Réponse au discours de réception du cardinal Jean Daniélou

Le 22 novembre 1973

Wladimir d’ORMESSON

Réception du cardinal Daniélou

Discours lu par Pierre Emmanuel

 

Messieurs,

Au commencement était le Verbe. Même pour l’Académie française. Elle est née d’une conversation entre deux hommes d’Église. L’un était le Cardinal de Richelieu, au faîte de sa puissance. L’autre son informateur préféré, l’Abbé de Boisrobert. Cela se passait au début de l’an 1634. Ce jour-là, le visage de Boisrobert était plus mystérieux que d’habitude. C’est qu’il apportait une nouvelle importante. Ne venait-il pas de surprendre, rue St-Martin, quelques « beaux esprits » qui avaient pris l’habitude de se réunir une fois par semaine chez l’un d’eux. Cet hôte s’appelait Conrart. Il était poète et huguenot. Boisrobert nomma les huit autres. Presque tous étaient des poètes...

Le Cardinal écoutait avec attention. Ce que lui révélait l’Abbé l’intéressait au plus haut point. Pour deux raisons. Richelieu aimait les lettres et spécialement la poésie. N’avait-il pas — hélas ! — composé « Mirame » ? En revanche, il n’aimait pas les réunions clandestines, quelles qu’elles fussent. Avec ce génie qu’il avait de retourner les situations à son profit — c’est-à-dire au profit de la France — d’une société secrète, Richelieu fit l’Académie française. Il en rédigea lui-même les statuts. Il fixa le nombre de ses membres à quarante. Telle qui l’a créée il y a 339 ans, telle elle existe aujourd’hui. Et c’est en son nom que j’ai l’honneur d’accueillir Votre Eminence.

Parmi les quarante nouveaux académiciens figuraient déjà six ecclésiastiques. Le clergé prit une place de plus en plus envahissante à l’Académie française. À la fin du règne de Louis XIV, il y détenait la majorité absolue. Ce qui, vous en conviendrez — était réellement abusif ! Bossuet, Fénelon eussent suffi ! Il est vrai qu’à l’origine, il y avait une raison. Dans la lettre que l’Académie, à peine née, fit parvenir au Cardinal de Richelieu le 22 mars 1634, on lit : « que les fonctions de l’Académie seront de nettoyer la langue des ordures qu’elle a contractées ou dans la bouche du peuple ou dans la foule du Palais et dans les impuretés de la chicane, ou par les mauvais usages des courtisans ignorants ou par l’abus de ceux qui la corrompent en l’écrivant et de ceux qui disent bien dans les chaires ce qu’il faut dire mais autrement qu’il ne faut. » Or peut-être était-ce dans une partie du clergé que se trouvaient alors les étymologistes les plus capables d’établir un dictionnaire qui deviendrait le code de notre langue. À ces savants s’ajoutèrent bientôt les hauts dignitaires en qui se confondaient l’Église et l’Etat. Hélas aussi, les abbés de cour... Si bien que même au cours du siècle des lumières l’on dénombre 62 ecclésiastiques académiciens. Ces proportions démesurées ne survécurent pas à la Révolution. En fondant l’Institut de France, la Convention rendait la vie à l’Académie. Sous le Consulat six membres du clergé y figuraient. Le premier Empire n’en ajouta pas. Sous la Restauration, le nombre des ecclésiastiques académiciens s’éleva à cinq. Pas de nouvelles élections sous le règne de Louis-Philippe : trois sous le second Empire. Vous êtes le huitième membre du clergé élu depuis l’avènement de la IIIe République. La tradition s’est amenuisée. Mais elle reste vivante et nous y tenons. Non seulement en souvenir de notre fondateur, mais parce que le Clergé de France représente une force spirituelle dont notre civilisation ne peut se passer. Cette tradition nous l’avons même élargie en élisant M. le Pasteur Marc Boegner, qui fut le premier pasteur de l’Eglise réformée de France à siéger à l’Académie française. Ce n’est pas sans émotion que j’évoque sa grande mémoire en pensant à l’action œcuménique que vous avez si souvent menée ensemble. Ah ! que n’est-il à ma place aujourd’hui ! De quel cœur il vous eût souhaité la bienvenue ! Votre prédécesseur avait quitté le Concile qui se tenait à Rome pour venir tout exprès voter pour lui.

L’hommage que vous venez de rendre à la mémoire de Son Éminence le Cardinal Tisserant nous a touchés. Vous l’avez admirablement fait revivre. Les circonstances ont fait qu’ayant pris asile à la Cité du Vatican, lui et moi, le 10 juin 1940, nous avons vécu côte à côte et cœur à cœur, les jours sinistres de ce sinistre été. C’est alors que j’ai pu mesurer la force d’âme du Cardinal Tisserant. Vous avez marqué les traits essentiels de sa puissante personnalité. Sa foi, qui était un roc. Son érudition, qui était immense. Le rôle qu’il a joué pour réorganiser selon les conceptions modernes la fameuse Bibliothèque et les fameuses archives du Vatican. La compétence exceptionnelle avec laquelle il dirigea pendant longtemps la Congrégation — c’est-à-dire le ministère —des Eglises Orientales, rites divers rattachés à Rome. Enfin la façon exemplaire — vous avez eu raison de le souligner — et je l’ai vu à l’œuvre — avec laquelle il administra les diocèses d’Ostie, de Porto et de Santa Rufina qui forment, après Rome, le second siège épiscopal de la chrétienté. Le Cardinal Tisserant ne concevait pas ces fonctions épiscopales comme une charge honorifique. Il fut avec passion le pasteur de ce vaste diocèse, bâtissant écoles, dispensaires, hôpitaux, églises, foyers de toute sorte. Sa dépouille mortelle repose, selon son vœu, dans cette Cathédrale de la Storta à l’inauguration de laquelle j’ai officiellement assisté. Le Cardinal, ce jour-là, rayonnait de bonheur. Il avait achevé son œuvre. Ce grand Français aura été un grand Cardinal de la Curie romaine et un grand Évêque du Latium.

Votre prédécesseur et vous-même, Éminence, — bien que vous ayez des points communs — vous êtes des hommes très différents. L’Académie se plait à joindre la tradition aux contrastes. Avec sa barbe de patriarche, sa puissante carrure, ses dehors solennels, le Cardinal Tisserant faisait naturellement sentir l’auguste poids de sa personne. Vous êtes imberbe, mince, insaisissable. Il était dépourvu de nerfs. Vous en êtes tissé. Pendant les cérémonies pontificales, il pouvait rester des heures immobile. Vous n’arrêtez pas de bouger. Il avait l’aspect sévère. Vous êtes gai. Si simple qu’il fût dans sa vie privée, il tenait aux pompes et ne transigeait pas sur le cérémonial. Nous vous avons connu enroulé dans une pèlerine, un béret de travers sur la tête et malgré votre récente dignité, que vous supportez allègrement, pour la plupart des gens, vous êtes resté : le Père Daniélou.

