisant davantage, vous rencontrez aussi une vérité plus élargie. Vous acceptez que la vie soit parfois, pour les autres, moins lumineuse, et cela ne vous empêche plus de les regarder. Autrefois, vous n’auriez pas eu une minute d’attention pour la triste femme démunie, dans la facilité médiocre de sa vie bourgeoise, dont vous avez fait héroïne de votre Reine Evanouie : un instant grandie et surélevée hors d’elle-même par la conscience d’avoir secrètement inspiré un grand amour dont la tardive découverte l’embellit, et qui, tombé ce brusque feu de joie spirituel, retourne raisonnablement à sa monotone et plate existence. Vous vous intéressez à des héros sans héroïsme, qui acceptent d’être ce qu’ils sont, qui ne vont plus en Italie et ne se connaissent pas en peinture. Sans pouvoir m’y attarder, il me faut au moins rappeler à cet égard votre exquis Peau d’Ange et votre pitoyable Raymonde Mange-matin, et, dans Ombres portées ; le charmant Passage de Claire où la plus simple vérité vous a enfin trouvé fidèle observateur et vous a ému. C’est, Monsieur, que vous n’êtes pas si brouillé avec le réel qu’on voulait le croire et, que vous sembliez le laisser entendre. De ces romans et de ces contes, comme nous n’avons plus beaucoup l’occasion d’en lire car s’ils n’apprenaient rien sur la conduite pratique de la vie, ils donnaient à respirer dés fleurs agréables — Edmond Jaloux a pu remarquer avec raison qu’ils n’ont pour objet que de peindre « la plus pathétique poursuite du ». Qu’ils y réussissent ou non, par le simple fait qu’ils restent les maîtres de leurs choix, vos héros sont généralement heureux. C’est bien le plus grave reproche que l’on ait à leur adresser, dans un temps où la seule idée du bonheur semble un défi public outrageusement porté à tout le monde.

Mais j’ai à revenir un peu en arrière, pour vous saisir dans un autre de vos aspects, en vous remettant dans un cadre et dans l’atmosphère exceptionnelle d’un temps que vous avez marqué d’une de vos plus brillantes réussites ; et j’aurais l’air de le faire exprès, si je négligeais de le rapporter. Comment n’évoquer pas à votre propos, ce moment extraordinaire où, tombé aux amusements du boulevard, le théâtre, qui végétait grossièrement, a, par l’irruption merveilleuse d’une troupe bien conduite de danseurs, de peintres, de musiciens, reçu le choc fécondant de la barbarie bien portante ? Nous aurons eu, autour de nos vingt ans, nous aussi, notre Tarte à la crème, ces inoubliables Ballets russes dont les tumultueuses féeries flamboient encore dans nos souvenirs. L’Oiseau de feu, Petrouchka, Thamar, Shéhérazade, Le. Prince Igor ! Vous avez été séduit, comme nous tous, dès le premier jour, à cette prodigieuse poésie. Et tout naturellement, songeant à Théophile Gautier, dont ces ballets rappelaient qu’il avait été lui-même un fervent amateur de cet art, la pensée vous vînt, sur deux vers qui chantaient dans votre mémoire :

 

Je suis le spectre d’une rose

Que tu portais hier au bal

 

qu’il y avait un parti à tirer de cette rencontre, et que cette rose de Gantier mariée à une valse de Weber pourrait fournir matière à un heureux divertissement chorégraphique. Cette jolie imagination d’un lettré tenait sur une feuille de papier. Vous l’adressâtes au peintre Bakst, un des maîtres décorateurs de la troupe ; le temps passa, et vous-même vous ne pensiez plus à ce projet quand, une année plus tard, vous reçûtes de Diaghilev l’invitation de venir assister, à Monte-Carlo, aux répétitions du ballet par vous suggéré. Mais vous deviez avoir mieux à faire en ce temps-là ; car vous ne vous rendîtes pas à Monaco, et c’est en simple spectateur qu’avec une surprise charmée vous eûtes la révélation de l’œuvre imaginée par vous et réalisée par d’autres, quand, en 1912, fut donnée à Paris, à l’Opéra, cette chose exquise et parfaite qu’était Le Spectre de la Rose. Je me souviens du plaisir ressenti par tous, le soir où ce chef-d’œuvre fut produit, et, comme à l’épanouissement de la plus haute fusée de feu d’artifice, je crois entendre encore le Ah ! d’extase du public devant l’incroyable enjambée de votre spectre, disparaissant par la fenêtre dans le ciel. L’image, à près de quarante ans, nous en est restée légendaire, et digne de fournir d’un centon nouveau les manuels d’esthétique et de philosophie. « Achille immobile à grands pas » a trouvé son pendant statique en cette stéréotypie de l’extraordinaire sauteur : « Nijinski fixé dans le bond ». Comme il ne semble pas redescendu, c’est ainsi que nous le voyons toujours.

