L’essence et l’accident

Le 26 octobre 1970

Jean GUITTON

L’essence et l’accident

Séance publique annuelle des cinq Académies

PAR

M. JEAN GUITTON
délégué de l’Académie française

 

 

Je désire vous entretenir « de l’essence et de l’accident », sujet ami des philosophes depuis les Grecs, et qui est éternel, — ou plutôt qui me semble plus actuel que jamais, parce que nous sommes dans une période de transformation, la plus importante, la plus dramatique sans doute, depuis cette mutation primordiale que fut l’émergence hors des primates de l’animal pensant, et cette seconde mutation qui a été, voici bientôt deux millénaires, l’insinuation de l’infini dans les veines de cet animal pensant, mou et superbe. Nous voici désormais devant une troisième mutation, moins radicale que celle de la pensée, moins profonde que celle du christianisme, encore qu’elle mette en cause la survie de l’espèce aimante. Comme des bêtes avant l’orage, confusément nous sentons que l’humanité ne durera pas longtemps sur sa lancée actuelle, que son progrès risque de la détruire. L’heure est venue de changer.

Mais qu’est-ce que changer ? Et comment changer, se modifier en demeurant identique dans sa substance ? À tous les esprits, dans tous les domaines, est posé le problème de savoir ce qui doit disparaître ou se transformer, ce qui au contraire demeure essentiel, inaltérable.

Comme je ne puis en si peu de temps couvrir l’éventail, je prendrai deux exemples extrêmes, surpris de se rencontrer sous la réflexion : la stratégie et l’œcuménisme, — ou, si vous préférez, le domaine de la haine et le domaine de l’amour.

Avec la bombe à hydrogène, un événement aux conséquences insondables est venu transformer l’idée de guerre, de politique, de progrès, de mort, l’image que l’humanité se fait de son avenir.

Car, depuis le silex, jusqu’à cette bombe, en comprenant même dans l’immense intervalle l’explosion d’Hiroshima maintenant si démodée, les armes étaient limitées dans leurs effets. Surtout, les armes avaient pour fin d’atteindre un adversaire sans vous détruire aussitôt vous-même. Mais cette arme, dont on se demande si elle mérite encore ce nom, est telle qu’elle ne préserve pas celui qui l’emploie, qu’elle est capable de modifier les conditions de la vie universelle. Dès lors son usage devient le type de l’acte absurde, si du moins le suicide collectif est jugé absurde.

De nos jours, nous voyons les stratèges, les politiques, les sages déconcertés par cette étrange mutation du concept même d’arme, promu soudain d’un usage fini à un abus infini, et tel qu’on hésite entre deux images d’avenir, également vraisemblables : celle d’un monde incapable d’arrêter la prolifération et la frénésie, — celle au contraire d’une ère de paix surarmée mais perpétuelle (où les guerres deviendraient furtives, froides, limitées, latentes) mais où s’évanouirait le spectre d’une guerre totale, de sorte que la paix naîtrait enfin paradoxalement de la proximité permanente d’une apocalypse.

Portons-nous maintenant sans transition au second exemple, celui du christianisme. Que fait-il en ce moment sinon de chercher dans chaque confession ce qui relève de son essence, ce qui est une forme historique provisoire, manteau qu’on doit rejeter pour en prendre un autre ? Le catholicisme, qui a porté le poids de l’histoire si longtemps, qui a prétendu garder malgré tant de changements son identité a, plus que toute autre confession chrétienne, posé, au cours du dernier Concile, la question de déterminer ce qu’il doit dévêtir, ce qu’il doit revêtir. Cette brûlante interrogation n’a rien épargné : le culte, l’exercice du pouvoir et des libertés, les mœurs même.

Mais entre ces deux limites, que de cantons où se pose la même question : où passe la frontière qui sépare l’accident de l’essence ?

La culture humaine doit-elle continuer à se transmettre par le maître, l’ancien, la tradition, ou au contraire doit-elle se reconstituer à chaque génération, dans chaque école, par l’invention en équipe, le travail d’intelligences neuves, oublieuses, égales ? Et cette culture qui jusqu’ici s’était transmise par la médiation de la lettre, du papyrus, du livre ne va-t-elle pas le faire désormais par l’image télévisée, qui met l’esprit en présence de la chose même, disqualifiant les signes et l’écriture ? Autres problèmes : les campagnes, ces parcelles jardinées par la charrue, coupées de chemins sinueux, vont-elles subsister ? L’humanité ne va-t-elle pas se concentrer dans des villes immenses entourées de déserts ? La génération continuera-t-elle à se faire par l’union fidèle d’un homme et d’une femme ? La famille est-elle accident ou essence ? L’humanité habitera-t-elle toujours le cachot planétaire ?

Il serait vain de répondre à ces questions dont certaines touchent à la chimère; mais leur ombre habite nos pensées. Je voudrais énoncer quelques principes : étoiles fixes, axes dans la nuit. C’est l’office de la pensée d’avancer droit dans les ténèbres, en cela analogue au courage.

Pour dire vrai, ce qui change, grandit, se modifie, se corrompt, se renouvelle, ce qui mute et mue, c’est toujours un accident. Et même on peut noter que, dans les moments de grande mutation, la différence de l’essence est plus visible. Alors, l’essence se manifeste davantage, dans sa splendeur simple.

