L’écrivain devant les pouvoirs

Le 25 octobre 1950

Maurice GENEVOIX

SÉANCE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU MERCREDI 25 OCTOBRE 1950

L’écrivain devant les pouvoirs

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Délégué de l’Académie française

 

MESSIEURS,

Que les historiens qui m’écoutent ne m’en veuillent point, qu’ils ne me soupçonnent même pas d’intentions malignes ou seulement malicieuses, si j’allègue dès mes premiers mots le témoignage de quelques-uns des leurs. La précaution n’est point contre eux, mais contre moi. C’est Montesquieu qui a dit : « Les histoires sont des faits faux composés sur des faits vrais, ou bien à l’occasion des vrais. » Ce qui ne l’a pas empêché heureusement, d’écrire ses majestueuses et magistrales Considérations.... C’est un mémorialiste, qui savait ce dont il parlait pour avoir mis la main à la pâte, la pâte humaine, ou, comme on le disait alors, « la main au sang », c’est Gaspard de Saulx, seigneur de Tavannes, qui a eu un jour cet aveu : « Voulant qualifier un menteur, je le nommais historien. » Il est vrai qu’il écrivait cela en un temps confus et barbare et que l’histoire, depuis, a su mieux assurer ses pas.

C’est pourquoi nous pouvons, aujourd’hui, nous persuader que la prudence la plus sourcilleuse, la circonspection la plus avertie laisseront à l’homme curieux des hommes et des événements du passé un recours contre les obsessions ou les contraintes du présent. À défaut d’analogies raisonnantes, — s’il est trop vrai que les raisonnements des hommes, parce qu’ils sont passionnés, tourmentés de désirs ou d’espoirs, les inclinent parfois vers le sophisme, — lecteur trouvera dans les récits, les évocations des historiens des analogies de fait, des ressemblances qu’il n’aura point besoin de gauchir pour en sentir à plein le sens, dont il sera si vivement, et comme personnellement touché à travers sa propre expérience qu’elles lui sembleront moins l’entraîner vers des aperçus neufs que vers ses propres souvenirs, — des souvenirs très lointains et très proches, des espèces de réminiscences vers lui du fond des siècles.

Alors, peut-être, sans avoir désormais à solliciter les textes, peut-être se sentira-t-il affermi dans certains de ses sentiments intimes, très forts et très secrets, mais que la marche ou, comme on l’a dit justement, l’accélération de l’histoire où il est engagé (et du même coup la propension de certains esprits à en suivre docilement le branle dans l’illusion de le déterminer) viennent saisir leur source même pour en altérer l’aloi, les marquer à ses propres yeux d’anachronisme, de raideur sénile, et d’une hétérodoxie entre toutes suspecte et coupable au regard des périodes torrentueuses, parce qu’au lieu de jeter bas dans l’espoir de bâtir du neuf, elle prétend sauvegarder et maintenir ce qui lui a paru noble ou grand.

Je voudrais, Messieurs, vous convier, pour les quelques instants de notre compagnonnage, à l’une de ces promenades non prévenues, de ces flâneries originellement libres, mais qui d’elles-mêmes et comme nonchalamment orientent peu à peu le flâneur. J’y ai trouvé, à vrai dire, un guide, qui fut des vôtres, et que je nomme tout de suite : Sainte-Beuve. C’est à partir de ses Causeries du Lundi que mes lectures ont divagué, dans une de ces « pleine eau » tonifiantes que les heures actuelles nous marchandent, hélas ! avarement. C’est bien dommage, si la confiance et la modestie peuvent y trouver également leur compte. Car il est vrai que tout a été dit ; vrai aussi que « l’humanité, de temps en temps, aime mieux oublier, quitte à se donner le plaisir de réinventer, de refaire et de redire, dût-elle redire et refaire moins bien ».

De qui ces lignes, Messieurs, qui formulent avec une rigueur terrible les lois de certain engagement : « L’unité comme but sanctifie tous les moyens, l’astuce, la traîtrise, la violence, la simonie, l’emprisonnement, et la mort. Car tout ordre existe pour les fins de la communauté, et l’individu doit être sacrifié au bien général » ? D’un prélat, de Dietrich von Nicheim, évêque de Verden en Prusse. Elles datent du XIVsiècle.

