Inauguration du monument élevé à la mémoire de Sainte-Beuve, à Paris

Le 19 juin 1898

Gaston BOISSIER

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

INAUGURATION DU MONUMENT

ÉLEVÉ À LA MÉMOIRE DE SAINTE-BEUVE,

À PARIS

Le 19 juin 1898.

DISCOURS

DE

M. GASTON BOISSIER
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PROFESSEUR AU COLLÈGE DE FRANCE

 

 

MESSIEURS,

J’ai été pendant cinq ans suppléant de Sainte-Beuve au Collège de France, et je l’ai remplacé dans sa chaire. Permettez-moi de venir saluer sa mémoire au nom d’un établissement qui s’honore de l’avoir compté parmi ses maîtres.

Sa nomination causa d’abord quelque surprise ; on s’étonna de voir confier l’enseignement de la poésie latine à quelqu’un qui n’était ni professeur, ni latiniste de métier. C’est qu’on oubliait le caractère particulier du Collège de France, et qu’il est fait précisément pour tenter des essais de ce genre. Son rôle est d’empêcher que, dans nos écoles, sous le nom respectable de tradition, s’installe la routine, et il doit, à côté des enseignements anciens, faire une place aux nouveautés. Voilà ce qui explique qu’on y ait alors nommé Sainte-Beuve. C’était le moment où des gens de goût et de savoir rajeunissaient la critique littéraire et en faisaient une science nouvelle ; il parut bon d’appliquer aux littératures anciennes des méthodes qui réussissaient si bien aux littératures modernes. Et qui pouvait mieux y réussir que Sainte-Beuve ? On était sûr avec lui que les poètes latins, replacés dans leur milieu, étudiés dans les détails les plus obscurs de leur existence, dans les replis les plus profonds de leur âme, expliqués par des rapprochements ingénieux avec les écrivains de nos jours, arrachés à cette atmosphère vague que crée autour d’eux l’admiration banale de ceux qui les célèbrent par habitude et par profession, seraient éclairés d’une lumière vraie, et que toute cette antiquité reprendrait la vie.

Ai-je besoin de rappeler comment ces espérances furent déçues et ce qui empêcha Sainte-Beuve d’accomplir son œuvre ? La politique, qui ne peut se mêler des affaires de la littérature sans les compromettre, lui avait fait beaucoup d’ennemis ; ils étaient décidés à ne pas lui permettre d’occuper sa chaire, et lui, qui n’aimait pas la lutte, revint au plus vite dans son paisible cabinet d’étude, parmi ses vieux amis, les livres, qui le consolaient de tous les mécomptes. Il est vrai que, quelques années plus tard, la même jeunesse qui l’avait si mal accueilli au Collège de France, lui faisait un triomphe retentissant, au sortir du Luxembourg, où il avait défendu la libre pensée. C’était pourtant le même homme, qui n’avait renié aucune de ses opinions, et il n’y avait de changé que les circonstances. Il semble que ces brusques revirements, ces malentendus pénibles, ces démentis qu’après quelque temps nous nous donnons à nous-mêmes, devraient nous faire quelque honte et nous corriger enfin de ces violences déraisonnables. Comment se fait-il que la vertu qui nous manque le plus soit la tolérance, dont nous avons sans cesse le nom à la bouche ? Est-il possible qu’après tant d’expériences et de leçons nous n’ayons pas encore appris à respecter chez les autres la liberté des opinions que nous réclamons avec tant de passion pour nous-mêmes ?

Sainte-Beuve, brutalement chassé du domaine antique, ne cessa pas pourtant de s’occuper de l’antiquité. C’était son délassement et son plaisir de lire dans le texte Homère et l’Anthologie ; la littérature latine faisait ses délices. Il aimait à reconnaître ce qu’il devait à ces études de sa jeunesse dont il gardait un souvenir pieux. C’est la source où il avait puisé ce goût à la fois fin et large qui lui permit non seulement de pénétrer plus avant que personne dans les délicatesses des écrivains classiques, mais de comprendre la beauté des littératures étrangères. Aussi causait-il volontiers des auteurs anciens, auxquels il faisait honneur de l’éducation de son esprit. La dernière fois que je l’ai vu, quelques jours avant sa mort, il m’entretint d’Ovide, qu’il me reprochait de ne pas goûter tout à fait autant que lui. À mesure qu’il parlait, il oubliait ses souffrances et paraissait se ranimer. Son œil devenait plus vif, sa voix prenait plus d’éclat ; il semblait que le souvenir de ces poètes qu’il avait aimés lui rendait, pour un moment, la force et la vie.

C’était, Messieurs, un véritable homme de lettres, qui leur a consacré toute son existence, et qui, jusqu’à son dernier jour, n’a vraiment vécu que pour elles. Aussi personne n’était-il plus digne que lui de l’hommage qu’après longtemps elles lui rendent aujourd’hui.