Ce ne devait pas être la seule fois que vous seriez tenté par le théâtre. Vous aviez déjà fait jouer avec succès votre banvillesque et verlainienne Nuit Persane au Théâtre des Arts de M. Rouché ; et VOUS lui avez aussi donné plus tard, à l’Opéra, le livret d’un ballet très stendhalien, Promenades dans Rome, sur une partition de M. Samuel Rousseau. Vous avez même eu le plaisir de voir votre Couvent sur l’eau représenté sur la scène de la Scala de Milan, et votre amour de l’Italie valait bien cette récompense. Vos relations avec le théâtre ne se sont pas bornées à ces divertissements agréables. Votre goût, votre possession des grands textes, votre entente de la mise en scène et de la décoration vous ont désigné pour diriger la ,Comédie Française, où, soit dit en passant, votre culte de la poésie ne Nous a nullement empêché d’être un excellent administrateur et de faire faire recette aux classiques et à la littérature moderne la plus haute : Le Soulier de Satin, transféré comme, par gageure du livre à la scène et offert à l’admiration de tous, et le sujet même de La Reine morte suggéré à son auteur qui a eu lieu vous en être autant que le public, reconnaissant.

Entre tant. vous avez beaucoup voyagé, et voici le plus remarquable : vous avez rendu payant le plaisir, car c’est clans les livres que VOUS avez rapportés de vos voyages que vous êtes le plus vous-même, que vous montrez avec liberté le plus de talent et que vous avez convenu à votre public le plus nombreux, charmé de vous écouter et de vous suivre dans vos Propos et Promenades, C’est le titre d’un de vos premiers recueils d’essais ; ce ; pourrait l’être, en général, de toute la suite que vous lui avez donnée dans vos Beautés de la Provence, dans vos Délices de l’Italie, votre En France, votre D’Athènes à la Havane. Je vous retrouve le même partout, disponible, amusé, gourmand ; et je n’oublie pas, ce disant„ que vous avez aussi écrit un Eloge de la Gourmandise, proposé à la dernière page comme un jeu, mais qui va plus loin et tourne presque à ta doctrine. Quoique vous vous entendiez fort bien aux choses qui se mangent et que vous en parliez savamment, jusqu’à pouvoir donner la recette du lièvre à la sauce aigre-douce, vous avez idéalisé votre sensualisme en l’appliquant aux joies qui ne peuvent être ressenties qu’en esprit. Vous avez rapporté un jour la’ plainte de cette-belle gourmande qui regrettait devant vous, mangeant une glace, de n’avoir pas des papilles jusques au fond de l’estomac pour la savourer plus longtemps. C’est avec des papilles actives dans l’oreille, dans l’œil, au bout des doigts, que vous avez porté l’art d’écouter de la musique, de regarder une peinture, de manier une médaille, un marbre, une étoffe. Pour vous aussi, les couleurs, les parfums et les sons se répondent, et vous pratiquez la transposition d’art avec une dextérité de prestidigitateur, car, à force de comparaisons subtiles, on finit par ne plus toujours bien savoir si vous parlez d’une femme, d’une église, d’une sonate, d’une pâtisserie, d’un vin, d’un alcool, d’une fleur ou d’un fruit. Vous employez les mêmes termes pour décrire les stratifications de crèmes diverses d’une de ces écœurantes « suppa-inglesi » qu’on sert à Venise, et les combinaisons de Stucs, de marbres, de bois’ dorés et coloriés qui, entrent, sur différents plans, dans l’architecture baroque. Un homme blanc de poussière aux abords d’une usine à chaux, sur le Rhône, vous fait instantanément penser à la basse toute enfarinée qui chante le rôle du Commandeur-, dans Don Juan. Votre penchant à trouver partout des analogies vous a fait prêter au héros d’un de vos romans la manie de ne pouvoir aimer une femme qu’autant qu’elle ressemble à une ville. Il y en a une qu’il chérit particulièrement parce qu’elle lui donne à penser à la Cour du Louvre : il est vrai qu’il est, architecte. Ailleurs même, et cette fois pour votre propre compte, vous irez jusqu’à comparer, pour sa beauté douce et crémeuse, dites-vous, une jeune fille appétissante à un zabayon. Et une autre de vos héroïnes, à certains moments courbatue, se fait à elle-même l’effet d’une salade confite.