Et ces autres, où nous reconnaîtrons, avec sans doute un préjugé qui continue de nous être cher, les exigences d’un autre engagement : « Un ouvrage écrit sans liberté, ne peut être que médiocre ou mauvais » ? D’un monarque d’un autocrate, de Frédéric II de Prusse. C’est l’écho de la voix de Voltaire : « Un homme de lettres doit vivre dans un pays libre, ou se résoudre à mener la vie d’un esclave craintif, que d’autres esclaves jaloux accusent sans cesse auprès du maître » ; ou encore : « Si mon père, mon frère ou mon fils était premier ministre dans un État despotique, j’en sortirais demain. »

On peut sourire, malgré l’affaire Calas, et même trouver dans la vie de Voltaire de quoi mettre une sourdine à ces paroles éloquentes. C’est que les choses humaines, et singulièrement les choses littéraires, ne sont pas simples au point de se réduire aisément à des formules si péremptoires.

Il y a les hommes d’abord, en l’occurrence les hommes de lettres, d’une part les théoriciens, les doctrinaires, philosophes, politiques, économistes, tous ceux pour qui l’écriture est avant tout un mode d’action, un moyen de convaincre, de persuader, de rallier ou de dominer ; d’autre part les témoins, soucieux avant toute chose de garder la tête claire, le cœur droit ; mais qui pour autant, au contraire, ne se désintéressent point de la marche des événements. Entre les uns et les autres d’innombrables interférences, selon les sollicitations de leur œuvre personnelle, ou celles, non moins instantes souvent, de l’époque où ils écrivent.

Comment ne pas distinguer, en effet et de surcroît, entre les périodes stables, en des États sinon paisibles, du moins fermement assis, sous des gouvernements fort qui savent faire et qui font leur métier, et les autres, de gestation, de devenir, ou de révolutions violentes ? Dans les premières et comme naturellement, l’écrivain inclinera vers un loyalisme facile. Contribuable, soldat, électeur ou magistrat, il ne marchandera pas à César la part qui revient à César. Cela, nous le savons, ne va point sans quelques contraintes, et qui touchent à la liberté. C’est ainsi que Chamfort note comme : « une chose remarquable que Molière, qui n’épargnait rien, n’ait pas lancé un seul trait contre les gens de finance ». Et ajoute : « On dit que Molière et les auteurs comiques du temps eurent là-dessus les ordres de Colbert. » Encore Molière n’a-t-il « rien épargné » : preuve que sa veine ou son génie le portèrent sur des chemins libres.

Ce que nous avons pu, nous-mêmes, observer des diverses censures que nous avons eues à subir nous donne à croire qu’en ce domaine les précautions défensives de l’État sont moins à craindre que ses consignes activement impératives. Le jour où notre censure républicaine m’a interdit de révéler au monde que le bœuf de conserve, le singe de l’armée allemande était « moins sec et moins épicé » que celui de notre Intendance, je me suis résigné en souriant. On se rappellera, par ailleurs, que les Encyclopédistes eurent moins à craindre les foudres libérales de M. de Malesherbes à la tête de la Librairie que leurs propres inimitiés : les philosophes du XVIIIe siècle,— et ce n’est pas moi qui l’ai dit, — « n’aimaient guère la liberté de la presse que quand elle était à leur usage ». Eternelle et trop humaine faiblesse d’une confrérie par ailleurs si estimable ! Ce n’est pas moi non plus qui le dis, mais Rivarol : « Si la Révolution s’était faite sous Louis XIV, Cotin eût fait guillotiner Boileau, et Pradon n’eût pas manqué Racine. Il y avait des rhéteurs autour du cachot de Socrate, et Mélytos, qui dénonça le Sage, était un jeune poète que l’on nous dit sans talent... Sans talent : c’est peut-être une explication.

Mais il en faut chercher une autre, et qui aille plus au fond des choses. Ne nous apparaîtra-telle pas, justement, dans le tourment et les convulsions du temps ? Les époques d’inquiétude et de crise, — nous ne le savons que trop, — sollicitent les esprits et les cœurs de problèmes obsédants, tyranniques. Le voudrait-il, l’écrivain ne pourrait s’en abstraire. Au nom de la liberté même qu’il revendique et qui le justifie, il est partie, il se sent engagé. Le temporel le presse, l’assaille de tentations pêle-mêle où le pur et l’impur se rejoignent, échangent et confondent leurs traits suivant l’instance et l’événement. Que l’écrivain manque de sagesse, qu’il soit avide, ambitieux de pouvoir matériel ou d’argent, il n’aura que trop beau jeu à couvrir ses reniements, ses intrigues ou ses foucades de prétextes spécieux et brillants.

