Inauguration du monument élevé à la mémoire de Honoré d'Urfé, à Virieu-le-Grand

Le 20 septembre 1908

René BAZIN

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE DE HONORÉ D’URFÉ

A VIRIEU-LE-GRAND
Le Dimanche 20 septembre 1908.

DISCOURS

DE

M. RENÉ BAZIN
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

J’ai été prié d’accepter la présidence du comité d’Urfé, et, malgré mon peu de goût pour les présidences qui obligent aux discours, je n’ai pas refusé, parce que j’ai les meilleures raisons d’aimer le Bugey et d’y revenir, et parce que le personnage que nous célébrons aujourd’hui est un des grands-pères des romanciers français. Aïeul dont le nom n’est pas assez populaire, ni la place assez haute parmi nos prosateurs. Vous l’avez pensé. L’Académie en a jugé comme vous. N’ayant pu, dans le passé lointain, élire Honoré d’Urfé, pour la bonne raison que le marquis du Valromey était mort avant qu’elle fût fondée, elle a voulu s’associer à vos fêtes et faire faire, en son nom, l’éloge de l’écrivain, ce qui est une manière d’élection posthume qui ne portera ombrage à personne.

Quelle jolie idée, Messieurs, que celle de n’élever une statue à un homme qu’après trois siècles ! Comme elle justifierait, s’il en était besoin, la réputation des habitants du Bugey, qui passent pour avoir l’esprit fort avisé, pour méditer longuement et ne se décider qu’à coup sûr. Plus on a laissé le temps s’écouler, moins on a de chance de se tromper sur le héros, et plus on a de liberté pour parler de lui.

Votre Honoré d’Urfé est, en effet, un grand homme sûr de sa gloire. Il n’a pas toute celle, ni tout à fait celle qu’il mérite, mais telle qu’elle est, le temps ne l’a pas ruinée. Vous savez qu’il appartenait à une famille forézienne, l’une des plus catholiques de France, des plus magnifiques et des plus curieusement tourmentées de la passion d’écrire. Son frère aîné, depuis le berceau, faisait des vers, « tels et si gaillards, dit un vieil auteur, que Pierre de Ronsard, qui en a veu, en prise grandement la façon et l’ouvrier », et son frère le plus jeune, Antoine, à vingt et un ans, avait déjà publié deux ouvrages. Mais à cette époque troublée de la Ligue, les gentilshommes poètes étaient d’abord gentilshommes soldats. Honoré d’Urfé fut l’un et l’autre ligueur impénitent, protégeant sa province contre les bandes adverses, deux fois au moins emprisonné pour ce que nous appellerions délit d’opinions, et, en même temps, érudit, observateur des hommes, philosophe, auteur de poèmes sacrés et profanes, d’épîtres morales, et d’un roman interminable et interminé, qui lui valut dix-huit années de succès de librairie et l’assurance de demeurer dans la mémoire française. Deux portraits qu’on a de lui le représentent sous ces deux aspects, diffèrent, ici et là, par l’expression, par le poil et l’habit. Dans l’un, dont le sculpteur Paul Fournier s’est très heureusement inspiré, d’Urfé a ce jeune visage fier que vous voyez, des cheveux en boucles, une collerette de dentelles ; dans l’autre les cheveux sont ras et couronnés de lauriers, les traits amaigris font croire les yeux plus grands, et l’épaule est couverte d’une peau de lion symbolique.

J’aimerais assez vous parler du lion, c’est-à-dire du seigneur et du partisan. Mais je sortirais de la mission qui m’a été confiée, et puis, j’aurais peur, en le faisant, d’étonner plusieurs de ceux qui m’écoutent, et de les scandaliser. Même si j’entreprenais de louer d’Urfé, pour avoir affranchi ses vassaux, le jour où il fut nommé marquis du Valromey, je sens bien que mes éloges ressembleraient trop à cette honnête approbation qu’on doit à un propriétaire, quand il a fait à ses fermiers remise de fermages et de prestations. Il faut que je vous l’avoue : j’ai toujours eu une si haute idée du caractère de nos pères, de leur vigueur et de leur gaîté, que je ne puis croire qu’ils fussent, avant ces actes d’affranchissement, aussi misérables que certains le prétendent. Je me dis que l’histoire est contrefaite, si elle les représente comme des êtres de peu d’honneur, et que nous sommes tellement certains de ne pas connaître le bonheur sans mélange, que nous grossissons à plaisir le malheur du passé, afin de nous mieux féliciter de l’état du présent.