Vous aimez mélanger les genres, comme On voit. Mais si vous vous plaisez à rapprocher une belle vivante observée d’une statue ou d’une peinture, vous ne tolérez pas le contraire, qui serait de se plaire à une œuvre d’art parce qu’elle émouvrait les sens. Vous avez sévèrement fait grief à Maupassant d’avoir cédé sans retenue aux folles imaginations que la Vénus de Syracuse inspirait à ce trop vigoureux amateur. Vous êtes très spiritualiste, Monsieur, devant les chefs-d’œuvre. Ils constituent à proprement parler ‘votre religion, et quoique ce soit là un sujet réservé, comme personnel, je crains pour vous que vous n’en aviez pas beaucoup d’autre. Vous louez quelque part Renan d’avoir été bon archéologue, ce qui d’ailleurs n’est pas très sûr, en tout cas vous l’estimez, homme de goût pour avoir protesté contre le zèle des puristes, qui par stupide besoin (l’unité détruisent la moitié d’un monument achevé dans un siècle pour le ramener au style initial du précédent. Mais vous n’êtes pas du tout renanien ou anti-renanien au sens critique et philosophique du mot ; et je crois que vous ne vous intéressez pas beaucoup aux idées pures. C’est l’effet de votre réalisme. Vous avez besoin de voir et de palper pour croire aux choses et même aux idéalisations qu’elles supportent. « Les trésors les plus sûrs sont ceux qu’on peut toucher », écrirez-vous en regardant un agréable Fragonard. Le rêve n’a jamais fait de vous un dormeur éveillé, vous n’avez rien d’un somnambule, et l’enthousiasme ne vous empêche pas de voir clair, comme ce soir où l’on donnait Iphigénie devant le mur d’Orange, et on vous fûtes sans doute le seul à vous aviser, au moment où l’acteur récitait : « Mais tout dort, et les vents, et l’armée, et Neptune », que le vent soufflait au contraire avec une telle violence que le sacrifice de la malheureuse fille d’Agamemnon n’avait plus raison d’être ce jour-là. Toujours lucide et très présent devant l’objet, quand cessant de baguenauder et de jouer vous vous appliquez sérieusement à examiner et à comprendre le chef-d’œuvre, vous devenez alors un juge et même un instructeur de la plus haute autorité. En attendant que vous acheviez ce grand ouvrage qu’on souhaite de vous, sur un Vermeer, un Chassériau ou un Prudhon, je voudrais vous voir réunir un jour tout ce que vous avez écrit sur la peinture, qui vous ferait le plus grand honneur et rendrait service à beaucoup, à qui personne ne s’est jamais préoccupé d’apprendre ce que c’est que de regarder et de voir. Vous pourriez, Monsieur, rassembler là aussi les vers excellents où il vous amuse quelquefois de transposer avec bonheur la chose peinte en chose écrite, soit que vous évoquiez M. Tigres peignant

Dans du velours grenat Madame de Senones

Et dans du satin noir Madame Devançay,

 

ou encore :

 

Joseph Vernet, les yeux contents, le cœur tranquille,

Petit-neveu de Claude et père de Corot,

De mer en mer, de golfe en golfe, d’île en île,

Sous de beaux ciels marins promenant ses bateaux,

 

soit que vous traitiez pieusement Cézanne — Saint Cézanne, comme vous l’appelez :

 

Il peine et peint. Ce qu’il veut faire est bien plus beau

 Que ce qu’il fait. Son dur labeur est sa prière.

Saint Cézanne ! Patron des esprits tourmentés,

Je voudrais vous bâtir près de Sainte Victoire

Un autel sobre et fier où l’on verrait sculpté

Un laurier décimé, l’enfant de votre gloire !

Je reviens, Monsieur, à celte querelle absurde que l’on vous a faite, de tourner le dos à la vie, quand au contraire, clans tous vos livres de voyage, on vous la voit humer et épouser avec une si profonde gourmandise ; et à l’égard de beaux et charmants disparus, quand vous savez si bien les arracher au poudreux oubli des musées et des bibliothèques, pour les rendre à la lumière du grand jour. Lorsqu’on ne sait plus très bien construire, entretenir ce que l’on a, relever la colonne écroulée ou dégager la perspective, c’est encore sauver un peu de civilisation. Ainsi, vous soit compté ce que vous avez fait, dans ces Beautés de la Provence pour l’admirable Aubanel d’Avignon dont les tendres, lyriques et ardents poèmes .de La Grenade entr’ouverte ne se peuvent comparer qu’à L’Inter­mezo d’Henri Heine ; pour le curieux Bonaventure Laurens que vous avez découvert à Carpentras : pour Joseph d’Arbaud, hier encore l’unique héritier de Mistral : pour Paul Arène ou pour Puget. Les vivants los phis anonymes ne vous intéressent pas moins ni l’incessant spectacle de la rue et des mœurs qui fournit à toutes cos relations de voyage une si abondante occasion d’amusants croquis et de pittoresques têtes d’expression. Au delà d’Aix, de Nîmes, d’Arles, de Toulon, les plus petites villes de l’arrière Provence, Riez, Peines, Barjols ou Menerbes ; aux beautés souvent menacées, vous attendaient pour être cataloguées et décrites. Vous parlez si bien de ce que vous aimez, et vous savez goûter avec tant de bonheur, comme ce Swinburne que vous citez, u le noble plaisir de la louange ! » Aussi bien, vous vous mettez très opportunément en colère, pour protester avec vigueur, quoique vous soyez d’habitude un homme paisible, contre ces architectes des Monuments historiques qui refont les édifices dont on leur a confié l’entretien, ou ce symbolique et sauvage Cyrille, le Polyeucte d’Arles, qui en fit démolir au IVe ou Ve siècle le théâtre antique, et que vous comparez dans son zèle d’iconoclaste aux plus horribles saccageurs de 1793. Je dois être juste, et il l’est que vous soyez repris, même dans un jour de triomphe comme celui-ci, quand il vous arrive d’être un peu léger, quand, à l’homme, vous préférez le paysage et le décor. Dans le vieux port de Marseille, il vous est arrivé de regretter l’invention de la batellerie à vapeur, pour mieux vous représenter « les couchants immaculés d’avant Fulton. » « Alors, dites-vous, toute la rade, quand les galères ouvraient leurs ailes, était un paysage peuplé d’anges... » Non, Monsieur, il n’y avait pas d’anges sur ces galères. Vous oubliez les galériens.