Parmi les tentations qui le guettent, il en est une entre toute maligne, parce qu’elle gagne comme un vertige les esprits vifs, curieux, chaleureux, prompts aux fièvres et aux enivrements : en la pourrait appeler la tentation de l’avant-garde, à la fois généreux désir d’ouvrir la voie de précéder, et crainte d’être perdu de vue dans la poussière où cheminent les traînards. Que l’homme qui tient une plume ait alors à se méfier. Qu’il se rappelle les avertissements des hommes sages. C’est Galiani, qui l’était sous des apparences bouffonnes, et qui dit « En politique, les sots font le texte, les hommes d’esprit les commentaires ». C’est France, qui sourit dans sa barbe : « Je ne crois pas aux nouveautés préméditées. La meilleure manière d’être novateur, c’est de l’être malgré soi et de l’être le moins possible. » C’est Montesquieu encore, et dès les Lettres persanes : « Il est vrai que par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois ; mais le cas est rare ; et, lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante. » Et c’est Montaigne enfin, auquel nous reviendrons, qui conseille de « retirer son âme de la presse » pour « la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses » ; mais, pour le reste, de « suivre entièrement les façons et formes reçues ».

Comment ne pas être touché par l’actualité de Montaigne ? « Il y a grand amour de soi et présomption d’estimer ses opinions jusqu’à ce que, pour les établir, il faille renverser une paix publique et introduire tant de maux inévitables et une si horrible corruption de mœurs que les guerres civiles apportent... Est-ce pas mal ménagé d’avancer tant de vices certains et connus pour combattre des erreurs contestées et débattables ? » Lui, l’homme Montaigne, s’efforcera d’abord de ne point « vider les arçons ». Si sa curiosité lui vient ici en aide ; si, remerciant le sort de l’avoir « fait vivre en un siècle non mol, languissant ou oisif, il « s’agrée aucunement de voir de ses yeux le notable spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme » ; s’il se dit même content « d’être destiné à y assister et s’en instruire », c’est d’un point de vue plus haut et plus libre, dans une contemplation plus ample et plus sereine qu’il ira chercher la mesure et l’assiette de son jugement : « Qui se représente comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature en son entière majesté ; qui lit en son visage une si générale et constante variété ; qui se remarque là-dedans, et non soi, nais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur. »

C’est le point de vue de Sirius ? Et pourquoi non ? L’autre homme, le citoyen, s’en trouvera lui-même conforté, mieux assuré dans ses de devoirs et sa conduite au sein même de la « presse » où il est engagé et qu’il ne prétend point fuir. Il saura, avec Joseph de Maistre, qu’on peut voir fleurir et passer « soixante générations de roses », mais que nul homme ne peut assister au développement total d’un chêne » ; que « les minutes des Empires sont des années de l’homme » ; et, songeant que la postérité dira peut-être : « Cet ouragan n’a duré que trente ans », il s’assurera dans sa patience et, du même coup, dans son courage.

Car il lui faudra du courage, ou plus justement des courages : courage du cœur, de l’âme, et encore, à l’aventure, de la carcasse, comme disait Turenne. En haine aux ambitieux, pour avoir percé à jour leur « lâcheté et pusillanimité », décelé « par combien d’abjection et de servitude il leur faudra passer pour atteindre leur but, Guelfe aux Gibelins, Gibelin aux Guelfes, il sera pelaudé à toutes mains ». Sainte-Beuve, esquissant quelque part le parallèle Montesquieu-Machiavel, dit qu’il a manqué au premier d’avoir vécu une révolution. Hommes de ce XXe siècle, nous avons ici l’avantage, sur Montesquieu, et même sur Sainte-Beuve. De là, sans doute, nous viennent ces réminiscences dont je parlais il y a un moment, fausses réminiscences, il se peut, mais qui, nous ramenant à nous-mêmes, éclairent à la fois le passé des lueurs aigues du présent, et le présent d’une clarté plus égale, en quelque sorte lentement assagie, où le tumulte et la confusion viennent dissiper leurs mirages et faire trêve à leur tyrannie.