Et cependant, si différents que vous soyez, deux traits vous rendent identiques. Tous deux vous êtes d’une érudition stupéfiante. L’histoire du christianisme n’avait pas plus de secrets pour lui que pour vous. Vos deux vies surtout se confondent dans la même vocation. Dès son enfance lorraine, Eugène Tisserant a voulu être prêtre. Dès votre enfance bretonne, vous étiez résolu à consacrer votre existence au sacerdoce. L’un et l’autre, dans la plénitude du terme, vous avez été constamment des « hommes de Dieu ». Comment ne pas s’incliner avec respect devant lui et devant vous ?

Parler de votre vocation, c’est aussi parler de votre éducation. Tout spécialement de votre mère. Du côté paternel, vous êtes breton. Locronan est votre port d’attache. Votre père en fut le Maire pendant trente-deux ans. Il fut aussi quatre fois élu dans l’arrondissement de Châteaulin député du Finistère. C’est de lui que vous tenez l’intérêt que vous portez aux affaires publiques. Charles Daniélou figura, en tant que Ministre, dans plusieurs gouvernements. Il était l’ami d’Aristide Briand, ce grand réaliste que l’on prenait pour un rêveur. En 1926, Briand associa votre père à son action extérieure en lui confiant le sous-secrétariat d’État aux Affaires étrangères. Charles Daniélou vous prit à son cabinet. Vous avez connu tous les secrets du quai d’Orsay — si tant est qu’il n’en ait jamais eu. Vous vous souvenez du déjeuner que Briand offrait au héros Lindbergh. À ce repas assistait également un personnage qui devait devenir un plus grand héros encore : Winston Churchill. Vous aviez alors vingt et un ans. La vie se présentait à vous de façon frémissante. Vous vous liez avec du Bos, Gabriel Marcel, François Mauriac. Vous allez à Meudon chez les Maritain. Vous n’échappez pas aux sortilèges de la N.R.F. Mais si le mouvement intellectuel, la littérature, la politique, excitaient une part de votre imagination déjà trépidante, une préoccupation d’un autre ordre dominait le foyer familial où vous viviez.

Votre mère, Monsieur le Cardinal, était une femme exceptionnelle. Issue d’une famille de vieille souche normande, fille du Général Glamorgan qui mourut au Tonkin en 1904 — votre mère, tout enfant avait passé deux ans en Indochine. Madeleine Glamorgan, revenue en France, après avoir fait ses études secondaires à Brest, vint à Paris pour les poursuivre à l’ombre de l’Oratoire de France. C’est là qu’elle eût la révélation de la vie spirituelle et de sa propre vocation d’éducatrice. À vingt-trois ans, elle est reçue première à l’Agrégation des Lettres. Aujourd’hui où nous voyons une charmante jeune fille défiler le 14 juillet à la tête de l’École polytechnique en portant son drapeau, les lauriers de votre mère nous étonnent moins. À l’époque ils représentaient un exploit. Mais si Madeleine Glamorgan se pourvoyait de tous les diplômes, ce n’était pas par une sorte de dilettantisme intellectuel. C’était pour se lancer dans une action dont elle ressentait la nécessité. Pour la comprendre, il faut se rappeler le climat politico-idéologique qui régnait à cette époque. Les débuts de ce siècle furent orageux. La IIIe République passait par une crise d’anticléricalisme accentuée.

Toutes choses ont leurs causes. Le clergé français, les grands Ordres religieux qui ont de si grands mérites, ont aussi une faiblesse — parce qu’ils sont humains. Certains de leurs membres se mêlent trop souvent de politique et ils ne sont pas faits pour cela. La guerre affichée ou sourde que trop d’ecclésiastiques livrèrent, à la fin du siècle précédent et au début de celui où nous sommes, aux institutions républicaines ; le manque d’empressement — c’est le moins qu’on puisse dire — avec lequel ils écoutaient les sages conseils du Pape Léon XIII ; cette opposition anachronique devait, par la force des choses, provoquer un choc de retour. En toutes choses — et à toutes les époques — le vrai sens politique, c’est celui de la mesure. M. Emile Combes et ses adeptes, eux, non plus, ne le possédaient pas. Dans les sphères officielles, à l’Université, un rationalisme agressif coulait à pleins bords. Sur les murs de toutes les communes de France l’on pouvait lire en 1906 l’extrait du fameux discours que M. Viviani avait prononcé à la Chambre : « Nous avons arraché les consciences humaines à la croyance. Lorsqu’un misérable, fatigué du poids du jour, ployait les genoux, nous l’avons relevé, nous lui avons dit que, derrière les nuages, il n’y avait que chimères. Ensemble et d’un geste magnifique, nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus... »

« Prends l’éloquence et tords lui son cou... »

Madeleine Clamorgan, devenue en 1904 Mme Charles Daniélou, avait pu se rendre compte de la difficulté qu’éprouvaient alors les jeunes filles chrétiennes à vivre avec leur foi dans certains milieux universitaires. Dès lors elle n’a plus qu’une idée. Aider le plus grand nombre possible de ces étudiantes à rester ce qu’elles sont tout en devenant ce qu’elles veulent être. Pour cela créer un enseignement supérieur où les valeurs religieuses, humaines, la culture dans son sens le plus élevé, ne se livreraient pas de sourdes luttes mais, au contraire, se confondraient. Cette entreprise, qu’elle conçut dans une circonstance émouvante, Mme Daniélou s’y jeta avec son idéal et sa raison. Elle fonda d’abord une « Ecole Normale Catholique » qui devint en 1907 l’ « Ecole Normale libre ». Emmanuel Mounier y professera la philosophie. Puis, elle ouvre pour les enseignements primaires et secondaires les « Ecoles Sainte-Marie » à Neuilly, à Amiens, à Paris, rue de Liège et avenue du Maine. Certaines de ces maisons ont changé de lieu mais elles existent toujours et sont florissantes. Mme Daniélou ne limite pas là son effort. Ses préoccupations embrassent le monde ouvrier. Elle ouvre des écoles gratuites — qu’elle nomme les Ecoles Charles Péguy — dans la banlieue parisienne. Une école technique à Paris. Une école de jardinières d’enfants. Une école d’institutrices de classes élémentaires. Des écoles rurales en Loiret, dans le Loir-et-Cher. Enfin, — et parce que ceci est indispensable à cela — pour pouvoir disposer d’un personnel stable, animé des mêmes préoccupations spirituelles et pédagogiques — elle crée — avec les conseils et l’aide du Père de Grandmaison — l’Association St-François Xavier. Mme Daniélou était de la race des fondateurs d’Ordre. Ce qui me frappe dans l’action qu’elle a menée jusqu’à la fin de sa vie, dans les livres qu’elle a écrits et que j’ai lus, c’est l’intuition des temps où nous sommes, son sens aigu de l’avenir. L’on se tromperait du tout au tout si l’on voyait en elle la zélatrice d’une éducation « bien pensante ». Dans son livre « Action et Inspiration » elle compare l’élan vital « à un fleuve puissant qui porte en lui-même sa richesse et sa fécondité tout en recevant son dessin des collines qu’il tourne ». Mme Daniélou a été un précurseur. En récapitulant son œuvre, je me suis dit qu’elle avait en quelque sorte inspiré cette « loi Debré » — à laquelle les circonstances m’ont fait moi-même si longtemps travailler — qui, en décembre 1959, a mis fin à la pire de nos querelles, celle où l’on se disputait l’enseignement — et l’âme aussi — de nos enfants. Mais qui a dénoué ce problème difficile non pas en consolidant des cloisons étanches, mais, tout au contraire, en les réduisant avec un tel souci de la liberté individuelle et des devoirs communs, que les uns et les autres, dans un respect réciproque, puissent en quelque sorte se fondre.