Un vingtième Voyage enfin vous a ramené dans votre Italie, retrouvée après tant d’années de volontaire et légitime absence, tout de suite adorée de nouveau, et à qui, père fraternel, en gage d’amitié renouée, — tandis que votre fille aînée allait glorieusement gagner la médaille militaire dans les rudes combats de l’Indochine vous ameniez votre plus jeune enfant, pour lui faire aimer à son tour ce que là-bas vous aviez aimé à vingt ans. Votre dernier livre paru est consacré à ce retour, et c’est un de y os meilleurs : plein de cette densité que procurent aux écrits des mémorialistes l’expérience, les longs souvenirs et cette faculté d’amour presque désespérée dont nous disposons à nos âges, où nous avons plus de passé que d’avenir.

Vous aviez peur en arrivant de tant d’ombres qui vous attendaient de vous-même, changé, en face des choses pareilles ou absentes. Mais non, vous n’avez pas changé, et vous avez été aussi heureux qu’autrefois devant ce qui est demeuré fidèle, indigné, irrité, sans consolation devant les destructions que vous avez constatées, qui toutes ne sont pas le fait de la guerre, et qui, les unes comme les autres, inspirent, dites-vous, « la honte d’appartenir au genre humain » ! Si, de Gênes à Naples et en Sicile, vous avez déploré la disparition sous les bombes de tant d’églises, de palais, de monuments et d’œuvres à jamais perdues les Mantegna de Padoue, les fresques d’Orcagna et de Gozzoli à Pise, le vieux pont rouge de Vérone, les quais de Florence, et les irremplaçables châteaux d’eau de Frascati — vous n’avez plus reconnu dans Rome miraculeusement préservée par la guerre ; la Rome qui vous fut familière autrefois. L’inepte orgueil d’un maître du jour, voulant y imprimer sa marque, n’a su, dans la ville des seuls vrais Césars, que créer des vides et des courants d’air, par ses dégagements imbéciles et les embellissements de son vaniteux urbanisme. J’ai lu avec chagrin votre rapport, car il anéantit pour moi comme pour vous des images qui nous étaient chères. Vous habitiez ,à Rome, quatre ou cinq années avant l’autre guerre, un appartement qui donnait, dans une maison d’angle, au-dessus du Forum, et de la fenêtre on apercevait d’un côté les sombres verdures et la terre couleur de sang du Palatin : et de l’autre, immédiatement sous vos Veux, cette étroite et longue coquille du Forum, où repérer ces glorieux débris les trois colonnes du temple de Jupiter, l’arc de Septime, remplacement des Rostres, le pavimento encore incrusté de monnaies fondues par le dernier incendie de la Basilique Emilienne, et, dans l’éloignement, la masse tronquée de biais du Colisée... Il faut se souvenir de cela, Monsieur, car nous ne pourrons plus jamais le voir qu’avec les yeux de l’âme. Comme tant d’autres, cet aspect de l’antique Rome qui avait enchanté Poussin, le Président de Brosses, Ingres, Chateaubriand, Stendhal, Byron et Shelley, dans son enchevêtrement de constructions surajoutées de siècle en siècle, cela est perdu pour jamais. Quod non fecerunt Gothi, Barbe­rini... On a relié les forums, décapé le Théâtre de Marcellus de sa croûte et de sa patine, éventré le forum Trajan, mis le Temple-de Vénus au milieu d’un square et disposé les ‘ruines dégagées de leur gangue de terre sacrée sur des lits de gazon. Un boulevard entoure à présent la colline tarpéienne, et les cars de touristes pressés passent désormais sur le lieu où s’élevait votre maison y a quarante ans’. Vous ne l’avez pas retrouvée lors de votre dernier séjour à Rome, et il n’y, a plus que vos amis Georges et Robert de Traz et moi pour nous rappeler avec vous ce belvédère.

Venise, heureusement, est indemne. C’est une ville à laquelle on ne peut rien toucher, où tout s’effondrerait aussitôt si on déplaçait seulement un pali. Le Chinois peint du Florian est toujours là, et vous l’avez revu, et la petite table où s’asseyait il y a un siècle Gautier ; où nous nous sommes assis à notre tour, avec Henri de Régnier et Jaloux, comme, sur ce ponton des Zattere, entre la Dogana et la Salute, je revois notre petit groupe, en cette fin du dernier automne d’avant l’autre guerre. Vous m’avez laissé le soin d’évoquer ces rares instants de notre jeunesse, et me voilà déconcerté, car je ne saurais rien dire de ce qui fut sans préméditation ni solennité. Autour d’un Maître qu’ils aimaient, des jeunes gens qui n’avaient-en tête que leur art.se rassemblaient, heureux de ces possibilités de vacances dans un lieu merveilleusement préservé où survivaient les décors et même les mœurs, et la douceur de Vivre d’un autre âge. Et cela n’aura été qu’entrevu. Qu’on s’étonne que nous y tenions, comme aux beaux souvenirs parisiens de la même époque, avant la tourmente : ces soirées du Bar de la Paix autour de Toulet, les causeries de la rue des Vignes, chez Boylesve, une visite chez le vieil Elé.mir Bourges, à Auteuil ! Bourges, Boylesve, Toulet, Bourget, Moréas, Régnier lui-même, aujourd’hui des noms oubliés, des œuvres écartées, dédaignées. Ah ! Monsieur, sans souci de qui les dédaigne, que cela nous apprenne à être modestes !...

