Oraison funèbre pour Messire Abel Servien

Le 5 avril 1659

Charles COTIN

Oraison funebre pour Meſſire Abel SERVIEN, Miniſtre d’Eſtat, & Surintendant des Finances, Prononcée à ſes Obſeques faites au nom de L’ACADEMIE FRANÇOISE en l’Egliſe des Carmes du Saint Sacrement des Billettes le 5. Avril 1659. Par Mr. COTIN, Conſeiller & Aumônier du Roy.

 

Laudavi magis mortuos quam viventes. Eccleſ. 4.
J’ay plutôt loué les morts que les vivants.

 

MESSIEURS,

Ne croyez pas que l’éclat & la pompe de ce Temple, que la magnificence de ces tentures de deuil, que le concours de tant d’illuſtres perſonnes intereſſées aux derniers devoirs que l’on rend à la mémoire de Meſſire Abel Servien, Miniſtre d’Eſtat, & Sur-intendant des Finances ; que l’éclatante lumiere de tant de flambeaux allumez, qui ſemblent diſſiper la nuit & les tenebres des tombeaux ; que la douce harmonie de ces beaux concerts me donnent maintenant ſujet de vous dire que les morts doivent être plûtôt louez que les vivans. Je regarde la grandeur & la magnificence de ces obſeques comme le triomphe de la mort ; je regarde tous ces appareils funebres, comme des trophées que l’on érige à l’implacable ennemie du genre humain & à la plus terrible de toutes les choſes terribles.

Non, MESSIEURS, ce ne ſont pas des apparences vaines, ce ſont des raiſons solides qui m’ont perſuadé avec le plus sage & le plus éclairé des Souverains, que les hommes, de quelque condition, & de quelque merite qu’ils ſoutient, ne ſont pas ſi dignes de nôtre veneration quand ils ſont vivans, que lorſqu’ils ſont au nombre des morts. Laudavi, &c.

Cette verité, MESSIEURS, eſt fondée ſur la religieuſe coûtume du peuple de Dieu, que les Idolatres ont imitée & corrompuë : elle eſt fondée ſur la ſainteté des tombeaux, que l’envie même reſpecte, elle eſt fondée ſur la juſtice que l’on doit rendre à ces illuſtres défunts. En faut-il davantage ? La veritable louange ne doit être ſuſpecte ni d’interêt ni de flaterie. Telle eſt celle que l’on donne aux morts, ſi toutefois on peut appeller ainſi les fidelles endormis au ſoin de Dieu, pour ſe reveiller un jour par la reſurrection generale. Veritez indubitables qui font tout le plan de ce Diſcours.

Je loue plûtôt les morts que les vivans, pourquoy ? parce que la Religion l’ordonne, parce que l’envie même y conſent, parce que la juſtice le demande, parce que toute crainte & toute eſperance eſt bannie de leurs Oraiſons funebres, parce qu’il n’y a plus de baſſe ſlaterie, ni de ſervile interêt ; enfin parce que leur état eſt un état de perfection.

Vous verrez MESSIEURS, l’application de toutes ces raiſons à mon ſujet. Elle ſera au moins ſincere & naturelle, ſi elle n’eſt pas pompeuſe & magnifique. Je n’ay pas employé les derniers efforts à faire cette piece belle, riche, & éloquente ; les grands ornemens ne s’accorderoient pas avec l’éloquence Evangelique, qui cherche moins à plaire qu’à édifier.

Je commenceray par la tradition de nos Peres & ſous ce mot de tradition j’entens non ſeulement celle des fidelles & de l’Egliſe Catholique, mais auſſi l’uſage & la coûtume de nôtre Académie Françoiſe.

C’eſt un des Statuts de nôtre Compagnie de faire dire le Service des Morts pour ſes Confreres, quand il a plû à Dieu de les retirer de ce monde. Monsieur Servien, paſſionné pour les Sciences & pour les beaux Arts, étoit entré dans l’Académie Françoiſe dés les premieres années de ſon inſtitution. Le ſçavant Prélat, entre les mains de qui la France a dépoſé la culture du plus beau lys qu’elle eut jamais, & qui vient de preſenter la victime des pacifiques, nous a fait auſſi l’honneur d’en vouloir être ; & ſa pieté n’a pû ſouffrir que des mains étrangeres offriſſent le Sacrifice propitiatoire pour l’ame d’un illuſtre Confrere.

Pour moy, j’ay entrepris ce diſcours, parce qu’avant le bonheur d’être de l’Académie, je n’ay pu me diſpenſer raiſonnablement de l’heureuſe neceſſité qu’elle m’a ſi obligeamment impoſée. J’ay tâché d’y ſatisfaire avec toute la diligence dont je ſuis capable, & dans la ſemaine même qu’on m’en a chargé, parce que j’ay crû qu’il ne falloit pas differer davantage un devoir ſi pieux, ſi juſte, & ſi neceſſaire, & qu’il falloit en quelque façon réparer par la prompte déférence à la volonté de mes illuſtres Confreres, ce qui manqueroit auſſi bien toûjours à la force de mon Génie.

L’Eminentiſſime Cardinal de Richelieu ne fit jamais rien de plus avantageux pour l’honneur des belles Lettres, pour la réputation de la France, & pour la gloire de Louïs le Juſte, que l’établiſſement d’une Compagnie qui portât le nom François par ſon éloquence aux denieres extrémitez de la terre, où la terreur de nos armes n’étoit pas encore parvenuë. Le triomphe ſur l’ignorance eſt plus digne de l’ame raiſonnable que le triomphe ſur les ennemis. L’un dérive de la partie ſuperieure & celeſte qui preſide en nous, l’autre eſt de la partie terreſtre & inférieure qui s’irrite, & qu’on a ſi ingenieuſement appellée le lion de l’ame. Un taureau peut vaincre par la force, mais il eſt de la dignité de l’homme de vaincre ſeulement par la raiſon.