Si l’on ajoute à l’action pratique de votre mère, le « climat » dans lequel elle vivait, le culte — le mot n’est pas exagéré — qu’elle vouait à Charles Péguy dont le fils aîné fut un de ses familiers, les liens qu’elle entretenait avec une élite intellectuelle, l’on peut imaginer la qualité de l’air que l’on respirait dans votre milieu familial.

Si je me suis étendu quelque peu sur Mme Charles Daniélou, ce n’est pas seulement parce qu’il m’a paru juste de rendre hommage à cette grande mémoire, c’est aussi parce qu’il est impossible de parler de vous sans parler d’elle. Votre mère ne vous a pas seulement engendré dans la chair. Elle vous a engendré dans l’esprit. C’est elle, m’avez-vous dit un jour, qui vous avait donné « une idée merveilleuse du christianisme ».

Définir votre action personnelle, résumer votre œuvre, ce n’est pas chose facile, Monsieur le Cardinal ! Vous êtes un et vous êtes multiple ou plutôt l’unité que vous représentez est faite d’une grande variété d’éléments. Vous êtes un érudit et l’on est écrasé par cette érudition quand on se plonge dans les ouvrages que vous avez consacrés à la culture hellénistique, aux sources judéo-chrétiennes, à la patristique. Vous êtes un théologien et le rôle que vous avez joué à la Faculté de Théologie, de même — en tant qu’expert — qu’au Concile du Vatican le prouve assez. Vous êtes un enseignant, à Poitiers, au centre Richelieu de la Sorbonne, à l’École Normale supérieure des jeunes filles de Sèvres, à l’École de Neuilly, enfin et surtout — je reviendrai sur cette étape majeure de votre vie — à la Faculté de Théologie de Paris. Vous êtes un prédicateur, un orateur. Votre parole vive, percutante, lumineuse, s’est fait entendre dans les chaires, les salles de conférence, les congrès, à la radio, à peu près dans toutes les parties du monde. Vous êtes un animateur. Vous n’avez cessé de créer des centres, des foyers, presque toujours de jeunes. Vous êtes un homme de lettres et Notre vocation littéraire accompagne votre vocation sacerdotale. Depuis qu’elle pense, votre tête bourdonne de littérature. Vous avez tout lu, classiques, romantiques, symbolistes, naturalistes, surréalistes, que sais-je. Vous savez par cœur des milliers de vers. Quand vous aviez vingt ans, vous avez même composé en latin le texte d’ « Œdipus Rex » de Stravinsky. Et si votre œuvre historique et patristique vous classe parmi les maîtres de cette matière, vous avez consacré aussi de nombreux livres et je ne sais combien d’articles aux problèmes religieux, sociaux, moraux, psychologiques, du monde actuel. Votre collaboration à la revue « Les Études » remonte à trente ans. Enfin, surtout, avant tout, vous êtes un prêtre, un prêtre soulevé par une foi d’une telle intensité, d’une telle chaleur, que vous brûlez de la communiquer à tous les hommes, non pour les enfermer dans une doctrine, dans une Église, si pures soient-elles, mais parce que, de tout votre être, vous êtes convaincu que cette foi, et l’univers qu’elle ouvre, apportent à l’humanité, perdue dans ce cosmos incompréhensible, sa seule chance de justice, de sérénité et de paix.

Cette vocation, je l’ai dit, vous l’avez toujours eue. Elle s’est précisée sous l’influence du Père Léonce de Grandmaison — l’ami de votre mère — l’un des maîtres de l’apologétique, qui dirigea la revue « Les Etudes » pendant trente ans. C’est en large partie en raison de l’ascendant qu’il exerçait sur vous que vous avez décidé en 1929 d’entrer au noviciat de la Compagnie de Jésus à Laval. Neuf ans plus tard, le 24 août 1938, vous étiez ordonné prêtre, à Lyon. Votre existence se partage alors en deux : le travail intellectuel, l’action. Vous avez le secret de les associer. Car ce que vous avez écrit, d’une part et ce que vous avez accompli, d’une autre, suffirait à absorber la vie d’un homme très laborieux.

Pour le travail intellectuel, vous êtes armé autant qu’on peut l’être. Vous n’êtes pas seulement docteur en Théologie. Vous êtes agrégé de grammaire, diplômé d’Etudes supérieures et docteur ès lettres. Votre thèse en Sorbonne est consacrée au « Platonisme et à la Théologie mystique ». Vous avez découvert le monde encore mal connu de la patristique grecque et il vous a tellement séduit que vous vous êtes décidé à l’explorer. C’est à Lyon qu’a eu lieu cette initiation. Déjà, c’est dans cette ville que vous aviez rencontré le Père Monchanin dont — comme notre confrère Pierre Emmanuel — vous aviez subi l’ascendant. Vous vous étiez lié avec le Père Henri de Lubac, notre éminent confrère de l’Institut, et le Père Urs von Balthasar, qui est l’un des plus hauts esprits de ce temps. C’est avec eux que vous vous familiarisez avec les œuvres de Cullmann, de Barth, de Lossky, de Bulgakov, de MmeLot-Borodine, que vous pénétrez dans la culture hellénistique. On a pu appeler le ive siècle de notre ère — sa seconde moitié surtout —» l’âge d’or des pères de l’Église ». Ces Pères vous ont littéralement fasciné. La richesse spirituelle de ces premiers siècles chrétiens est extraordinaire. Extraordinaire aussi la lutte que le christianisme, dès son apparition, doit soutenir pour triompher du fourmillement d’hérésies qui l’assaillent à chaque génération. On a l’impression, en lisant cette histoire, de se trouver au milieu d’une forêt ; de voir, de toutes parts, une végétation vorace — les lianes, les ronces, les viornes —enlacer pour l’étouffer, l’arbre qui s’élève au milieu d’un inextricable fouillis — et cet arbre, poussé par une sève invincible, s’élever pourtant tout droit et dominer la forêt. Mais cette sève alors de quelle puissance elle est faite ! On est dans l’émerveillement de ce don de symbiose qui permet au christianisme naissant de s’enrichir, de se fortifier. C’est par la comparaison que les valeurs s’affirment. La culture hellénistique et la culture judaïque, loin d’étouffer le christianisme naissant, ont assuré sa plénitude. Dans la première, il a puisé les disciplines de l’esprit, la technique scolaire, la science de l’étymologie, la puissance des symboles, des allégories, la dialectique. Dans la seconde, le sens de l’histoire, le prophétisme, la vocation missionnaire.