Considérez encore une fois la guerre en cette fin de siècle. Si la guerre change de forme en utilisant les techniques subtiles de la dissuasion, on remarque qu’elle revient à son principe permanent, — lequel n’est pas d’annihiler un adversaire mais de le paralyser par la terreur. La guerre est un art de faire peur. Et la peur, parmi nos passions, est la plus constante. On pourrait observer que la culture, dans son principe, son ressort et son essence, ne consiste pas à recevoir un héritage, mais en un effort de toutes nos puissances pour obtenir que l’information, la contemplation des anciennes beautés deviennent en nous un aliment de la vie personnelle, un renouvellement de notre moi le plus intime. On pourrait ajouter que des moyens excessifs que nous offrent de nos jours le savoir et le voir sont un appel désespéré à une vie autonome de l’esprit de chaque personne pensante.

Il y a davantage. Nous approchons du jour où l’essence apparaîtra soudain, toute pure. Le surarmement atomique, comme le déchaînement érotique ne pourront pas se poursuivre longtemps avec la même accélération. Et ils auront bientôt pour résultat de faire surgir, dans cette clarté éblouissante que donne l’abîme, la nécessité d’un choix entre le néant et l’être. Oui, l’humanité demain n’aura plus que deux voies devant elle ou périr, ou se hausser, comme la jeunesse n’aura que deux voies s’épuiser par le sexe ou la drogue, — ou redécouvrir l’amour. Autrement dit, l’époque actuelle, plus passionnante à vivre que toute autre, avance aveuglément vers un carrefour où il n’y aura plus de solution médiane, bourgeoise, ambiguë, habile, ménageante, — où, l’être étant d’un côté et la mort de l’autre, l’horreur du néant nous mènera vers l’être, vers l’essence retrouvée. L’effroi de l’Apocalypse pourrait être alors le principe d’une nouvelle Genèse.

À bas les accidents ! Vive l’essence pure ! tel est le cri que l’on entend de bien des côtés, comme à ces moments des civilisations lasses où leur survie est en jeu.

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Mais je voudrais ici me prémunir contre une tentation presque fatale : l’esprit est si naturellement cathare ! Je me souviens d’un ami précautionneux qui, en nettoyant le portrait d’un ancêtre pour le délivrer des « accidents », l’avait défiguré. C’est l’illusion de ceux qui pensent que, pour obtenir l’essence, il faut renoncer au revêtement, revenir à la nudité. Par exemple, ruiner toute défense par l’objection de conscience ; ou encore ramener l’Église à l’Évangile et l’Évangile à la seule béatitude des pauvres. Supprimer les rites et les conventions. Qui n’a pas été tenté d’obtenir ce moment d’esprit pur, ô Mallarmé ! hors de toute lettre, hors de tout langage ? Toute révolution politique ou poétique a son ressort dans cet espoir cathare de réaliser l’essence de l’esprit sans l’accident de la lettre. Mais il est clair qu’un esprit pur ne peut subsister et qu’il doit se créer une lettre nouvelle pour transmettre son éternelle essence. Et même les tentatives héroïques d’« alitérature », d’« apoésie », sont contraintes d’inventer d’autres conventions. Tant a de vérité cet axiome de Saint Paul, parlant d’une ultime métamorphose des corps : « Ce que nous désirons n’est pas d’être dévêtus, mais d’être supervêtus, afin que ce qui est mortel en nous soit absorbé par la vie. » Là gît la difficulté suprême : garder l’essence sans canoniser l’accident ; ôter l’accident, le remplacer sans altérer l’essence.

Et je songe que cet art, difficile en toute matière, en toute circonstance, en tout changement plénier, apparente les classes de l’Institut, — ce qui ne manque pas d’apparaître davantage, lorsque, comme aujourd’hui, elles sont sous la Coupole rassemblées. Sans doute plus d’un contestataire prendra cet Institut pour cible : il dira qu’en lui les accidents du passé subsistent sans changement, paralysant l’essence. Il citera des cloisons, des séparations désuètes, des usages qui n’ont plus le sens qu’ils avaient —, quand ce ne serait que ces « discours », semblables à ceux que l’on aurait pu faire au temps de Buffon. Je suis bien d’avis qu’il faudra un jour considérer à nouveau, comme l’Académie française le fait pour le langage, ce qui doit disparaître, ce qui doit apparaître. Mais les accidents des Académies ont un sens : celui de symboliser cet élément nécessaire à toute nation, à toute littérature, à tout esprit politique, à tout avancement des sciences : le lien vital du passé au présent, l’évolution graduelle, la continuité.

Ce qui nous apparente à nos confrères disparus mais présents d’esprit au milieu de nous, ce qui nous rassemble, ce qui nous fait converger à travers tant de différences, c’est la conviction que je vais exprimer pour finir et qui résume ce propos : « Au fond, le secret pour obtenir la modernité, c’est de chercher à discerner, à exprimer sous des formes nouvelles, à promouvoir non pas l’éphémère, la mode et son passage, les excès, — mais tout au contraire : ce qui est permanent, ce qui est durable, ce qui est éternel dans l’homme. »

Et, alors que nous devrions renoncer à certains de nos usages pour nous adapter à l’éternelle jeunesse des générations, il n’en resterait pas moins que notre raison d’être ici est de préserver l’essence, — à condition bien entendu de ne pas concevoir l’essence comme un dépôt d’or à jamais défini, comme une monnaie marquée d’une seule inscription, mais comme l’exigence d’un élan créateur, toujours repris et recommencé dans le même sens, dans le même axe, dans le même esprit.

Oserais-je dire que la vocation présente de la France dans un univers désormais si petit, et si agité, et si incapable de surmonter ses soubresauts, si menacé de démesure, c’est de préserver une certaine continuité, une certaine idée de l’homme, de maintenir comme un pilote la direction du grand navire dans la nuit, de sauver (et même parfois de savourer) l’essence.