Celle qu’a euë l’Académie Françoiſe de perpétuer la mémoire des Académiciens par leurs Eloges, & d’aſſiſter leurs ames par le Sacrifice de l’Autel, eſt une raiſon qui vient d’en haut, d’où deſcendent toutes les lumieres. Sa piété me ravit en cela davantage que ſon éloquence ; ſon zele éclairé par la ſcience des Saints me touche bien plus que l’honneur du Siecle. Ce renouvellement ſacré des traditions de Moyſe, des Prophetes, & des Apôtres, en l’honneur des défunts, ſonne tout autrement aux oreilles Chrétiennes, que ce qu’on dit de toutes les autres circonſtances de nos emplois, quoyque grandes, quoyque belles, quoyque glorieuſes.

Cette illuſtre Compagnie eſt perſuadée que la mort ne touche que l’écorce de cet arbre admirable, lequel, ſelon les Platoniciens, a la racine au Ciel, & qu’ils appellent à cette occaſion une plante renverſée. Elle ſçait que l’ame eſt inviolable aux maladies & à la mort, Elle a appris des Livres ſacrez que ce n’eſt pas ſeulement une ſainte & pieuſe penſée de prier pour les Morts ; mais que c’eſt un devoir de charité & de charité Chrétienne, de recevoir le bâtéme de pénitence pour ceux qui ſont decedez en la paix de l’Egliſe, qui baptiſantur pro mortuis : c’eſt ſaint Paul. Elle n’ignore pas que par tout où il y a des Juifs il y a des prieres publiques pour les défunts. Elle a lû les Volumes entiers de leurs funebres ceremonies : elle eſt inſtruite que le Prédicateur des Nations, le vaſe d’élection, le divin Apôtre, a recommandé au Seigneur l’ame d’Oneſiphore, dei illi Dominus miſericordiam Domino in illa die. Dans l’ancienne Loy, où tout étoit obſcur, tout étoit caché du temps de Moyſe, temps bien éloigné des lumieres de l’Evangile, Iſraël s’aſſemble, & la mort de ſon Pontiſe Aaron. Il pleure la mort de Moyſe ſon Souverain Legiſlateur : il lamente & louë les Debora, & Le Prophete Jeremie fait l’Oraiſon funebre du Roi Joſias, cecidit corona capitis noſtri. Ces Panegyriques ſe ſont faits dans les deſerts, dans Bethulie, dans Jeruſalem.

Après que JESUS-CHRIST a mené dans le Ciel la captivité captive, & que ſelon l’ancienne Prophetie il a ouvert les portes de gloire de la triomphante Jeruſalem ; après que ſes Oracles ont éclaté d’un Soleil à l’autre, & rempli les extrémitez de la terre de leur lumiere, ſerions-nous couchez encore à l’ombre de la mort & dans la Region des tenebres ? Ne ſerions-nous pas ce que la Grece Payenne faiſoit, à ſçavoir des Diſcours funebres & des Aſſemblées, afin d’inſtruire les vivans, par le fameux exemple des morts ? Laudavî, &c.

A cette premiere raiſon Salomon en ajoute une ſeconde. Voicy comme il s’en explique au lieu même d’où j’ay pris mon texte. Voicy la raiſon de ce Prince, qui fut le premier Prédirateur de fon peuple ; car on fçait qu’Ecclefiaſte ne signifie autre choſe : c’eſt un Prince qui parle, un Prince pleinement inſtruit de la cabale & des jalouſies de la Cour. Vidi calumnias quæ ſub ſole geruntur. J’ay vu dans le grand monde triompher la médiſance & la calomnie. C’eſt comme ſi ce grand Monarque diſoit ; entre les justes motifs que j’ay toûjours eus de louer moins les vivans que les morts, c’eſt que l’ombre n’est pas plus inſéparable du corps que l’envie est inſéparable des grandes fortunes. Le Soleil fait de l’ombre toujours, ſoit qu’il ſe leve, ſoit qu’il ſe couche, & dans ſon midy même ; il n y a qu’un ſeul jour dans l’année & dans un ſeul Climat où il n’en fait point. Un homme élevé auprés du Trône eſt ſujet à l’envie de tous ceux qui l’y regardent, & qui n’en peuvent approcher : cette mauvaise interprete des actions d’autruy censure tout ce qu’elle ne peut faire, ou tout ce qu’elle ne comprend pas. Qu’un grand Ministre faſſe une dépense digne de ſon rang, il paſſe chez elle pour prodigue ; s’il eſt econome, il eſt avare ; s’il donne la vie à gagner à une infinité d’artiſans qui mourroient de faim, ou qui ſeroient inutiles autrement, ces bâtimens qui embelliſſent un Empire, & qui marquent la félicité d’un Regne, paſſent pour des entrepriſes ſur la Majeſté Royale, & ſemblent vouloir diſputer de ſomptuoſité avec le Temple du Seigneur & la maiſon du Liban ; s’il aime non ſeulement le Roy, mais la Royauté, on le diffame pour un politique ſans conſcience, & pour une ame dévouée à la faveur. Si les grands ſuccez répondent à ſes grands deſſeins, ce n’eſt, dit envie, que par hazard & par fortune ; ſi ſes conſeils n’ont pas tous les évenemens favorables, c’eſt un ignorant, c’eſt un temeraire ; s’il fait du bien à tous les Hommes illuſtres, qui ne ſont jamais en trop grand nombre, il paſſe pour un diſſipateur, il fait ſes liberalitez du ſang du peuple ; s’il n’en fait pas à tout le monde, c’eſt un inflexible, un inexorable ; s’il fait donner des Ambaſſades extraordimaires, ou la conduite des armées aux personnes de grande naiſſance, on dit qu’il les veut éloigner de la Cour où ils offuſquent, il cherche à les précipiter en les élevant ; s’il ne leur offre pas tout ce qu’ils demandent, il les veut perdre par l’oiſiveté, il veut ôter à leurs vertus toute occaſion de paroître. Partant il faut laiſſer éteindre l’envie par la mort des grands hommes. Il faut jetter de la cendre ſur le feu avant que de faire leur Panegyrique. Durant la vie des Miniſtres & des favoris, l’orgueil, ſource de l’envie, comme l’envie eſt la ſource de la médiſance, tâche au moins de s’élever ſur la reputation des hommes puiſſans, s’il ne peut s’élever ſur leur fortune.