C’est au plus captivant — mais au plus difficile — de ces « pères de l’Église » que vous avez consacré votre premier ouvrage sur Saint-Grégoire de Nysse, ce cappadocien qui s’imposa au Concile de Constantinople pour y réduire chez les Macédoniens ce qui subsistait d’arianisme. Philosophe authentique, Grégoire de Nysse ne cessera, même après la publication de votre livre, de vous hanter. Vous continuerez de le fouiller. Et dans ce qu’il vous révèle, le plus frappant, c’est le mysticisme qui se dégage de sa pensée, la tension d’une âme hors d’elle-même à la rencontre de Dieu. En un mot qui dit tout, le secret de la contemplation.

Cette étude devait vous rendre familier d’Origène, qui fut l’un des maîtres de Grégoire de Nysse. Vous vous passionnez également pour lui. Il est le sujet d’un nouveau livre. Vie mouvementée, pleine de combats, d’enseignements — et aussi d’erreurs que condamne l’Église — Origène exerce à Césarée une influence exceptionnelle. Sa vie s’achève à Rome dans les tortures que Dèce inflige encore aux Chrétiens. Son œuvre est considérable — dans tous les sens du mot. Il est, comme vous, un grammairien. C’est de lui que date la critique biblique. Il a visité la Palestine, fouillé les grottes riveraines du Jourdain, interrogé les rabbins. Il a dialogué avec le paganisme et la philosophie de son temps avec une audace incroyable. Toutes les valeurs hellénistiques l’intéressent mais il dénonce impitoyablement les faiblesses du paganisme. Il sait dégager l’originalité du christianisme, son universalisme, avec — dites-vous —» une profondeur inégalée avant lui ». Vous considérez Origène comme l’un des fondateurs de la spiritualité chrétienne. Plus tard, c’est à Philon d’Alexandrie que vous consacrerez un nouvel ouvrage. Ce juif, contemporain du Christ, qui parlait et pensait en grec et était citoyen romain, fut peut-être le plus grand prédicateur philosophe de son temps. En lui se composent des mondes différents, la foi hébraïque, la dialectique grecque, l’ordre latin. À lui seul, il rassemble les éléments essentiels de la culture méditerranéenne. Il enseigne que, si l’intelligence de l’homme ne peut atteindre l’essence divine, c’est parce qu’elle est enfermée dans les catégories d’espace et de temps et que Dieu est transcendant à ces catégories.

C’est ainsi que vous vous passionnez pour cet ensemble de relations et d’influences réciproques qui établit une sorte de contact entre le judaïsme, certains courants gnostiques et le christianisme naissant. Vous consacrez une dizaine d’ouvrages à ce que l’on peut appeler le « judéo-christianisme ». « Le signe du Temple » est votre premier livre. Viennent ensuite « Les origines de la Typologie biblique » ; les « Symboles chrétiens primitifs » ; « Des mythes païens au mystère chrétien » ; les « Testimonia », cette « Nouvelle Histoire de l’Église » que vous publiez avec le professeur Henri Marron et où vous étudiez les trois premiers siècles de l’ère chrétienne ; le « Message évangélique et la culture hellénistique » ; les « Saints païens de l’Ancien Testament », car vous voulez rendre leur place dans la liturgie et la catéchèse à ceux que vous considérez comme les saints d’une religion cosmique. Aussi voyons-nous apparaître, dans votre évocation, à côté d’Abel, d’Hénoch, de Daniel, de Job, de Melchisédech, de Loth, la radieuse figure de cette reine de Saba comblée de toutes les richesses de la terre, qui, malgré l’or d’Ophis et les parfums de Sabée, se considérait comme indigente. Le seul trésor auquel elle aspirait, c’était la Sagesse et elle l’avouait avec humilité à Salomon... Ah ! que nous avons besoin aujourd’hui de reines de Saba !...

En 1947, la découverte des « Manuscrits de la Mer Morte » — due à la recherche d’une brebis égarée (n’est-ce pas déjà un apologue ?) vous a fait tressaillir ! Vous vous êtes rendu à Qumran pour visiter les fouilles et vous avez consacré à cette étonnante trouvaille un rapport pour le colloque de Strasbourg et un ouvrage sur ces fameux manuscrits esséniens et les origines du christianisme.

Ce n’est pas seulement dans vos livres que vous avez dénombré ces richesses spirituelles. C’est aussi dans le « Bulletin d’Histoire des origines chrétiennes » des Recherches de Science religieuse auquel depuis trente-trois ans vous collaborez. Vous avez lu, vous avez étudié tous les textes — plus de cinq cents ouvrages — qui ont été publiés dans toutes les langues sur ce sujet. Votre activité intellectuelle est vraiment stupéfiante. J’ai calculé qu’entre 1940 et 1972, votre bibliographie patristique ne s’élevait pas à moins de 255 textes. Et je ne veux pour preuve de l’autorité internationale que vous vous êtes acquise dans ce domaine que ces deux superbes volumes que des savants de toutes les langues, ou presque, ont tenu à publier à l’occasion de votre élévation au Cardinalat — sous le titre « Judéo-christianisme » et « Epektasis » — c’est-à-dire tension de l’âme vers Dieu. Ils contiennent une série d’études consacrées aux sujets que vous avez mis en lumière. Selon leur propre expression, vos confrères en érudition ont voulu « rendre hommage à l’audace d’une œuvre qui a renouvelé, illustré, promu et servi de manière exceptionnelle les études patristiques de notre temps ». Cullmann a pu écrire que « l’on vous devait la découverte d’un aspect insoupçonné du christianisme primitif ».

Cet effort, ce n’est pas seulement pour le seul souci de la vérité historique que vous l’avez accompli. Il a été aussi l’une des formes de votre apostolat. Car vous en avez fait la substance de votre enseignement à l’Institut Catholique de Paris. Votre nom, Monsieur le Cardinal, restera intimement associé à celui de cette illustre maison qui, en célébrant bientôt son centenaire, marquera la place éminente qu’elle occupe dans la vie intellectuelle française.

