Discours de réception de Georges de Scudéry

Le 1 janvier 1650

Georges de SCUDÉRY

DISCOURS prononcé par Mr. DE SCUDERY, lorſqu’il fut reçû à la place de Mr. de Vaugelas.

 

MESSIEURS,

CELUY qui croyoit que le Senat Romain fût tout compoſé de Rois, vous auroit apparemment pris pour des Dieux, vû la ſublimité de vos eſprits & l’immortalité de vos Ouvrages ; car ſoit qu’il eût jetté les yeux ſur la gloire incomparable du grand Cardinal, Inſtituteur de votre illuſtre Académie, ſoit qu’il eût regardé celle de ce fameux Chancelier, qui occupe aujourd’huy ſa place en qualité de vôtre Chef, ou ſoit enfin qu’il eut conſideré le merite extraordinaire de tous ceux qui ſont d’une ſi celebre Compagnie, il eſt certain qu’il eût toûjours eu l’imagination remplie d’un objet grand & divin.

Pour le premier, MESSIEURS, c’eſt une verité qui n’eſt conteſtée de perſonne, non pas même par les propres ennemis de l’invincible Richelieu, & tout le monde tombe d’accord que cet excellent Miniſtre n’a jamais eu, & n’aura jamais d’égal. En effet, toute la terre n’a-t-elle pas remarqué en ce Grand homme une prudence infiniment éclairée, une adreſſe admirable, un jugement tres-ſolide, un eſprit tres-penetrant, un ſçavoir dont la vaſte étendue embraſſoit tout comme le ciel, une majeſté en ſes actions toute Royale & toute divine, une éloquence qui n’ébranloit pas ſeulement les cœurs, mais qui les emportoit, une magnificence qui a laiſſé cent marques publiques de ſes nobles inclinations, une generoſité hardie, qui a fait trembler ſes plus fiers ennemis, une fidélité ſans exemple, une intention droite, & une vie irreprehenſible ? En un mot, MESSIEURs, ſi Iſocrate a eu raiſon, lorſqu’il a dit que la politique étoit l’ame des Républiques & des Monarchies, je penſe que je n’ay pas tort d’aſſurer, comme je fais, que le grand Cardinal étoit l’ame de la nôtre, puiſqu’il la faiſoit mouvoir & agir avec tant de dignité, tant de grandeur, & tant de réputation. Que ſi les Grecs, en parlant d’Hermés, ce fameux Philoſophe Égyptien, l’ont appellé Triſmegiſte, trois fois grand, ne puis-je pas nommer l’immortel Richelieu, ſans exagération & ſans hyperbole, non ſeulement trois fois grand comme ce Mercure, mais quatre fois, mais cent fois ; car à dire les choſes comme elles ſont, toute l’Arithmétique n’a point aſſez de nombres pour exprimer ſa grandeur. Tout ce qui convient à un autre, quel qu’il puiſſe être, ne luy peut jamais convenir, & nous pouvons dire de luy, ce que Chryſippe diſoit du Soleil, bien qu’il le vît entre les autres Aſtres, il eſt ſeul.

Que ſi de ce divin Inſtituteur, nous paſſons au grand Protecteur qui luy a ſuccedé, & chez lequel je vous parle, quelles merveilles ne verrons-nous pas en luy ? Nous y verrons, MESSIEURS, une équité incorruptible, une érudition univerſelle, une bonté qui tient de l’Ange plus que de l’homme ; & comme toutes les vertus peuvent être enſemble, quoy qu’elles paroiſſent contraires, nous y verrons encore une fermeté d’ame héroïque, & un cœur intrepide, que l’objet affreux du plus épouvantable péril ne peut jamais ébranler, & que les changemens de la fortune ne changent point.

Enfin ce beau mot d’Epicharme, qui à mon avis l’avoit pris dans l’Écriture, le Juge eſt un Dieu, eſt auſſi propre à ce Grand homme qu’à mon ſujet, & ne le peut gueres être qu’à luy.

Pour vous autres, MESSIEURS, outre que vôtre modeſtie m’impoſe ſilence, & me dit tacitement que vous auriez peine à ſouffrir vos propres louanges, ſi je les proportionnois à vôtre merite & à mon zele, je croy qu’il ſuffit que je me ſouvienne encore de ce mot de l’Antiquité : Parle, afin que je te voye ; car vous avez parlé, & nous vous voyons. Tant de rares ouvrages en Vers & en Proſe, en François & en Latin : tant de merveilleux Poëmes Épiques, Dramatiques, & Lyriques : tant d’excellens Traitez de Théologie, de Morale, de Politique, de Phyſique, & d’Hiſtoire : tant de Volumes de belles Lettres, & d’ingénieux Romans : tant d’utiles Remarques ſur nôtre Langue : tant de Chef-d’œuvres, dis je, que ceux de vôtre illuſtre Compagnie ont donnez au public, ou ſont en état de luy donner, diſent bien mieux ce que vous êtes, que je ne le ſçaurois dire. Ouy, MESSIEURS, c’eſt par vous que les Muſes Greques, & Latines ſont veritablement devenües Françoiſes, qu’Athenes & Rome n’ont rien eu que n’ait Paris, & que le Lycée le cede à l’Académie.

Cela étant, MESSIEURS, je ne ſçay comment j’ay l’audace de venir mêler les défauts en moy aux perfections qui ſont en vous, & d’oſer me mettre au rang des Dieux, moy qui ſuis parmy le commun des hommes. Il eſt vray que je ſuis d’une profeſſion à qui la temerité eſt, ſinon permiſe, au moins tolerée : en un mot, je ſuis Soldat, & par conſequent obligé d’être hardy. Et puis, MESSIEURS, je ne me preſente pas à vôtre illuſtre Corps avec la croyance d’en être digne, mais avec l’intention de tâcher de me le rendre, & de vous témoigner par mes ſervices à tous en general, & à chacun en particulier, combien je me ſens vôtre redevable de l’honneur que vous me faites en me recevant dans l’Académie Françoiſe ; c’eſt à dire dans la plus fameuſe qui ſoit aujourd’huy en toute la terre.

 

n toute la terre.