Quelle infame paſſion, qui ne s’étudie qu’à contredire & à reprendre, jamais à faire mieux ! jamais de louable jalouſie, jamais de belle émulation. Elle aſpire aux plus hautes dignitez, pour contenter ſon eſprit fuperbe : elle fuit les glorieux travaux qui peuvent y conduire pour ſatisfaire à ſa moleſſe ; & par un prodigieux aveuglement, elle voudroit tout pouvoir & ne rien faire. Ames ambitieuſes & faineantes, que vôtre orgueil eſt ridicule !

J’ajoûteray, MESSIEURS, que la malignité humaine donne créance à ces voix cruelles, inhumaines, intereſſées, Vulgus magnis viris, inſignes cajus affingere amat. Les ames baſſes & communes décrient tout ce qui eſt au deſſus de leur portée ; tout ce qui a trop d’éclat pour leur foible vûe les éblouït ; tout ce qui les éblouït les offenſe. Leur ignorance même, choſe épouventable ! en fait la préſomption ; elles cenſurent tout ce qu’elles n’entendent pas. Cette rage paſſe du Louvre & du Trône juſqu’au Temple & à l’Autel. Écoutez ce qu’en dit ſaint Jude. Dans les myſteres impenetrables de Dieu même les foibles eſprits, & non pas les forts, blaſphemant impudemment contre tout ce qu’ils ignorent, Blaſphemant quae ignorant. Dominationem ſpernunt, Majeſtatum autem blaſphemant, &c. Certainement je puis dire, & je le puis dire avec verité, que les envieux de Monſieur Servien durant ſon miniſtere ont fait ſon accuſation de ce que Salomon même auroit fait ſa louange. Il a donc été plus à propos, MESSIEURS, de louer un ſi grand homme après ſa mort que durant vie. L’envie échouë & ſe briſe ordinairement contre le marbre des tombeaux. Les bouillons de la colere inſenſée, ainſi que les flots de la mer furieuſe, ſe crevent contre le fable & la pouſſiere ; l’inhumanité des plus barbares reſpecte les cendres des Morts ; la cruauté des plus emportez ennemis y rencontre des bornes. Leur memoire eſt venerable quoyque leur perſonne ne l’ait pas été : ils font, ſi je l’oſe dire, conſacrez, par la mort. Ne vous étonnez donc pas s’il eſt plus à propos de louer les morts que les vivans : Laudavi magis, &c.