C’est en 1943 que vous entrez à l’Institut Catholique de Paris en qualité de professeur à la Faculté de Théologie. Vous succédez, dans la chaire dite des « origines chrétiennes » au Père Lebreton qui l’avait occupée plus de trente ans. Vous poursuivez son action en consacrant d’abord votre enseignement à la culture hellénistique. À cette époque — il y a quarante ans — le nom de « patristique » faisait un peu figure de « parent pauvre ». Il représentait un appoint, une sorte de « luxe » intellectuel, mais considéré comme secondaire. Bien vite, vous donniez un tel relief à votre enseignement qu’il fascinait vos élèves. Votre cours prenait une importance qui opérait une espèce de révolution dans l’ordonnance des études. C’est que dans le domaine de la pensée et de l’histoire, il n’y a pas de matière morte. Tout est dans tout. Il suffit de savoir l’y trouver. Votre érudition, jointe à la vivacité qui vous anime, faisait de vous le maître idéal pour relier les générations et les siècles ; montrer ce qu’il y avait d’actuel dans la réflexion des premiers chrétiens et ce qu’il y a de séculaire dans la nôtre. Les grands problèmes qui se posent à la conscience, le mystère de Dieu, le mystère du cosmos, le mystère de l’existence et celui de la mort, changent de vocabulaire au rythme des siècles. Mais en dépit de l’essor prodigieux des sciences, ils restent suspendus au-dessus d’elles.

Devenu en 1962, Doyen de cette Faculté de Théologie à laquelle vous avez tant donné, vous décidiez bientôt — votre expérience aidant — non certes d’en bouleverser les structures, mais d’opérer certaines révisions, pour tenir davantage compte de la formation individuelle des jeunes clercs et en quelque sorte les acclimater — compte tenu de leur diversité d’origines — à l’étude de la Théologie classique. Mais ce qu’il faut surtout dire, quand on évoque cette longue tranche de votre vie — un quart de siècle ! — c’est le rayonnement personnel que vous avez exercé à l’Institut Catholique de Paris. Le Doyen, ce n’était plus seulement avec vous le conservateur d’une règle. C’était un stimulant, un maître d’œuvre. Un homme en constante recherche. Avide de mettre le plus de liant, d’attention, de compréhension possibles dans les rapports qui unissent clercs d’hier et clercs de demain. Le « climat » que vous avez su créer, l’on a pu en constater les bienfaits dans ces journées du printemps 1968 où tous les étudiants de France, quelles que fussent leurs disciplines, furent secoués par une sorte de tremblement de génération. Ceux de l’Institut Catholique, quand ils se crurent obligés de vous présenter, un peu intimidés, leur requête, sentirent qu’ils étaient compris parce qu’ils avaient été devancés. Aux grands noms dont se glorifie l’Institut Catholique de Paris — un Mgr d’Hulst, son fondateur, un Mgr Baudrillart — l’on ajoutera, sans doute possible, celui du Père Jean Daniélou.

Votre existence, ai-je observé, a eu deux parts. Le travail intellectuel. L’action. Elles se fondaient à la Faculté de Théologie. Mais votre activité dévorante s’est exercée sur d’autres terrains. Dès votre jeunesse, apparaît en vous la passion de créer des centres de rassemblement spirituel et social. C’est là où se reflète l’influence de votre mère. À peine aviez-vous accompli votre service militaire — vous n’étiez pas encore entré dans la Compagnie de Jésus — que vous fûtes impressionné par une conférence prononcée à Paris par un prêtre italien, Don Giovanni Rossi. Il parlait d’un institut « La Compagnie de St-Paul » que le Cardinal Ferrari venait de créer à Milan.

Don Giovanni Rossi avait l’espoir qu’une succursale pourrait naître à Paris. C’est ainsi que vous avez créé et pris la direction de cette " Maison de la Jeunesse », en plein quartier latin, où vous fîtes une expérience que vous avez qualifiée d’ « absolument passionnante ». Cette maison n’était pas seulement ouverte à tous les courants de la vie universitaire, mais à tous les étudiants, quelles que fussent leurs nationalités et leurs religions. C’était ce « rassemblement » dont vous avez toujours été l’apôtre. Un Emmanuel Mounier vient vous seconder dans cette tâche, ainsi que Georges Izard, avec qui vous étiez déjà lié et qui deviendra votre beau-frère avant d’être ici-même votre confrère.

Sans doute est-ce l’expérience que vous avez acquise à la « Maison de la Jeunesse » qui devait vous conduire quinze ans plus tard à fonder le « Cercle Saint-Jean-Baptiste » dont vous êtes toujours l’âme. Là encore, c’est un rassemblement de nationalités, de professions, de cultures, de religions. Grâce à son bulletin périodique, Axes, le Cercle Saint-Jean-Baptiste étend son influence bien au-delà de notre pays.

Et c’est ainsi que s’ouvre devant moi l’immense champ où s’exerce votre action d’apôtre dans le monde contemporain. Permettez-moi de vous le dire, Monsieur le Cardinal, vous êtes un cas assez effrayant ! Déjà je me suis senti quelque peu accablé devant l’importance et la densité de votre œuvre d’érudition. Elle n’est pourtant qu’un aspect de votre dévorante activité. Si vous avez consacré plus de seize volumes aux premiers âges du christianisme — sans compter votre collaboration régulière à la revue des « Etudes » — les temps où nous sommes vous ont inspiré autant de livres et je ne sais combien de centaines d’articles. Je les ai presque tous lus — depuis « L’essai sur le mystère de l’Histoire » que vous avez publié en 1953 jusqu’à « La Culture trahie par les siens » .— qui a paru récemment, en passant par « l’Oraison, problème politique » ; « Scandaleuse vérité » ; « La Trinité et le mystère de l’existence » ; « Pourquoi l’Eglise ? » ; « Approche du Christ » ; « La foi de toujours et l’homme d’aujourd’hui » ; « Avenir de la religion », etc. Je dois dire que ce qui m’a frappé, c’est la puissance de renouvellement que vous possédez. Vous avez beau ne plaider qu’une seule cause, votre secret est de savoir la présenter chaque fois sous un nouvel aspect. Il est vrai que le mystère de Dieu, le message du Christ, la condition humaine, l’explication chrétienne, sont des sujets qui tiennent à l’infini. Votre don est de le prouver.

Je n’essayerai pas, Monsieur le Cardinal, d’analyser les livres, les articles, que vous avez consacrés aux problèmes religieux tels qu’ils se posent dans les temps où nous sommes. Cette œuvre est aussi considérable, sinon plus, que celle que les premiers âges du christianisme vous ont inspirée. Je voudrais simplement retenir ce que vous apportez, je ne dirai pas de nouveau — car rien n’est nouveau dans la conscience humaine et peut-être cette sorte de tourment métaphysique qui se transmet d’âge en âge est-il la preuve la plus éclatante de la condition surnaturelle de l’homme — mais ce que vous apportez de frappant dans un débat que les explosions du monde actuel rendent plus confus que jamais.

Vous constatez d’abord que les anciennes civilisations ont été des civilisations sacrales dans lesquelles les structures de l’existence humaine avaient ultimement un fondement religieux. Cela était vrai de la culture hellénistique depuis Socrate et de la culture hébraïque depuis Amos. D’un regard d’ensemble, vous embrassez les diverses croyances, les diverses religions qui se sont manifestées partout où il y a des hommes. Vous arrivez à cette constatation que l’une des tentations majeures de l’homme moderne est la « désacralisation du cosmos ».