Pas plus que d’école d’Aix ou de Versailles, il n’y eut, autour de Régnier, école de Venise. Si ceux qui partageaient ses goûts et l’admiraient de les avoir si justement exprimés, dans ses vers et dans ses romans, avaient éprouvé du plaisir à se retrouver dans ces nobles décors de La Cité des Eaux, de La Pécheresse et de L’Alta na, ces rencontres n’étaient que le fait de la fantaisie et du hasard. Aucune raideur, au surplus, chez ces fervents de la beauté. Régnier était le plus spirituel et, sinon le plus gai, le plus amusable des hommes. S’il a écrit un jour, dans un carnet, ce terrible « vivre avilit » qui ne comporte aucun aveu, mais vaut seulement comme constat de pitié et de réprobation pour ceux qui se laissent avilir, faute d’intérieure rectitude, vivre lui paraissait aussi divertissant, et nulle part mieux qu’à Venise, où il faut être bien romantique, vous avez eu raison de le dire, pour trouver autre chose qu’une perpétuelle fête pour les yeux et une perpétuelle comédie. Jaloux partout ailleurs si sombre et porté à trouver la vie absurdement sinistre, entrait volontiers dans le jeu. Comme ,je vois qu’on l’a relatée déjà de plusieurs manières différentes, j’ai à donner aussi ma version de l’anecdote le ; montrant, pareil à un personnage de Goldoni, un jour qu’allant dîner chez Henri de Régnier, au palazzino des Car­mini, et voulant y porter une bouteille d’aleatico ou de barolo amabile, il se fit escorter par un commissionnaire chargé du précieux flacon, en se contentant pour sa part de protéger la marche de cet homme à travers la foule des Procuraties, écartant devant lui les gens de sa canne de verre, avec la plus sérieuse gravité. Voilà du moins ce que j’ai vu. Excusez-moi de mêler cette plaisante image au souvenir ému que vous avez donné, dans son éloge, à notre confrère, votre ami. Vous avez bien parlé de lui. Lui aussi il a souvent bien parlé de vous. Je pense qu’il ne l’aura jamais fait avec plus de bonheur que dans cette simple observation : « Cet amour des belles choses qui vous est reproché, ce n’est que de la poésie. »

Voilà la transition, Monsieur, qu’il me fallait, avant d’en finir — ici — avec vous ; n’ayant pas dit encore l’essentiel, à savoir que vous, êtes poète. J’aurais dû commencer par là, pour remarquer que tout découlait chez vous de ce vice indélébile, ou de cette bénédiction, si vous préférez. Mais il revient au même d’achever en disant, que dans votre conception des choses, tout aboutit à la poésie et tout en relève, sous son double aspect : car tantôt il faut la tenir pour un sentiment, et tantôt la considérer comme une technique. L’un pour vous ne va pas sans l’autre.

J’ai relu tous vos vers. Ils constituent un ensemble qui suffirait à fonder la gloire d’un autre, plus soucieux que vous de sa rareté, et je souhaite que vous vous décidiez bientôt à les réunir en un volume de Poésies complètes, avec lequel vous pourrez tranquillement, attendre l’avenir et l’heure de l’anthologie. On dira que je suis mauvais juge, servant les mêmes dieux que vous, reconnaissant les mêmes maîtres, et fidèle aux mêmes principes. Les Maîtres, Monsieur, c’est bien simple : de Villon et de Rutebeuf à Valery et au meilleur Apollinaire, par Ronsard, Tristan. La Fontaine, Racine et Chénier, par Lamartine, Hugo, Vigny. Musset, Gautier, Nerval et Baudelaire et Mallarmé, Ce sont les tenants du vers régulier, c’est la grande armée de notre poésie française, sur sa route royale. Il paraît aujourd’hui qu’ils se sont trompés, et qu’il ne faut plus se servir de leur instrument périmé. Vous pensez, vous, qu’il est plus sûr d’avoir tort avec ces vaincus que très momentanément raison avec les chercheurs du jour. Ils donnent à déchiffrer difficilement de faciles juxtapositions de mots, présentés sans cadence et sans mélodie ; et dans ce labyrinthe verbal, l’intérêt laissé à la charge du lecteur est de reconstituer l’invisible lien qui, d’un mot à un autre, permettrait de saisir un état, une sensation ou même, s’il se peut, une idée. La poésie régulière jonc autrement de la difficulté. Elle la réserve au poète obligé de fournir une œuvre achevée et nain de stériles essais de laboratoire ; de trouver son langage à travers l’observation de règles qui ne sont pas admirables et valables par autorité, niais parce qu’elles sont éprouvées par l’expérience au profit de la seule musique, par une combinaison infinie de cadences, de rythmes, de timbres et de mouvements. Cet art n’est enseigné nulle part. Chaque poète l’apprend seul, en regardant comme ont fait les autres, et en hasardant les trouvailles, si possible, de son propre faire. Chacun peut reprendre l’instrument et en faire sourdre à son tour de nouvelles mélodies et de nouveaux chants. Dire qu’il n’y a plus rien à en tirer est aussi naïvement barbare que déclarer d’un violon qu’il est inutile parce qu’on ne sait pas en jouer. Le fait de ne pas savoir jouer du violon n’a jamais rien prouvé contre sa musicalité.