Je diray plus, il faut appaiſer leurs ombres irritées contre l’evnie & la malignité du Siecle preſent : il faut leur faire justice, il faut leur rendre ce qui leur eſt dû : Et que leur doit-on, MESSIEURS ? des honneurs & des éloges, qui faſſent taire la calomnie. Salomon, le plus illuminé des Monarques, m’a inſpiré cette penſée. Au lieu que la vulgate porte, Laudavi magis mortuos quam viventes, il y a dans l’original, Ego laudam & miligans mortuos. Le même mot, qui signifie Louer chez les Hébreux, ſignifie Appaiſer & Adoucir. La raiſon qu’en rendent les Sçavans en la Langue ſainte, c’eſt, diſent-ils, que rien n’adoucit mieux la colere, & ne l’appaiſe plûtôt que la louange. Ils alleguent là-deſſus le Roy des Prophetes. O Dieu, diſoit-il, quand il te plaît d’appaiſer la mer qui menace la terre d’un nouveau déluge ; ô Sageſſe profonde, qui diſpoſes de toute choſe avec douceur, & qui vas à tes fins par des voyes éloginées de force & de violence, tu loües toy-même la mer quand elle entre en fureur, & par tes divines louanges tu deſarmes ſon couroux, & fais rentrer en elle-même. Tu laudas mitigas tumentes fluctus maris[1]. Façon de parler élégante, Poëtique, & figurée. Elle fait à mon ſujet, MESSIEURS, puiſqu’il ſemble qu’on ne peut mieux appaiſer les Manes des illuſtres morts irritez contre l’envie du Siecle preſent, que par des éloges & par des louanges. C’eſt. là cette eſpece de ſacrifice, que les Textes ſacrez appellent le ſacrifices des lèvres, & dont Dieu même s’eſt tant de fois contenté. C’eſt ainſi qu’on peut, en quelque maniére, réparer l’injure faite à leurs ſublimes vertus durant leur vie, ſoit par des Satyres injurieuſes, ſoit par un ſilence malicieux, ou par de malignes louanges. O grandes ames, ou vous doit cette réparation d’honneur, que de s’adreſſer à vos tombeaux, & après les avoir fermez de fleurs & arroſez d’huile de parfums, en faire un theatre de gloire à la vérité où elle triomphe du menſonge. C’eſt de-là qu’il faut confondre les eſprits bas & jaloux de vos grands noms ; c’eſt de-là qu’il faudroit lire aujourd’huy les dépoſitions publiques & glorieuſes des Maréchaux de France, des Ducs, des Généraux d’Armée, députez par le Roy même pour vérifier l’ancienne Nobleſſe de Meſſire Abel Servien quand on le reçut Chancelier, Sur-intendant des deniers, & Commandeur de l’Ordre & Milice du Saint Eſprit. C’eſt de-là qu’il faut faire voir à toute la France, que dans l’Aſſemblée des Notables tenuë à Rouen, dans l’employ d’Intendant de Guyenne & de l’armée d’Italie, de Préſident au Conſeil Souverain au de-là des Monts, ſa Prudence s’eſt ſignalée au ſoulagement des peuples, à la protection des miſerables reſtes du naufrage, au contentement de la Cour, & à la gloire de cet Etat. Sa grande réputation, qui ne pouvoit être renfermée dans les bornes d’une Province, le tira enſuite de ſa haute fonction de premier Préſident au Parlement de Bordeaux, pour luy en donner une plus neceſſaire auprès du Roy même. Il fut fait Secretaire d’Etat, il eut le département de la guerre. Après il fut enyové Ambaſſadeur extraordinaire en Italie, avec plein pouvoir pour le Traité de Chieraſche. Il y repara tout ce qui avoit été gâté à Ratisbonne : il apprit aux Eſpagnols que nous pouvions gagner quelque choſe avec eux dans les traitez de paix, contre la poſſeſſion où ils s’étoient mis dans tous les autrs de nous ſurprendre toûtjours, & de profiter à nos dépens. Il aſſura la liberté d’Italie, & luy ôta la jalouſie du progrès des armes de France. Sa conduite donna ſatisfaction toute entiere à Urbain VIII. & aux veritables zelateurs de la dignité du ſaint Siege. Il negocia ſi heureuſement, que le grand Cardinal de Richelieu ne crut pas devoir diſſimuler les éloges qu’il en méritoit, ni ſe taire auprès du Roy des belles qualitez d’un ſi Grand homme. Enfin après tant de ſignalez emplois, on l’approcha du Trône par la qualité de Miniſtre d’Etat & de Plenipotentiaire pour la pacification de tout l’Europe ; car vous n’avez pas oublié avec quelle autorité & quelle adreſſe il fit glorieuſement la paix de l’Empire. les memorables effets de cette paix, avantageuſe à la liberté de l’Allemagne, favorable aux Alliez de la Couronne, & glorieuſe pour la France, durent encore aujourd’huy avec l’approbation, & l’applaudiſſement des plus entendus Politiques.

Cette paix, MESSIEURS, contient les ſemences de la générale ; elle n’a plus beſoin que de quelques douces influences du Ciel, & de quelques doux vents de la terre : elle a la racine du bonheur que nous attendons, de l’inſigne bonté de nôtre genereux Monarque, qui ſe vaincra luy-même comme il a vaincu ſes ennemis : de la piété de la Reine, qui par ſes prieres la fera deſcendre du Ciel, où elle s’eſt retirée avec la juſtice & l’innocence : des lumieres du plus intelligent & du plus éclairé des Miniſtres, il ſçait unir la prudence avec la force, & joindre la fortune avec le conſeil.

Quoy plus ? Vous ſçavez que Monſieur Servien eſt mort Sur-intendant des Finances. Le Roy luy avoit confié le repos des Nations, il luy met encore entre les mains la ſource de l’abondance & des richeſſes, il luy fait mouvoir la machine, ſi on le peut dire ainſi, qui remuë tout dedans & dehors le Royaume, qui leve & conduit, qui fait combattre & triompher les armées.

Quelles ont été les fonctions d’une Charge ſi importante ? ce n’eſt pas à moy de le dire. Les fameux ſieges de tant de places imprenables à toutes autres armées qu’aux armées Françoiſes ; les priſes de Dunquerque & de Graveline, tant de batailles gagnées l’ont publié par toute l’Europe. Je ſerois valoir davantage ces importantes veritez de nôtre Hiſtoire ; mais la vûë des ces Autels, où l’on vient d’offrir la Victime des pacifiques, détourne mes yeux de ces victoires ſanglantes. L’Egliſe ne peut ſouffrir le ſang verſé entre des Chrétiens, qu’elle n’y mêle de ſes larmes.

Diſons encore que la ſage adminiſtration des finances ſous le miniſtere de Meſſire Abel Servien, a conſervé à la France les avantages qu’elle avoit acquis par ſes armes victorieuſes, & par ſes importans traitez. Elle a affermi nos frontieres au delà des Alpes & du Rhin, maintenu Pignerol à la Couronne avec Briſac & Philisbourg, les deux Alſaces, & l’ancien Royaume d’Auſtraſie. Enfin le Roy a été ſatisfait des grands emplois de Monſieur Servien, & de ſes ſervices. La préſomption ne ſeroit-elle pas injurieuſe &criminelle des ſujets, ſi elle vouloit m’obliger à luy rendre compte des jugemens du Souverain ? Je ne parle point icy d’un honneur inſigne, dont tout autre que moy vous parleroit ; car je ne regarde les hommes extraordinaires qu’en eux-mêmes : C’eſt, MESSIEURS, de la grande Alliance qu’il a priſe avec la Maiſon de Bethune, de laquelle par Mathilde mariée à Guy de Dampierre, Comte de Flandre, ſont deſcendus tant de Souverains. Cette Maiſon eſt alliée de toutes les Couronnes de l’Europe. Elle eſt illuſtre par cent fameux Héros, & par les grands ſervices de ce Duc & Pair, qui apporta ſous le Régne de Henry le Grand, tant fidélité dans le Miniſtere, & tant d’integrité dans les Finances.