À vrai dire, il semble que ce mouvement ait commencé dès le XVIIe siècle et même avant. N’est-ce pas à cette époque que les sciences mathématiques et physiques ont modifié, jusqu’au point de se substituer à elle, la conception spirituelle des premiers âges ? Il n’est pas douteux, pourtant, qu’un ensemble de circonstances s’acharne à précipiter cette révolution et à la mener à ses ultimes conséquences. C’est alors que vous réagissez avec force. « L’homme moderne, écrivez-vous, tend à concevoir le monde de la nature, qui est celui dans lequel s’exerce sa science, comme étant étranger à la destinée religieuse. Il dissocie, en quelque sorte, une destinée religieuse qui serait purement personnelle et une destinée cosmique qui serait profane et matérielle, comme si la religion était affaire privée, comme si le problème religieux était un problème individuel, et n’était pas celui du sens même de la totalité de l’univers et donc aussi sa réalité matérielle[1]. » Et vous dites ailleurs : « Un monde sans Dieu est un monde inhumain. Dieu fait partie de la civilisation. Et si la religion s’exprime à travers les structures sociales, — comme l’a bien vu Lévi-Strauss — ce n’est pas qu’elle se réduise à ces structures, mais c’est qu’à travers les rapports fondamentaux, l’homme rejoint une réalité dont il ne peut disposer et qui lui fait toucher la présence d’une transcendance[2]. »

Vous rejoindrez ainsi le Père Teilhard de Chardin quand celui-ci écrit : « Rien de plus inexact que de regarder la religion comme un stade primitif et transitoire traversé par l’humanité au cours de son enfance.

Plus l’homme sera l’homme, plus il sera nécessaire de savoir et de pouvoir adorer. Le fait religieux est une grandeur cosmique irréversible. »

Vous tournez nos yeux vers ce ciel peuplé de mondes dont nul ne sait ni ce qu’ils sont ni jusqu’où ils vont ; et ce cosmos incompréhensible qui obéit à des lois précises ; ce mystère hallucinant dont l’homme, qui n’est que le plus minuscule des atomes, a pourtant la notion, vous affirmez qu’il ne peut être que la création d’une puissance unique, inégalable, principe et fin de toutes choses, qu’avec des milliards et des milliards de morts et des millions et des millions de vivants nous nommons : Dieu. Dieu que nous ne pouvons ni concevoir ni comprendre puisqu’il échappe à nos sens, à nos mesures. Mais dont les chrétiens témoignent qu’il s’est révélé à l’humanité et qu’Il lui a tracé son chemin par le Christ. Le Christ, auquel un sadducéen ayant demandé quel était le premier des commandements, répondit : « Le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit. Et voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là[3].

Ces deux commandements sont indivisibles et leur ordre immuable. Le drame de la civilisation qui s’élabore est précisément que l’on tend à les séparer ou à intervertir cet ordre. Ici — où le christianisme est condamné — l’on substitue à Dieu le pouvoir d’un système, d’un parti ou d’un homme. Là, où la confusion des temps trouble le christianisme, l’on tend à réduire le Sacré au bénéfice de l’humain. Si bien que le danger qui menace l’Eglise, et contre lequel vous vous élevez avec passion, c’est la lente, insidieuse, mortelle, substitution d’une sorte de « christianisme athée » à celui qui a été révélé aux hommes par le Christ. « Ce serait une folie, avez-vous écrit, si, en retard une fois de plus, les chrétiens se mettaient à courir après un christianisme qui ne serait qu’un humanisme social à un moment où les hommes de notre temps commencent à en découvrir les insuffisances et recommencent à avoir faim de Dieu[4]. » Le christianisme, dites-vous encore — et la figure est frappante — n’est pas seulement horizontal. Il est d’abord vertical.

Pourquoi le nier, pourtant ? Une nouvelle religion s’efforce de s’emparer d’une partie considérable de l’humanité. Le marxisme, lui aussi, est fondé sur deux principes. Ils s’incarnent dans deux catégories d’hommes. L’ouvrier. Le savant. Qu’il soit travailleur manuel, bureaucrate, fonctionnaire, le premier fait tourner l’usine, cultive le sol, assume l’administration. Le second conçoit les formes et les applications d’une invention continue et en élabore les techniques. Mais dans cette civilisation où est l’âme ? Où est ce je ne sais quoi de surnaturel dont chaque existence, à un moment donné, a faim et a soif ? Où est la liberté de l’esprit ? Quand Karl Marx affirme que lorsqu’on aura délivré l’homme de la captivité économique, le monde enfin sera heureux, que fait-il de la misère spirituelle ? Ne percevons-nous pas au loin de grandes voix qui frémissent ? Ce silence n’étouffe-t-il pas des cris ? Quelle que soit la grandeur des mots avec lesquels on la camoufle, n’est-ce pas finalement à une civilisation d’insectes que l’on voudrait réduire l’humanité ? Toute prédiction est hasardeuse. J’affirme cependant ma conviction qu’un jour viendra — je ne sais quand — où c’est à l’Est de votre vieille Europe que resplendira la grande flamme du christianisme qui y couve sous la cendre et que c’est elle qui illuminera un monde qui n’a plus assez de lumière. « Il n’est si longue nuit qui ne trouve le jour » dit Shakespeare.

Est-ce à dire que nous ayons le droit d’être fiers de l’autre civilisation, celle dans laquelle nous vivons, nous, les hommes libres ? Certes elle a accompli de grandes choses, de prodigieux exploits — comme la conquête de la lune — et remarquablement amélioré le sort de nombreux peuples. Mais quand nous voyons l’énergie atomique ne servir qu’à préparer la fin du monde ; quand, après des hécatombes insensées, la paix dont nous jouissons n’est due qu’à cette peur réciproque ; quand le pétrole est roi ; quand la monnaie, dont dépend le pain quotidien, est perpétuellement laminée par l’égoïsme des Etats et le vol de vautour des capitaux migrateurs ; quand nous sommes revenus à l’âge de la torture, du rapt, des otages, des incendies prémédités ; quand la sexualité devient un thème pédagogique, l’avortement un bienfait, l’inversion une pratique normale, l’érotisme, la pornographie, les moyens les plus sûrs d’enrichissement ; quand nous voyons la drogue offrir son infernal paradis à la jeunesse ; non loin de nous des populations entières se tordre dans la famine et croupir dans la pouillerie ; quand tant de luxe côtoie tant de misère, est-ce que nous avons le droit d’être si fiers de nos libertés ?

Et n’est-ce pas alors qu’apparaît, dans toute sa lumière, la civilisation chrétienne dont vous êtes l’un des apôtres et qu’il faut sans cesse enseigner aux hommes parce qu’ils préfèrent vaincre les autres que se vaincre eux-mêmes ?

Nul ne l’a mieux définie que vous, mon Père, et je voudrais que fussent connus de tous des livres comme « Scandaleuse vérité », « Oraison problème politique », « Pourquoi l’Église ? », « La foi est de toujours et d’aujourd’hui », etc. Les problèmes qui nous assaillent y sont exposés avec une lucidité, une sûreté de vue, et une force de conviction qui transportent. Quand l’Église était quelque peu immobile, vous apparaissiez à certains comme un esprit avancé, voire dangereux. À présent, où certains éléments de l’Église sont dévorés de mobilité, vous faites figure de retardataire. C’est donc que vous avez toujours eu raison.