Vous avez accepté, Monsieur, le vieil instrument du vers régulier. Vous l’avez accordé à votre manière, et vous en connaissez les ressources. Vous pratiquez non pas le vers libéré, mais le vers assoupli. Vous rimez, vous vous préoccupez du nombre et du rythme et vous observez, ne fût-ce que par courtoisie pour votre lecteur, la ponctuation. Vous vous permettez l’hiatus, qu’il est ridicule de trouver charmant dans Hermione et condamnable dans il y a. Ce souci de la densité du langage et des exigences de la musique donne à votre vers à la fois sa souplesse et sa plénitude ; et ainsi armé, accordé, vous le faites servir à toutes fins, pour traduire des sentiments, figurer une allégorie, épingler une vérité, ou plus rarement encore, rendre votre chant intérieur. Cela en clair, naturellement car vous ne concevez pas qu’on puisse donner des fleurs ou regardés de la peinture dans l’obscurité. Vous avez pratiqué avec tendresse l’Elégie dans vos Quarante petits poèmes, avec précision le sonnet dans votre Commedia et dans vos Colliers pour des Ombres, vous avez même un jour composé une ode malherbienne où tutoyer selon tes règles Apollon ; montré la plus heureuse agilité rythmique dans vos stances, et, entre tant, rimé avec une gentille familiarité ces petites pièces de circonstances dont vous aimez égayer vos récits de voyages, comme on met à sécher, au retour d’une promenade, quelques fleurs des champs dans un livre, ce qui n’est pas très bibliophilique mais fait plaisir à retrouver si par cas on rouvre le volume. Mais voilà beaucoup d’explications. Il faudrait vous citer, Monsieur, et si je ne me retenais, j’ouvrirais l’un  de vos recueils, au hasard. J’aime mieux rappeler de mémoire ces échantillons, ces traits heureux où vous vous exprimez si bien, soit par le ramassé de l’évocation, soit par le lier jaillissement et l’allègre et souple torsion de votre rubato. Comment nier le pouvoir brusquement incantatoire ou figuratif d’un simple assemblement de mots comme ceux-ci :

Florence qui dormait dans le Décaméron...

 

Comment demeurer insensible à ces mythologies si bien dites :

Sourire avec Hébé, pleurer près d’Antigone

Et, dans les bois bleuis surprendre Endymion...

 

Vous avez de franches attaques, qui imposent d’un coup votre envolée lyrique ou votre image suggestive

Vers vous, ô douloureuse et tendre Lespinasse...

 

ou encore cette ouverture d’ode :

 

L’air est d’argent, la matinée

Ouvre ses roses et ses lis...

 

Au delà du vers isolé, faut-il donner idée de votre rythme, dans une strophe régulière ?

 

D’aurore naît. Le vent chante dans son berceau,

Mes thèmes sont le ciel, l’espace et la lumière,

Les fleurs que le soleil jette sur la rivière

Et sous ces fleurs de feu, le mouvement de l’eau.

 

Voici mieux encore, ces stances savantes où, alternant des vers de nombres différents, vous évoquez l’étrange et shakespearien androgyne de Mademoiselle de Maupin, et ailleurs, votre incomparable Recale :

 

Elle entre, et l’on ne sait s’il ne faut dire : Il entre.

Théodore, est-ce lui ?

Mais non, c’est Rosalinde et Madeleine aussi.

C’est « comme il vous plaira », dit-elle ou dit-il, entre

Rosette et son bel ami...

 

… Je me disais, plaçant des roses sur la stèle

Oit se dressait ce beau corps nu :

Bientôt je reverrai ma bien-aimée. A-t-elle

Délicate et mortelle

Cette splendeur dans l’absolu ?

 

Mais vous ne pratiquez pas toujours exclusivement :

 

L’art d’orner les frontons en courbant les acanthes.

 

Vous savez aussi laisser parler le cœur et vous montrer touché de ce qui a toujours le plus naïvement ému les poètes : la fuite du temps et les incertitudes de l’amour :

 

Quand le passé de sa sandale

Soulève ta cendre, ô bonheur...