Voilà, MESSIEURS, la juſtice que l’on doit à la mémoire de Meſſire Abel Servien : c’eſt l’hommage qui eſt rendu à la vérité des choſes paſſées. C’eſt-là en peu de paroles le comble des louanges de ce Grand home : c’eſt la rage & le déſeſpoir de l’envie. Je m’abuſe, elle eſt déſarmée par ſa mort : elle n’oſe toucher à des cendres ſi précieuſes : elle revere la vertu qui ne peut plus luy faire d’ombrage. Certes, comme on dit que Lacedemone juroit par les ſepulchres des trois cens, qui s’étoient ſacrifiez aux Thermopyles pour le ſalut de la Grece, la même choſe ne devroit-elle pas m’être permiſe, & ne pourrois-je pas jurer icy par les Manes d’un grand Miniſtre d’Etat, qu’en tout ce que je viens de repreſenter, je n’ay fait que luy rendre juſtice ? C’eſt encore une des raiſons pour laquelle il eſt plus à propos de le louer après ſa mort, que durant ſa vie. Laudavi magis.

Une autre importante conſideration, MESSIEURS, c’eſt qu’après la mort il n’y a plus de lieu, ni à l’eſperance, ni à la crainte, ni à la flaterie, ni à l’interêt. On ne doit, ce dit-on, écrire l’Hiſtoire qu’après la vie des Souverains, d’autant que durant leur Regne le deſir de faire fortune, ou bien la crainte de la perdre ſont autant d’invincibles obſtacles à la verité. Il en eſt ainſi du Panegyrique des hommes puiſſans.

Auſſi n’a-t-on pas vu que durant le miniſtere de celuy dont nous parlons, l’Académie Françoiſe ait entrepris de le louer. Elle n’a point ouvert les treſors des graces, & des beaux Arts qui ont été commis à ſa garde, pour les repandre à pleines mains ſur un Perſonnage dépoſitaire de tous les biens de l’État. Il ne faut pas, MESSIEURS, que je taiſe la verité par cela ſeulement qu’elle nous eſt avantageuſe, je ſerois prévaricateur en ma propre cauſe. Je repete donc que nôtre Compagnie ne s’eſt point miſe en état de profiter des faveurs du Prince, qui étoient comme en dépôt entre les mains d’un Sur-intendant nôtre Confrere. Elle ne luy a point fait acheter en ce temps-là ſes louanges ni ſes éloges. Cette éloquente & genereuſe troupe eſt demeurée toûjours dans les ſentimens de ſa premiere inſtitution. Elle a reçû des Rois & de leurs Parlemens les privileges de cet honneur, qui nourrit les Arts & enflamme les belles ames à la pourſuite de la gloire ; mais elle n’a point reçû de biens ſenſibles & palpables. Elle ne les croit pas comme fait le vulgaire, les ſeuls biens effectifs, & cependant le vulgaire qui le croit, eſt placé quelquefois ſur des Tribunaux & prés des Trônes. L’Eminentiſſime Cardinal de Richelieu, Fondateur de l’Académie Françoiſe, a traité les Académiciens comme des eſprits ſéparez, ou des ames abſolument dégagées de la matier, comme de pures intelligences, qui n’ont rien à démêler avec le corps. Il a penſé que le ſeul déſir de la gloire étoit un aſſez puiſſant aiguilon à des cœurs magnanimes, & que leur vertur ſeroit à elles-mêmes leur récompenſe. Il a ſi avantageuſement préſumé du Génie de l’éloquence Françoiſe, qu’il a jugé qu’étant au deſſus de la fortune, il n’avoit pas beſoin des choſes que les plus riches recherchent encore, & pour qui les plus moderez ſe paſſionnent. Il a voulu faire voir à toute l’Europe une Aſſemblée, non ſeulement ſçavante & polie, mais noble, genereuſe, deſintereſſée. Comme dans l’Etat il voyoit tant de vaillans hommes, qui tous les jours hazardoient leur vie ſans ſe plaindre de l’injuſtice de la fortune, qui proſtitue ſouvent à des imbecilles & à des lâches le prix de leur ſueur & de leur ſang, il n’a pas douté que de même il ſe trouveroit d’excellents eſprits enchantez, our ainſi dire, de l’amour des belles Lettres, qui ne déſireroient rien au delà, ou qui ſeroient aſſez modeſtes pour ne jamais rien demander. Cette conduite de l’Eminentiſſime Cardinal de Richelieu a été imitée par Monſieur le Sur-intendant Servien. Sçachant comme il falloit ſatisfaire à l’eſprit de ce grand Corps, il a laiſſé des marques immortelles d’honneur à l’Académie Françoiſe, nos Actes en font foy, & il n’eſt pas mal-aiſé d’y lire les témoignages glorieux, les réponſes obligeantes, & les aſſurances de ſervice qu’il a bien voulu nous donner. Mais quoyqu’il poſſedât la ſource de l’abondance, il s’eſt perſuadé avec raiſon qu’une Compagnie celebre par tant de rares eſprits, tant de Gentils-hommes, tant de Conſeillers d’État, de Maîtres des Requêtes, d’Abbez, de Ducs, & de Prélats, ſubſiſteroit aſſez par elle-même, & par la noble paſſion qu’aura ſans doute un jeune Monarque pour les belles Lettres, ſeules capables d’immortaliſer ſes glorieuſes peines, & ſes illuſtres travaux. M. Servien contemploit l’Académie Françoiſe comme élevée ſur quelque choſe de plus ſaint, que ces Montagnes où les Poëtes ont placé leurs Divinitez tutelaires ; quand il la voyoit dans le même Temple où la Juſtice prononce ſes Oracles par la bouche de ſon ſuprême Miniſtre.

Grave & immutabile ſanctis
Pondus ineſt verbis, & vocem fata ſequantur.