Le rôle de l’Église est plus difficile que jamais, dit-on de tous les côtés et il n’est guère de jour où nous n’entendions parler, d’une manière ou de l’autre, de la crise qu’elle traverse. Peut-être oublie-t-on qu’elle n’a guère cessé d’être en butte à ces difficultés. L’une des illusions les plus tenaces consiste à attribuer au passé je ne sais quelle vertu d’irréalisme. La vérité est bien différente. « Je détruirai votre Église, dit un jour, en tapant du pied, l’Empereur Napoléon I" au Cardinal Consalvi. » « Sire, il y a vingt siècles que nous faisons nous-mêmes tout ce que nous pouvons pour cela et nous n’y parvenons pas » lui répondit le Secrétaire d’État du Pape Pie VII. Il en est de même aujourd’hui de Dieu. On l’a tué. Il est mort, affirment certains. Ouvrez les journaux. Lisez les livres. Il n’est question que de Lui...

La vérité est que l’accélération de la découverte scientifique, les prodiges de la technique ont matériellement transformé le monde où nous sommes. Nos façons de penser ont du mal à s’ajuster à nos façons de vivre. Comment l’Église, le Clergé, ne subiraient-ils pas les effets de ces énormes mutations ? Ce ne sont pas des générations qui se succèdent, ce sont deux âges entre lesquels nous sommes écartelés. En outre, de même qu’il a fallu plus d’un demi-siècle à la Révolution française pour se filtrer et pour que certains des principes qu’elle a promulgués pénètrent le monde et le modifient, ne subissons-nous pas, en l’assimilant grâce à une expérience déjà ancienne, ce que la grande explosion sociale qui s’est produite à l’Est de l’Europe, il y a un demi-siècle, pouvait contenir de Justice ? De cet ensemble de causes proviennent le trouble, le désarroi, les malentendus, les heurts, auxquels l’Eglise, dans sa partie humaine, ne peut pas échapper.

Mais c’est ici que se justifie votre préoccupation essentielle. Rappeler à l’humanité que l’idée de Dieu la domine. « Le christianisme n’est pas une certaine conception de la vie humaine, même la plus élevée, écrivez-vous. Il est un événement divin qui surgit au milieu de notre misère, qui nous arrache à cette civilisation qui n’est qu’un aménagement pour nous faire passer sur un autre plan. Toute civilisation relève de la chair. L’essence du christianisme est Esprit au sens biblique du mot. Il est la transformation de notre misère. Le but final n’est pas l’aménagement de la cité terrestre mais la Jérusalem céleste et sa gloire. Il atteint là où la civilisation n’atteint pas[5]. » Et vous dites encore : « On ne voit pas quel serait le rôle du prêtre dans une société dont le Sacré serait peu à peu éliminé. Le problème aujourd’hui n’est pas de savoir comment le sacerdoce peut survivre au Sacré, mais quelle forme le Sacré et donc le sacerdoce doivent prendre dans la civilisation technique et urbaine d’aujourd’hui... Un grand courant de vocations sacerdotales ne sera possible que si, dissipant les erreurs sécularistes, la conviction renaît dans le peuple chrétien que ce dont la civilisation de demain a le plus besoin, c’est que Dieu soit rendu visiblement présent au, milieu d’elle. Or c’est la vocation admirable du prêtre[6]. »

Oui, la vocation admirable. Et la vocation difficile. Car il est toujours difficile de franchir les grandes étapes de la civilisation.

Affamés de justice, parce qu’ils sont affamés de Dieu et du Christ, que de prêtres, surtout parmi les jeunes, cherchent par tous les moyens à faire pénétrer Dieu et le Christ dans cette cité nouvelle que l’homme De bâtit que pour sa brève existence. La dynamique de leur passion ne leur fait bientôt plus voir que cette cité et c’est là où se créent les illusions. Mais comment leur reprocher la passion qui les emporte quand elle est pure comme une flamme ? Quelle tentation de confondre ce qui relève de la foi et ce qui ne relève que de l’habitude ? Je dirai seulement que la plus sûre voie pour atteindre le but n’est ni celle de l’abandon des traditions — car la tradition c’est ce qui survit à l’éphémère — ni le relâchement des disciplines, que dans sa sagesse millénaire l’Église a instituées. Ce mot de « discipline » est celui sur lequel, j’insiste avec force parce que c’est celui qui, aujourd’hui, est le plus aveuglement piétiné. Si les disciplines religieuses, celles qui défendent l’homme contre lui-même en aiguisant sa conscience, ne sont ni suffisamment enseignées, ni suffisamment requises, ni suffisamment observées, quoiqu’’on fasse, un jour risque de venir où une tout autre discipline lui sera imposée. Mais ce sera celle de l’oppression.

Une préoccupation me tourmente alors et je sais bien, Monsieur le Cardinal, que sur ce point encore vous et moi nous nous rejoignons intensément. Je veux parler de l’unité catholique que scelle le siège de Pierre. Le christianisme a subi deux grandes déchirures. Nous savons que tous les chrétiens, quels qu’ils soient, en portent la responsabilité. Vous êtes de ceux, et ce n’est pas l’un de vos moindres mérites, qui se sont consacrés à cette grande action œcuménique qui — bien que la route soit encore semée d’obstacles — a accompli de si remarquables progrès depuis quelques années. En attendant que dans un respect réciproque et un mutuel sentiment de fraternité, de nouvelles étapes soient franchies, ah ! que les catholiques répandus sur le globe ne laissent pas toucher à leur unité ! En vous conférant la dignité cardinalice, le Pape Paul VI vous a donné plus d’autorité encore pour veiller sur un édifice dont la papauté est la clé de voûte. Dès le début de votre existence, vous aviez choisi d’ailleurs d’entrer dans un ordre religieux qui fut créé pour la défendre.

Il se trouve — excusez à un laïc d’intervenir — que les circonstances m’ont permis de vivre de nombreuses années — et des années difficiles — auprès du Saint-Siège. J’ai vu de près agir ce que l’on appelle : la papauté. Ah ! que ne peuvent-ils se rendre compte et de ses problèmes, et de ses responsabilités, ceux qui, parfois, aveuglés par des dehors historiques ou inspirés par des légendes, la critiquent ou mettent en doute son efficacité ! Dans ce siècle où le mot « international » a une si forte résonance — et si peu d’effets — j’affirme que la seule organisation internationale qui existe pleinement sur notre terre est l’Eglise catholique. J’affirme que continent, races, peuples — tout ce qui divise affreusement les hommes — est confondu dans son égale préoccupation. Ce qui pour moi est une cause de stupeur, c’est que ceux qui précisément se déclarent les plus ardents partisans de l’idée internationale — et qui, en réalité, portent le nationalisme jusqu’à l’exaspération méconnaissent, sapent, minent et, à l’aide de mille artifices, cherchent à affaiblir sinon à détruire, la seule puissance internationale que la malheureuse humanité a su conserver intacte depuis deux mille ans et qui est essentiellement une puissance d’idéal, de fraternité, de charité, et de paix.