 

Vous n’aimez pas beaucoup, Monsieur, les confidences, et voilà presque que j’en fais pour vous. Mais ce grand goût de l’art sous lequel vous semblez parfois vous dissimuler, ne serait-ce pas la discrétion de la pudeur ? Après avoir parlé de vous si longuement, je serais vraiment incomplet si, quitte à gêner votre modestie, — prenez-en votre parti, car à défaut de fauteuil vous êtes aujourd’hui sur la sellette, — je ne signalais dans vos poésies ce moment où le plus impassible pousse un cri, et où le masque en se dénouant laisse apercevoir le vrai visage : Vous êtes comme tout le monde, malgré l’attitude et l’armure, la stuccature et l’astragale : un être humain, sensible, porté à aimer, à être déçu, jusqu’à en être malheureux, jusqu’à être forcé de le dire ; par là même capable d’émouvoir, comme avec les aveux les plus directs de vos Rayons croisés, des Flammes mortes et de votre lumineuse et proche Héliade... Vous me permettrez tout au moins de rappeler ici votre admirable Stèle d’un ami, consacrée à la mort et à la mémoire de Paul Drouot, où vous avez si purement dit votre douleur et votre deuil, parlant pour nous tous dans ces quelques strophes, les plus belles que vous faites :

 

Ami, je songe aux vers que tu n’écriras pas,

Aux livres émouvants, aux magiques mirages,

Aux beaux, mystérieux et tendres personnages

Qui, sans avoir vécu, partagent ton trépas.

Ils sont morts avec toi. Je pensais les voir naître,

Les écouter venir du fond de ton esprit,

Comme l’aube qui sort du sein noir de la nuit,

Et vivre de leur rie et illustrer leur maître.

 

Je regarde les nids qui n’auront pas d’oiseaux,

Les arbres qui n’auront pas de feuilles — les portes

Que n’ouvrira jamais nulle main — et ces mortes

Qui gisent dans ton cœur, tombe dans les tombeaux !

 

Vous venez, Monsieur, d’apporter d’autres fleurs au pied du monument d’un autre ami. Je n’ai rien à retrancher ou à reprendre à l’émouvant portrait que vous avez tracé-de notre regretté confrère Edmond Jaloux. Nul ne connaissait mieux que vous cet homme difficile à pénétrer, et qui, sous tant de masques lui aussi a si bien mêlé, confondu, ce qui était de lui ou de ces personnap.es, de son observation ou de sa rêverie, ce qui était sa vérité ou ce qui ne représentait de sa part qu’un artifice littéraire, qu’on ne peut dire exactement quelle était sa vue sur le inonde et sa philosophie de la vie. Je crains qu’il ne l’ait pas aimée. Je crois qu’il en a longtemps eu peur, comme cet enfant d’autrefois dont il a raconté les angoisses dans le .plus dramatique de ses livres ; comme la plupart de ses héros si volontiers repliés sur eux-mêmes et substituant à la réalité pour eux trop lourde un monde chimérique en profond désaccord avec la plus vulgaire vérité d’autrui, et dont ils finissent par devenir les prisonniers. Est-ce Jaloux qui les enferme ainsi de son chef dans cet univers qu’il leur prête, ou bien a-t-il peint ces révoltés, ces rêveurs et ces déserteurs de la vie, d’après quelques modèles positivement rencontrés et étudiés, avec sympathie, ad vivum ? Tout être a son mystère, et Jaloux, si secret, nous aura quittés en emportant le sien. Je remarque seulement que le premier et le dernier de ses romans proposaient une peinture sans fard, objectivement réaliste, de la vie. Entre Les Sangsues et Le Dernier Acte, c’est un univers d’évasion qu’il a longuement et peut-être douloureusement échafaudé : le seul où il ait pu trouver sa respiration. Je dis peut-être car nous n’en savons rien. Il s’est tu, et maintenant, une fois encore : « Le reste est silence ».

Tout en l’admirant, Monsieur, vous avez cependant peu parlé de l’autre partie de l’œuvre de I alois : sa partie critique et purement littéraire. Me la réserviez-vous ? Ne craignez-vous pas que je sois tenté de la mettre au tout premier plan ? Si une place à part est à faire à ses importants travaux de critique, ce n’est pas pour les séparer de ses meilleurs écrits romanesques, mais pour marquer la réelle valeur de ses jugements en observant qu’il ne jugeait pas’ les livres et la pensée d’autrui en les examinant du dehors. Sa compétence était fondée sur son expérience d’homme du métier. Moraliste et romancier, il connaissait en créateur les rouages et la condition de l’œuvre écrite, et c’est en psychologue qu’il en pouvait apprécier le Contenu. Comme pour tous ceux qui l’ont pénétrée à fond, la littérature pour lui était une. La noblesse de son esprit le portait à l’admiration des plus hauts chefs-d’œuvre de la pensée universelle, et sa curiosité sans repos le tenait ouvert à toutes les nouveautés du moment. Si l’on pouvait réunir en les classant avec méthode tous les essais critiques dispersés dans tant de journaux et de revues par Edmond Jaloux, on aurait le tableau-analytique le plus complet de ce qui s’est imprimé de plus important-, dans toutes les langues, en ce demi-siècle. L’échelle des valeurs sans doute resterait à faire, mais l’ouvrage considérable ainsi rassemblé attesterait avec bonheur l’ouverture de cet esprit et aussi bien, à travers tant de courants et de recherches contradictoires, la constance tranquille et sérieuse de son goût.