Tant qu’il plaira au Ciel d’exaucer nos vœux pour la conſervation d’une vie ſi précieuſe, nous n’avons rien à ſouhaiter davantage. Ce Souverain Magiſtrat, qui décide avant tant de ſageſſe de la bonne & de la mauvaiſe fortune des peuples, dans l’eſtime particuliere qu’il a pour les belles choſes, leſquelles il ſçait connoître & ſçait faire parfaitement ; cet illuſtre Protecteur des belles Lettres médite ſans doute je ne ſçais quoy de plus grand que n’ont jamais conçu tous les Mecenes en faveur des Muſes polies. Sa bonté, qui nous reçoit deux fois la Semaine dans ſon Palais, comme dans un ſanctuaire inviolable, s’étendra pour nous juſques aux ſiecles à venir avec l’admiration de la poſtérité la plus éloignée. J’augure ces choſes, ainſi que diroit Socrate, comme par un eſprit de Prophétie, (laiſſez je vous prie paſſer un mot en faveur de la Poëſie Françoiſe) j’augure ces choſes comme par un eſprit de Prophétie qui n’abandonne point Apollon.

Pauper adhuc Deus, & nullis violata per avum
Divitiis delubra tenes.

Je me promets donc de vôtre équité, MESSIEURS, que des hommes auſſi peu intéreſſés que nous ſommes, ne louent icy Monſieur Servien, ni par interêt, ni par flaterie. Non ſans doute, c’eſt un pur hommage que nous rendons à ſes grands emplois, une reverence que nous avons pour le caractere de Prince en la perſonne d’un de ſes Miniſtres, une deference au choix du Souverain. J’eſpère encore qu’il ne ſera pas défendu à ceux qui font une particuliere proſſeſſion de l’éloquence Françoiſe de reverer la mémoire d’un homme, qui fut un des plus éloquens de ſon ſiécle.

A la honte & à la conſuſion de ſes envieux, s’il en peut avoir encore, il faut dire que la France doit aux éloquentes perſuaſions de Mr. Servien l’exécution de la paix de Ratisbonne. L’Italie leur eſt redevable de la reſtitution de Mantouë, & de tout le Mantouân, de la Valteline & des Griſons à leurs legitimes Seigneurs. On doit à cette bouche éloquente l’accommodement du Duc de Mantouë avec le Duc de Savoye, ſi cher à la France par tant de raiſons ; l’Italie luy doit ſa liberté par la negociation de Pignerol, qui nous ouvre le pas des montagnes, & donne aux Rois Tres-Chrétiens, qui tant de fois ont été ſes Liberateurs, une voye ſeure & glorieuſe pour s’oppoſer à la Puiſſance redoutable qui menace d’oppreſſion toute l’Europe. Tels ont été les effets de l’éloquence politique de feu Mr. Servien : non une éloquence de beaux mots, de periodes nombreuſes, une éloquence qui flate l’oreille ; mais une éloquence de grand ſens, une éloquence de raiſon, une éloquence ſoûtenuë par les choſes mêmes, une éloquence pleine de nerfs, de force, & de majeſté : une éloquence vive, animée, victorieuſe, & triomphante. C’eſt donc avec raiſon qu’une des plus éloquentes Compagnies du ſiecle revere dans les pieces memorables, que Monſieur Servien a compoſées comme Secretaire & comme Miniſtre d’État, ces marques immortelles de la grandeur de la Monarchie & de la Majeſté du Prince. C’eſt-là qu’éclate cette ancienne éloquence des Loix qui preſcrit, qui ordonne, & qui commande ; mais qui ne commande, n’ordonne, & ne preſcrit rien, que ſur les fondemens indubitables de la prudence conſommée. C’eſt là que par les ordres donnez & recûs, elle regne dans les Inſtructions des Ambaſſades, dans les négociations avec nos Alliez, dans les Traitez de paix. C’eſt là que la plus fine intelligence démêle les interêts les plus confus, débrouille les queſtions d’État les plus embaraſſées, perce la nuit, & revele les myſteres d’iniquité du noir démon de midy, qui ne marche jamais qu’en ſilence, & n’aſſaſſine qu’en tenebres. C’eſt là qu’il détrompe nos amis ſimples, & qu’il confond nos artificieux ennemis. C’eſt là qu’il fait triompher la verité par tout où triomphe ſon éloquence.

Les Hébreux ont crû que les Étoiles étoient des Lettres lumineuſes, qui faiſoient du Ciel un grand Livre, où en caracteres d’or on liſoit en toute langue la bonté, la puiſſance, & la ſageſſe du Createur.

Oſerois-je vous dire, que ce qui reſte de cette éloquence d’Etat eſt un Volume plein de lumière, où l’on voit la cauſe de l’heureux progrès de nos armes, & de l’avancement de nos conquêtes, les intérêts de l’Etat, les deſtinées de nôtre Empire ?

Je croirois pecher contre la mémoire des morts ſi j’oubliois à vous dire que la ſuprême éloquence n’éclata jamais davantage que lorſque Monſieur Servien alla de Munſter en Hollande, pour conclure avec les Etats le Traité de garantie de la paix generale. Quand il ſe fit écouter dans leur Aſſemblée, ſçavez-vous, MESSIEURS, comment il s’y fit acouter ? Ce fut avec un tel ascendant, que ſes ennemis en fremiſſent encore, & qu’il fut impoſſible de reſiſter à la force & à la vehemence de ſes raiſons. Il éleva des orages & des tempêtes, il glaça tout de frayeur & d’étonnement. Il falloit être plus immobile que les rochers des Provinces-Unies pour ne s’en pas ébranler ; il falloit être plus ſourd que leur Ocean, pour n’en être pas émû. Ce n’étoit pas ſeulement des traits d’éloquence ; mais comme on a dit de Periclés, c’étoit des éclairs & des foudres.

