Inauguration d’une plaque commémorative
sur la maison habitée par Pierre Daru
81, RUE DE GRENELLE, PARIS, VIIe
Le samedi 10 juin 1933
DISCOURS
DE
M. ABEL BONNARD
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESDAMES, MESSIEURS,
Lorsque l’Académie française m’a fait l’honneur de me désigner pour parler ici en son nom, elle aurait certes pu trouver parmi ses membres un orateur plus qualifié, mais non pas un plus convaincu. J’admire en Pierre Daru un de ces grands serviteurs de 1’État, dont Colbert est le plus illustre et qui ont pour le travail tout l’attrait que la plupart des hommes n’éprouvent que pour le plaisir. C’est en partie grâce à lui que la grande fantasmagorie impériale s’est implantée dans le réel. Il fut un créateur de puissance parce qu’il a été un faiseur d’ordre. Il fut un de ces hommes qui rendent les victoires possibles. En ce sens, il est particulièrement à propos de le glorifier, car ce qui était vrai de son temps l’est devenu bien plus encore aujourd’hui : nous savons que la victoire est la fille de la prévoyance. Au moment terrible où les guerres commencent, le sort en est déjà plus qu’à demi décidé. Tandis qu’un immense bruit de paroles retentit autour de nous, ce qui fait principalement la puissance et la sûreté des États, ce sont quelques chambres silencieuses, où des hommes attentifs, persévérants, méthodiques, ne se lassent pas d’étudier, de prévoir et d’organiser, et domptent par avance, pour ainsi dire, l’incertitude de l’avenir. Sans doute de tels hommes se soucient peu de la renommée ; ils sont animés d’une passion trop pure pour chérir autre chose que leur pays et leur œuvre. Ils demandent uniquement qu’on leur laisse la liberté de servir. Mais c’est à nous qui savons combien ces services nous sont nécessaires qu’il convient d’honorer ceux qui nous les rendent. Aucun nom ne peut être mieux choisi. que celui de Daru pour susciter de pareils hommages, et si l’on se rappelle qu’à son application infatigable, à son intégrité scrupuleuse, il joignait encore une fermeté de caractère qui le rendait capable de défendre son opinion contre Napoléon lui-même, on trouvera qu’il avait toutes les qualités qui font les grands fonctionnaires. Je dirai même que Daru représente ici les fonctionnaires tout court. Car ce qui donne leur plein sens à des cérémonies comme celle-ci, c’est qu’on y honore à la fois, dans la personne d’un homme exceptionnel, des facultés qui ne sont qu’à lui et des qualités qui appartiennent à toute la hiérarchie qu’il nous représente. Ce qui fait la noblesse et la solidarité d’un grand corps de fonctionnaires comme celui que nous, saluons ici, c’est que, les talents y étant inégaux, les vertus y sont communes.
Cependant, Messieurs, si le Comte Daru, étant tout cela, n’était que cela, les orateurs que nous venons d’entendre l’auraient loué avec bien plus d’autorité que moi-même, et un homme de lettres aurait dû se borner à les écouter et à les applaudir. Mais Daru a un autre mérite que je veux signaler avec éclat. Cet homme écrasé de besogne, que Stendhal nous a peint paraissant à peine dans sa famille, avec des yeux rougis et brûlés par la fatigue, cet intendant, ce commissaire général, ce Directeur, ce Ministre, alors qu’il s’adonne à sa fonction avec tout le zèle imaginable, n’en reste cependant pas le prisonnier. Après avoir travaillé de toute sa force, il échappe à son travail par en haut; ce grand fonctionnaire s’achève en libre lettré. En 1793, commissaire ordonnateur à Caen, il profite de son séjour dans cette ville pour amasser les matériaux d’une histoire de la Bretagne. Emprisonné par la Terreur, il garde assez de sérénité pour faire des vers dans sa prison. En 1794, mis en surveillance à Orléans, il y compose un poème, la Cléopédie, sur les réputations littéraires. En 1799, ordonnateur en chef de l’armée d’Helvétie, et tout occupé à rendre possibles les victoires de Masséna, il n’en admire pas moins ces montagnes farouches qui opposent tant d’obstacle à ses convois et il écrit le Poème des Alpes. En 1800, après Marengo, envoyé par le Premier Consul à Venise, il y étudie pour son plaisir les archives de la République. En 1801, assidûment occupé à la réorganisation de la France, il publie cependant une traduction d’Horace. Sous la Restauration, pair de France, il fait paraître une histoire de Venise, une histoire de Bretagne, et il laisse en mourant un poème sur l’Astronomie. Certains de ces ouvrages se lisent encore avec fruit, mais, quel que soit l’intérêt qu’ils présentent, ils valent surtout comme les signes d’une activité libérale, ils nous montrent que cet homme qui a excellé dans sa fonction ne s’y est pas laissé enfermer. Après qu’il semble avoir épuisé ses forces dans son bureau, il en sort cependant pour entrer dans le bois sacré où chantent les Muses. Ainsi, quoiqu’il ait travaillé autant qu’aucun homme d’aujourd’hui, Daru échappe encore à l’esclavage moderne. C’est par là qu’il nous donne deux leçons à la fois, qui nous sont également précieuses ; d’une part, il nous est un insigne exemple de ces vertus professionnelles sans lesquelles il n’y a plus d’hommes dignes de ce nom ; d’autre part, il nous rappelle qu’un homme accompli, tour en s’acquittant ainsi de sa tâche, garde en lui quelque chose qui la dépasse et s’en délivre par moments, pour accéder à ce plan supérieur, à ce sublime étage des lettres où chacun de nous retrouve l’élite de l’humanité.