C’était celui d’un homme désintéressé, qui aimait généreusement la beauté et la poésie, et qui y croyait comme aux réalités les plus certaines. Cela sous les dehors paisibles de la nonchalance et d’un « à quoi-bonisme » souriant, mais plus apparent que réel. Il savait qu’on ne change personne et que les opinions toutes faites se laissent d’autant moins retourner qu’on y tient le plus, pour être sûr au moins d’en avoir une. Quels que fussent la contradiction et le parti-pris, je n’ai jamais su Edmond Jaloux, la plume à la Main ou dans la conversation, se mettre en colère. Ce n’est peut-être pas bon pour la santé, car il saut mieux éclater parfois que tomber dans le désespoir ; mais .c’est au moins la preuve d’une âme fortement établie dans ses convictions. Et à un critique, il en faut.

À force de lire des livres nouveaux, l’esprit est quelquefois porté à revenir aux anciens pour se tirer d’incertitude sur ce qui est toujours remis en question. Dans les derniers temps de sa vie, Edmond Jaloux avait entrepris tin grand Ouvrage, et de longue haleine, cette Introduction à l’Histoire de la Littérature française, dont il n’avait encore publié que les deux admirables premiers volumes, et dont il faut, hélas ! déplorer l’inachèvement.

Jusque-là cantonné dans la découverte et la critique analytique, Jaloux s’y attaquait enfin à la synthèse dé l’histoire qui embrasse une littérature entière et, du haut de son expérience acquise, discerne à travers les œuvres et les hommes les grandes perspectives et reconstitue les vues d’ensemble. Pour ce travail à lui nouveau, Edmond Jaloux n’avait pas renoncé à l’art où il était maitre, de la monographie et du portrait. Dans son Moyen Age et dans son XVIe siècle, parlant de Villon, de Commynes, de Rabelais ou de Montaigne, il n’oublie pas "que ces poètes, ces penseurs, ont tout d’abord été des hommes, commandés par leur temps, avant de commander à leur temps. Jaloux n’aime pas les fleurs coupées et desséchées ; il les préfère vivantes, sur leur tige ; le fruit sur l’arbre. Il ne peut mettre à part l’idée de l’homme qui la produit. Cet homme, ces hommes de pensée et d’art, qui étaient-ils ? Et quels visages avaient-ils ? D’où leur sont venues leurs pensées ? Quelle relation d’eux à leur siècle ? Comment, à travers le temps, leur œuvre s’est-elle modifiée, ou durcie, ou élargie de tout l’avenir qu’elle contenait ? Quelle filiation s’est produite, d’une œuvre à l’autre ? Quels grands courants font se rejoindre, en les emportant, en les brassant, les maîtres, les disciples, les continuateurs, dans la durée des âges ? De quelle puissante et nécessaire continuité sont-ils, entre les générations, les agents porteurs de lumière ?

C’est une grande chance, pour un écrivain, d’arriver neuf, avant de longtemps mûri sa pensée, sur un sujet rebattu à renouveler. L’aura-été la suprême chance de Jaloux dans cette magistrale Introduction à l’Histoire de la Littérature française. On croyait aborder une fois de plus un musée, une nécropole et cette littérature d’il y a quatre, six ou huit siècles apparaît plus vivante et plus présente que jamais ; ses héros défigés de leur immobilité de statue, dénoués de leurs bandelettes. Un romancier, créateur de vie et de rêve a passé par là avec ses dons de sympathie, de curiosité intelligente et son désir insatisfait encore de comprendre, pour faire comprendre ce que furent la vie et les rêves d’autrui. A ces revigorants mérites, Edmond Jaloux en ajoutait un autre, où je suis sûr d’apercevoir le secret de sa réussite : il a pour son propre compte renouvelé la matière même de son étude. Il ne s’est pas contenté pour parler de Villon, de Rabelais, de Montaigne, de répéter scolairement ce qu’on avait dit d’eux avant lui. Il les a relus, il les a lus, comme si leurs livrés venaient de paraître. C’est sur ce qu’ils ont dit eux-mêmes d’eux, sur leur pensée directe et sur leur présence réelle qu’il les juge ; non : les peint et qu’il les explique. Ayant de peindre, il faut regarder, aller voir. C’est ce qu’Edmond Jaloux a fait, et qui dans ce livre lui a donné l’occasion d’écrire son chef-d’œuvre, hélas ! encore, interrompu.

Il est bien, Monsieur, que ce soit vous qui succédiez à ce parfait homme de lettres, et il nous a semblé que c’était lui qui vous désignait ici pour le remplacer et pour maintenir cette haute conception de l’art qu’il avait reçue île vos maîtres.  A travers Vous, dont la pensée était voisine de la sienne, son souvenir demeurera vivant parmi nous. Vous avez, tous les deux, d’un même cœur ardent, avec la même probité et le même désintéressement servi de votre mieux la cause de l’esprit, n’ayant jamais travaillé, l’un ‘et l’autre, toute votre vie, sans aucun souci de récompense, que pour l’honneur et pour le plaisir.