Après cela peut-on trouver étrange que l’Académie Françoiſe, qui fait profeſſion de l’éloquence, louë l’éloquence du grand Servien parce que cet illuſtre Orateur étoit de l’Académie Françoiſe, parce que les genereuſes maximes de ce Miniſtre feront long-temps le ſecret de l’Empire & le myſtere de la Monarchie, parce qu’enfin il a couronné ſa vie d’un trépas glorieux aux pieds de ſon Maître ? Pouvoit-il plus glorieuſement mourir ? Diſons donc qu’il s’eſt immortaliſé par une mort ſi glorieuſe. J’acheve par cette raiſon, qui étant bien conſiderée, ſuffiroit ſeule à prouver que les vivans ne font pas ſi dignes de nos louanges que les morts. Laudavi magis mortuos quam viventes.

Un celebre Prédicateur a repreſenté ailleurs cette ame du premier ordre, cet homme extraordinaire humilié ſous la main puiſſante du Dieu vivant, il a parlé de ſes larmes de tendreſſe qui furent le ſang de ſon cœur. Il a prêché, que comme un autre David, il arroſa de ſes pleurs le lit de ſa penitence. Il luy a fait pouſſer des ſoupirs & des ſanglots, non pas comme des hommages forcez & rendus à la nature mourante ; mais comme des marques de ſa douleur interieure, & de ſa parfaite contrition. Enfin, il a fait connoître à ſon auditoire, que cette voix du Seigneur qui briſe les Cèdres du Liban, & déracine les fondemens des montagnes ; cette voix Toute-puiſſante, qui s’eſt fait entendre au neant, & les Cieux ont été faits ; cette voix, Maîtreſſe du monde, a frappé d’une ſalutaire frayeur cet eſprit intrepide dans tous les autres dangers.

Cet éloquent & religieux Panegyriſte a exalté la reverence & l’adoration que Monſieur Servien a renduë à la ſainteté de nos myſteres ; les voûtes d’une grande Egliſe en ont retenti. Il ne me reſte donc rien à vous dire ſur ce ſujet, ſinon que les ames parfaitement refignées aux ordres de la Providence de Dieu ſur elles, ne meurent qu’aux yeux des inſenſez qui ne portent pas plus loin leur penſée que leur vûës.

Non, non, MESSIEURS, l’ame des Chrétiens eſt pleine de l’eſpoir de l’immortalité, elle ſçait que la mort n’eſt pas l’extinction, mais la perfection de l’homme, Dies iſte quem tanquam extremum reformidas aeterni natales eſt. Elle comprend que depuis le peché le corps n’eſt plus que la priſon de l’eſprit. Elle comprend encore que ce corps, qui eſt fermé dans la corruption après que les jours de ſa mortalité & de ſon exil ſeront écoulez, doit reſſuſciter incorruptible : que ſes parties diſperſées & conſuſes avec la maſſe des éléments ſe réuniront au jour du Seigneur. Enfin elle ſçait que la peſanteur naturelle de la maſſe, qui nous précipite au centre de la terre, fera changée en agilité, & ſes infirmitez en force & en puiſſance ; elle connoît la vie de la gloire. Tu as rompu mes liens, s’écrie au Seigneur l’ame glorifiée ; tu as rompu mes liens, je te ſacrifieray une hoſtie de louange : ô mon Dieu ! tu m’a retiré de la lie des éléments & de la ſociété des profanes, je te beniray dans les Tabernacles éternels avec les Saints. O Souverain Pontiſe ! tu m’as par ton ſang ouvert l’entrée au Sanctuaire : j’ay dit, Nous irons en la maiſon du Seigneur, nous chercherons la celeſte Jeruſalem, qui eſt au deſſus des Étoiles : Jeruſalem, viſion de paix, & l’heritage des pacifiques. C’eſt de ce bien-heureux ſejour que cet homme admirable, ou plûtôt cette Intelligence de la Monarchie ; c’eſt de cette triomphante Sion que cette grande ame ne conſidere plus ſon corps, que comme une dépouille mortelle en l’état qu’il eſt maintenant parmy la pouſſiere & les vers. Un Ancien écrit que l’ame du grand Pompée voyant ſes membres abandonnez ſur le rivage, ſervir de jouet aux vagues de la mer, tantôt découverts par les vents, & tantôt couverts du fable, ſe mocquoit dans cet heureux ſejour que les demy-Dieux habitent entre la terre & le Ciel, des injures faites à ſon corps, regardoit avec mépris cet amas confus de pouſſiere & de bouë, que l’ambition partage en tant de Provinces & de Royaumes, & pour la domination duquel ce grand Capitaine avoit donné tant de batailles. Elle reconnoiſſoit le peu d’état qu’une ame héroïque doit faire des Couronnes & des Empires. Elle s’étonnoit de la profonde nuit qui couvre toute la face de la terre.

Vidit quanta ſub nocte jaceret
Noſtra dies, rifitque fui ludibria trunci.