Pour le reste, c’est affaire personnelle. Balzac, dans Un grand homme de province à Paris, a déploré « la facile complaisance avec laquelle les gens de lettres accueillent ou pardonnent les trahisons ». Nous préférerons plus d’indulgence, et dire, en transposant le mot fameux du Cardinal de Retz : — « Il faut souvent changer d’opinion pour rester toujours de son parti » —, que si certains changent souvent de parti, c’est peut-être pour rester fidèles au gros de leurs opinions. Entre le témoin Garat, qui travestit et embellit sciemment ses comptes rendus de la Constituante, et l’exact Mallet du Pan ; entre le Desmoulins boute-feu, celui des Révolutions de France et de Brabant ou du Discours de la Lanterne, et le Desmoulins du Vieux Cordelier qui prononce enfin le mot de clémence et paie, on sait comment, ce tardif mouvement du cœur ; entre Desmoulins et Chénier, « las à la fin de partager la honte de cette foule immense qui en secret abhorre autant que lui, mais qui approuve et encourage, au moins par son silence, des hommes atroces et des actions abominables », mais qui, constant dans sa raison, sa fierté d’homme et sa conscience, osa parler de justice en des temps de violence, de libre examen en des temps de démence, et, en des temps d’hypocrisie, « ne feignit point d’être [un] scélérat pour acheter [son] repos aux dépens de l’innocence opprimée », c’est affaire à chacun de choisir.

Ce choix engage, et engage dangereusement. Mais si les temps sont tels que le dilemme ne se puisse poser qu’entre un danger et un autre danger, Péguy, l’écrivain Péguy, nous aura du moins avertis « que les régimes de lâcheté sont ceux qui coûtent le plus au monde » ; Stendhal qu’entre être quelque chose au prix de se faire mouton, et n’être rien, mais n’être point mouton, mieux vaut choisir de n’être rien ; Gourmont que recevoir un bonheur tout fait, fait d’avance, « c’est tendre le cou à la corde ». L’Adversaire qu’a secoué Barrès parlerait sans doute aujourd’hui de « bonheur préfabriqué » : car la race ne s’est pas éteinte de ces « cerveaux d’enfants dominés par des mots de spécialistes » ; ni celle de « ces gens de savoir » qui ne donnaient, au même Stendhal, « d’autre envie que celle de se taire », ou de ces gens intelligents dont la façon d’être intelligent nous porterait à remercier le ciel de n’être qu’un pauvre d’esprit ; un pauvre d’esprit comme Montaigne, plût au ciel, et qui fut assez bien né pour dire comme lui, et à tout événement : « C’est mettre ses conjectures à bien haut prix que d’en faire cuire un homme tout vif. »

J’aurais du moins, Messieurs, avec une liberté plus facile et plus aimable, et qui tient à la circonstance, suivi une autre de ses leçons : mon discours n’aura ainsi été, à 1a mode qu’il prétend sienne, « qu’un amas de fleurs étrangères auxquelles je n’aurai fourni du mien que le filet pour les lier ». Encore devrai-je, à l’instant de le nouer, demander l’aide d’un camarade, du fantassin Charles Péguy. Un camarade ? C’est que pense à son pantalon rouge, à ce fossé près d’un champ de betteraves de la Marne, pareil à un fossé meusien où je me trouvais le même jour et que visaient les mêmes mausers. « Rare, dit Péguy, rare est le vrai poète et le vrai philosophe, celui qui n’ignore pas, qui ne méprise pas le réel, celui qui s’en nourrit et en nourrit incessamment son œuvre, celui qui ne devient pas chef d’école, chef de parti, qui ne devient pas chef de poètes ou de philosophes ou de partisans, mais qui, resté homme libre, propose à des hommes qui restent libres une œuvre d’art, de poésie, de philosophie, d’action nourrie incessamment de la vie universelle ?

C’est pour cela qu’il était là, Messieurs, n’en doutons pas ; pour être fidèle à lui-même et à cette profession de foi, la nôtre : « Je n’aime rien tant que la liberté. »