Inauguration du monument élevé à la mémoire d'Étienne-Jules Marey, à Paris

Le 3 juin 1914

Raymond POINCARÉ

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ
À LA MÉMOIRE D'ÉTIENNE-JULES MAREY

À PARIS

Le mercredi 3 juin 1914,

DISCOURS

M. RAYMOND POINCARÉ
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

 

 

MESSIEURS,

En acceptant votre aimable invitation, je n’ai pas voulu seulement apporter le témoignage de ma haute estime à l’homme éminent et illustre qui dirige votre Institut : j’ai voulu également payer mon tribut d’admiration aux savants français et étrangers qui composent votre association et rendre, en même temps, un pieux hommage à la mémoire d’un regretté physiologiste qui a donné son nom glorieux à cet établissement.

J’ai eu la bonne fortune de connaître personnellement M. Marey et je ne puis oublier que, fort peu de temps avant sa mort, il avait eu la gracieuseté d’exposer, sur ma demande, à l’assemblée générale d’une grande Société d’enseignement populaire, quelques-uns des résultats les plus saisissants de la méthode graphique dans les sciences expérimentales. Et je me rappelle encore l’émerveillement de l’auditoire qui, pressé dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, écoutait Marey expliquer en véritable artiste la mécanique de la vie, les lois de la danse antique et de la danse moderne, les mouvements des animaux : progression des poissons, allures du cheval, vol des oiseaux, et des insectes. Sa science se faisait accessible à ce public parisien. Il ne cherchait pas à tirer vanité, devant ses auditeurs, des grands services qu’il avait rendus à la physiologie et à la médecine ; on n’aurait pas cru, à l’entendre, qu’il fût l’auteur de tant de recherches intéressantes sur la circulation du sang, sur les mouvements respiratoires, sur les battements du cœur, ni que les deux procédés d’enregistrement des phénomènes physiologiques : chronostylographie et chronophotographie, lui dussent, l’un et l’autre, leurs principales améliorations. C’était un conférencier charmant, qui parlait avec esprit de la gymnastique et de l’aviation, ou qui célébrait avec émotion les ailes des pigeons et des libellules.

C’était cependant, avant tout, un observateur génial, qui a tiré parti de ses observations pour inventer, qui a créé des instruments d’une précision et d’une délicatesse remarquables et qui a établi des méthodes aujourd’hui classiques. Son meilleur titre de gloire sera peut-être d’avoir mis fin à l’anarchie expérimentale en fondant votre Institut.

Rien n’est assurément plus fatal au progrès des sciences que les malentendus sur les résultats des expériences faites. On croit avoir opéré dans des conditions identiques, mais on s’est servi d’instruments différents ; on aboutit à des conclusions opposées, et l’on n’a aucun moyen de s’entendre, parce qu’en réalité on ne raisonne pas sur les mêmes données, parce qu’on ne parle pas la même langue scientifique.

Quel avantage pour tous, si l’on arrivait à rendre comparables les indications des appareils inscripteurs et si les méthodes elles-mêmes et les mesures pouvaient devenir partout uniformes !

Telle est l’idée qu’a eue Marey : idée qui, comme la plupart des grandes idées, semble très simple après avoir été découverte, mais qui, tout de même, avant lui, n’était venue à l’esprit de personne.

Et cette idée, simple et grande, est, par excellence, comme l’a fait remarquer M. Charles Richet, une idée française. C’est la France qui a imaginé le système décimal ; c’est elle qui a songé à faire passer sous la règle de l’unité les mesures de poids et de longueur : c’est elle qui se plaît toujours aux catégories claires, aux lois universelles et aux ordonnances symétriques. Votre Institut, s’est approprié cette pensée française, qui a tout de suite exercé, dans le monde, sa force de séduction, et il a obtenu, pour la réaliser, le précieux concours de presque tous les États et de presque toutes les Académies et Sociétés savantes.

Aujourd’hui, dans cette maison, collaborent efficacement des physiologistes de tous pays, et nulle part la science ne poursuit, dans une plus parfaite harmonie des intelligences, son œuvre de paix et de progrès.

Le Gouvernement de la République ne peut que se féliciter d’avoir encouragé et facilité la fondation de votre établissement et il souhaite à l’Institut Marey une longue prospérité.