Après les penſées de ce Payen, quels feront les ſentimens des fidelles, ou pour le dire plus fortement, que peut concevoir un eſprit élevé au deſſus des choſes humaines par le paſſage qu’il vient de faire à l’Immortalité bien-heureuſe ? Qu’eſt-ce que le Miniſtre d’un Roy de la terre, & un Miniſtre Chrétien doit penſer à la vûë du Seigneur des Seigneurs, & du Roi des Rois ; à la vûë de ce Prince de Paix, lequel ayant reconcilié la creature au Createur, & pacifié toutes choſes, eſt la recompenſe éternelle des pacifiques, eſt la Couronne précieuſe des pacificateurs de ſon peuple ? Que ce Genie extraordinaire, qu’Abel Servien comprend bien mieux que jamais, la juſte raiſon qu’il a euë, comme il l’a ſouvent proteſté, de n’eſtimer rien de ſublime dans ſes importans emplois, que ce qu’au milieu des Proteſtans il operoit pour la ſûreté des Catholiques, pour l’avancement de la Religion, pour la reverence des Autels, pour la conſommation du Sacrifice perpetuel, dont parlent ſi hautement les Propheties ! Que cet intelligent, cet intrepide, cet infatigable Negociateur reconnoît bien à cette heure, que ſans un ſi juſte & ſi religieux motif, ſans la fin qu’il ſe propoſoit d’agir inceſſamment à la réunion des Princes Chrétiens, au rétabliſſement de la Juſtice, à la gloire de Dieu, & pour la félicité des peuples, il auroit bien vainement été inſtruit aux grandes choſes par les grands emplois de Procureur General, de premier Préſident, de Secretaire d’Etat, & de Plenipotentiaire ! Il ſe ſeroit en vain rendu illuſtre par ſes Ambassades, neceſſaire par ſes negociations, fameux par la paix de l’Empire, celebre dans l’Italie, dans l’Allemagne, & dans la Hollande par la force de ſon Genie, & l’éclat de ſon éloquence. Si la faveur de la Cour, ſi l’élevation de ſa fortune, ſi la gloire de ſon nom, ſi l’étenduë de ſa renommée, ſi l’adminiſtration des finances & la poſſeſſion des treſors avoient rempli toutes ſes penſées & terminé tous ſes deſſeins, il ſeroit aujourd’huy ſemblable à ces hommes poſſedez par les richeſſes dont parlerent autrefois les Oracles. Ils ont dormi leur ſomme, ils ſe ſont réveillez de leur long ſommeil, & ſe ſont trouvez les mains vuides. Charges, dignitez, honneurs grandeurs, prérogatives, réputation, pompe & magnificence ; tout cela, MESSIEURS, viſions agreables & décevantes, chimeres pompeuſes, erreurs, illuſions d’eſprit, fables, & vanité des vanitez. [2]Les bonnes œuvres ſeulement demeurent après le trépas, & accompagnent les fidelles : le reſte s’évanouît au deçà du ſepulchre, il ſe perd dans le vaſte abîme des ſiecles. Et partant Bienheureux les Pacifiques ; plus heureux, ſi je le puis dire, pour revenir à mon ſujet, les pacificateurs des Nations. C’eſt en ce point qu’ils ſont aſſociez en quelque ſorte à l’autorité & à la puiſſance du ſuprême Legiſlateur, lequel eſt venu apporter la paix du Ciel en terre. Célébrons cette paix avec des Hymnes doux & paiſibles. Ce n’eſt pas moy, Chrétiens auditeurs, c’eſt l’Apôtre des François qui parle ; célébrons cette paix divine, Reine & Maîtreſſe des Loix & de la Juſtice. Diſons qu’elle eſt le lien ſacré du commerce & de la ſocieté des peuples ; qu’elle ne fait qu’un Empire de tous les Empires du monde, & que par elle chaque Climat porte toutes choſes. Diſons qu’elle eſt principe d’union, ſoit parmy les Anges, ſoit parmy les hommes, qu’elle raſſemble les choſes inferieures & les ſuprêmes, maintient l’ordre du monde par l’union de ſes parties, & réduit l’innombrable multitude des eſpeces qui le compoſent, à la parfaite unité d’un ſeul. Les Platoniciens enſeignent que les choſes ne font heureuſes que par le retour à leur principe ; & le Lycée d’accord avec l’ancienne Académie en ce point, ajoûte que nôtre entendement, qu’il appelle paſſible, ne peut être parfait que par l’union avec la ſuprême Intelligence qui agit toûjours ; c’eſt dire, ſelon cette maniére de philoſopher, qui contemple inceſſamment. Les Arabes l’appellent alors l’Entendement conſommé, & l’Intelligence accomplie.

La Théologie Chrétienne qui épure, & qui eleve la Philoſophie, nous doit bien avoir appris qu’une ame capable de Dieu ne peut être que de Dieu même. Son excellence eſt telle, (O hommes, élevez-vous de la terre, reconnoiſſez vôtre dignité) Son excellence eſt telle que tout ce qui eſt moins que Dieu, eſt au deſſous de tant que nous ſommes. Tout ce qui eſt fini & paſſager répond mal à nôtre naiſſance divine, à nôtre origine immortelle. Tout feu qui s’en va en fumée, tout ce qui paroît pour diſparoître, ne peut rien nous inſpirer de ſublime, & n’eſt pas digne de nôtre choix, Magna, & generoſa res eſt animus humanus, multus ſihi pous niſi communes, & cum Deo terminos patitur, humilum non accipit patriam.

La terre n’eſt pas nôtre Patrie, c’eſt le Ciel.

Ce grand Perſonnage, dont nous avons effayé de faire ici le Panegyrique, contemple maintenant à nud ces grandes veritez, que nous ne voyons qu’au travers des voiles du corps. Il voit en luy-même ce qu’il eſt veritablement, & voit qu’il eſt plus vivant, qu’il ne fut jamais. On ne peut avoir une autre penſée de l’état de perfection où la pieté Chrétienne le conſidere. Et pour moy, je proteſte MESSIEURS, que je ne mettray jamais au nombre des morts celuy dont l’ame ſubſiſte éternellement, & dont la reputation eſt immortelle.

 

[1] Pfal. 22 v.10 Motum fluctuum maris tu mitigas : tefchibechem : Peffimum inimicorum genus, laudantes.

[2] opera eorum fequuntur.