Les conditions du monde actuel lui confèrent des responsabilités de plus en plus considérables. À côté des vieilles nations, quantité de nouvelles sont parvenues à l’indépendance. La chrétienté aujourd’hui n’est plus celle d’hier.

C’est ici où nos propres responsabilités — je veux dire celles de notre clergé, à tous les échelons de la hiérarchie — ont pris des dimensions que nous mesurons mal. Car la France est rompue depuis dix siècles à la maïeutique. Si elle est toujours avide de renouveau, elle sait toujours corriger ses excès. Il n’en est pas de même pour les populations qui se trouvent au début de leur expérience. Ce grand peuple catholique, répandu sur toutes les parties du globe, est composé de nations qui, si j’ose ainsi parler, ne sont pas également parvenues au même « degré de cuisson ». Cependant la foi, les rites, les disciplines qu’enseigne l’Église sont les mêmes pour tous. Que l’on réfléchisse un instant sur ce fait ! Il révèle la fonction essentielle du Siège apostolique. Il découvre le rôle qu’il joue dans la civilisation. Mais il nous fait réfléchir aussi sur nos propres responsabilités. Car, dans l’ordre spirituel, la France a valeur d’exemple. C’est sa gloire mais c’est sa charge.

Le Concile Vatican II — auquel vous avez pris part en qualité d’expert — s’imposait d’autant plus que l’heure était venue de tenir compte des transformations énormes que le monde subissait. « Il y a dans l’Église des choses irréformables, a écrit le Révérend Père Congar, et d’autres qui doivent perpétuellement être réformées. » Les textes conciliaires sont le fruit d’un travail collectif, où toutes les nuances de l’expression sont tirées d’expériences pastorales fort diverses. Ces nuances devaient se faire sentir pour que les décisions conciliaires conservassent leur caractère d’universalité. C’est de là pourtant que bien des difficultés sont nées. Chacun prétend faire passer à travers sa propre interprétation les idées qu’il s’est forgées de l’avenir de l’Église et se croit ainsi le détenteur du véritable esprit du Concile. C’est ainsi qu’une certaine confusion des esprits, une certaine division des sentiments se sont manifestées. Comment pourrait-il en être autrement dès qu’il s’agit d’universalité ? Mais cette universalité reste le fait essentiel et c’est devant lui que tout ce qui relève de l’individualisme doit s’incliner.

C’est ainsi que l’unité catholique dépend pour une part importante de l’unité des catholiques français. Ceci est une vérité dont on ne mesurera jamais assez les dimensions.

Comme chaque quart de siècle, depuis le début du XIVe, l’année 1975 sera une « année sainte » et dès maintenant la préparation de ce jubilé est commencée. Qu’est-ce qu’une « année sainte » P Une tradition hébraïque que le christianisme — comme tant d’autres — a assimilée. Elle appelle les catholiques à la méditation et — j’insiste sur ce mot — à la réconciliation.

A la fin de ma longue vie, avec tout ce qui me reste de forces, qu’il me soit permis — en mon nom personnel, il va sans dire — d’exprimer le voeu que l’Année Sainte qui va bientôt s’ouvrir soit celle de la réconciliation de tous les catholiques de France. Les Français sont jaloux de leur libre arbitre. Chaque Français est un militant qui tient à ses idées et les défend. Dieu merci ! Qui de nous supporterait l’idéal d’un peuple en pantoufles ? Mais quand il s’agit de questions sacrées, tous nous nous inclinons devant elles. Croyants ou incroyants nous respectons réciproquement les valeurs essentielles de la conscience, de l’esprit, de l’âme. Nous voulons qu’elles conservent leur rang — qui est le premier — dans une civilisation mécanique qui certes est admirable à tant d’égards mais qui contient pourtant des poisons. Il n’y a pas loin d’un siècle — c’était en 1885 — Ernest Renan écrivait : « Prenons la vertu de quelque côté qu’elle vienne et sous quelque condition qu’elle se présente. Il y a beaucoup de vertu dans notre monde ; il n’y en a pas tant cependant que l’on puisse impunément se montrer difficile et faire passer à chacun un examen sur les motifs pour lesquels il est vertueux. Ne nous privons d’aucun auxiliaire utile. Vertu laïque, vertu congréganiste, vertu philosophique, vertu chrétienne, vertu d’ancien régime, vertu de régime nouveau, vertu civique, vertu cléricale, prenons tout, croyez-moi, il y en aura pas trop pour les rudes moments que la conscience humaine peut avoir à traverser. » Que dirait-il aujourd’hui ?

La situation du monde est trop grave pour que des querelles s’instituent entre catholiques. Tout ce qui heurte, tout ce qui choque, tous les excès, quels qu’ils soient et malgré les intentions très pures qu’ils recouvrent, doivent être exclus. Je déplore, quant à moi, ces sortes de « leçon » que des catholiques à quelque bord qu’ils appartiennent, se croient autorisés de s’infliger réciproquement. Leur bonne foi est certes éclatante. Mais c’est leur foi qui doit s’en remettre à l’Église.

Car c’est à l’Église seule de se prononcer. C’est au Pape, assisté du Synode, qu’il appartient, dans des eaux agitées, de tenir le gouvernail.

Toute votre vie, toute votre action, toute votre œuvre n’ont cessé de soutenir ces vérités que les circonstances rendent plus exigeantes que jamais. Par la plume, la parole, dans les chaires, les assemblées, qu’elles soient religieuses ou laïques, à la radio, que sais-je, vous n’avez cessé, vous ne cesserez de les répandre avec cette ardeur et cette jeunesse de cœur que l’âge n’atteint pas. Et vous l’avez toujours fait, vous le faites toujours, dans le respect des consciences individuelles, avec le souci non de vaincre, mais de convaincre. La vraie victoire, c’est celle-là.

Nous vivons dans un monde qui porte les intérêts matériels à leur plus haut degré de puissance — et qui, d’ailleurs, a su accomplir des miracles. Une action comme la vôtre est aussi nécessaire à l’équilibre intellectuel et moral de cette humanité que le sont les étoiles pour suivre un chemin difficile dans la nuit. Dans notre compagnie où tant de disciplines différentes ont leurs représentants, vous serez celui qui nous rappellera que, si nous sommes tous des éphémères, le passé dont nous sommes issus, l’avenir que nous transmettons, relèvent de l’incompréhensible Eternité.

Soyez, Monsieur, le bienvenu.

 

[1] La Trinité et le mystère de l’existence.

[2] Oraison, problème politique.

[3] Évangile de Saint Luc, chap. 22.

[4] La foi de toujours et l’homme d’aujourd’hui.

[5] L’Oraison, problème politique.

[6] L’amour de la religion.