Je suis sûr, au contraire, de n’éveiller aucun scrupule en affirmant que d’Urfé n’est pas seulement une date dans la littérature française, comme on le dit toujours, le créateur d’un genre aujourd’hui démodé, mais un artiste dont la pensée et le style sont souvent dignes d’être étudiés. Son œuvre principale, personne ne l’ignore, fut un roman pastoral en cinq parties, dont chacune a douze livres. Et voyez comme il est difficile de comprendre entièrement les hommes qui nous ont précédés, comme il y a pour nous, dans plusieurs de leurs sentiments et de leurs goûts, de véritables mystères. Quand d’Urfé voulut choisir le nom de l’héroïne du roman, il s’arrêta à celui d’Astrée. C’était son droit. Mais savez-vous ce qui lui fit préférer Astrée à Perrine ou à Guillaumette ? C’est que, dit-il, « ce nom sonne je ne sais quoi de champêtre ». Vous en seriez-vous douté ? L’ouvrage commença donc de paraître sous ce titre : « Les douze livres d’Astrée, où par plusieurs histoires et sous personnes de bergers et d’autres, sont déduicts les divers effets de l’honneste amitié. » Les autres bergers ou druides ne portaient pas des noms moins champêtres : Céladon, le perfide Semyre, Ursace, Adamas, le grand Euric, Amérine. Ils représentent les diverses sortes d’amour, l’amour brutal et l’amour tendre, l’amour jeune et timide, l’amour chevaleresque, l’amour mystique, et, de leurs aventures autant que de leurs discours, il ressort une idée « d’honneste amitié », c’est-à-dire, entendez-le bien, de société polie, de civilisation où la femme est souveraine, où les hommes sont braves et courtois, le tableau enfin d’une paix lettrée dans la campagne indulgente. Qu’importe que la fable ne soit pas toujours nouvelle ? D’Urfé l’a rajeunie par la noblesse habituelle de l’idée et de la forme, par leur mélancolie, par un goût de la nature et une application à la peindre, qui annoncent que quelque chose de rude dans les mœurs va finir. Il a le sens de la tragédie, ses jugements sont d’un connaisseur d’hommes, et, de son Astrée, aussi bien que de l’œuvre de Montaigne et de celle de saint François de Sales, procédera la littérature psychologique du XVIIe siècle. Toutes les voies le tentent. Il essaye tous les rythmes. La prose ne lui suffit pas : il fait rimer ses bergers. Et c’est dire le moins important que de signaler chez lui des influences latines. Elles sont là, mais bien autre chose avec elles. Sa longue phrase a une élégance personnelle, et la musique en est française.

On se trompe, lorsqu’on parle de la préciosité d’Honoré d’Urfé, lorsqu’on le réduit à quelques-uns de ses bergers, sans ajouter qu’il eut un autre ton, et qu’il écrivit aussi des pages pleines de réalisme et de vigueur. On en trouvait clans Astrée ; on en trouve surtout dans les Épistres morales. Laissez-moi, pour l’honneur du seigneur de Virieu, vous citer le passage où il raconte sa dernière visite à son ami le duc de Nemours : « Lorsque j’attendays quelque nouvelle de sa santé, ne voilà pas un de mes amis, qui m’avertit qu’on ne lui espéroit vie. Quel tressant fut le mien ! et quel le déplaisir qui m’en demeura ! Juge-le, si jamais ce que tu as aimé a esté en telle extrémité. Je monte à cheval, et ne prends de repos que je ne sois près de luy. Je le trouvai tellement abattu de la perte du sang qu’on ne pouvoit luy estancher, qu’il n’avoit presque la force de lever les bras... Il avoit les yeux haves et enfoncez, les os des joues eslevez : de sorte que la mâchoire ou dessous, couverte seulement d’un peu de peau, semblait s’estre retirée et abattue, car ses mouvements estoient si apparents, qu’il semblait qu’elle ne tint plus qu’à quelques nerfs... Mais sa main, qui autrefois avoit emporté le prix sur les plus belles, n’estoit du tout point cognoissable ; car sa jauneur, sa maigreur, ses rides, ses os eslevez et grossis, ses doigts qu’à peine pouvoit-il joindre, et joints tenir droits, la rendoyent si dissemblable de ce qu’elle souloit être, qu’il n’y avoit personne qui ne s’étonnât de ce changement... Sans mentir, quand je vis ce schelette, les larmes aux yeux donnèrent témoignage de mon peu de force. » Messieurs, l’homme qui a écrit cette page était un grand cœur et un maître très sûr de son art.

Ses contemporains et ses successeurs immédiats ne s’y trompèrent pas. Boileau et La Fontaine, parmi tant d’autres, tenaient l’Astrée en singulière estime. Deux juges comme ceux-là, quand ils votent ensemble, font un arrêt sans appel. On peut seulement commenter la sentence, et c’est ce qu’a fait Brunetière, qui l’adopte et qui dit : « Il ressort de l’ensemble du livre une impression de charme et d’apaisement sans analogue jusqu’alors dans la littérature, qui explique sa fortune, l’une des plus prodigieuses qu’il y ait dans l’histoire littéraire, et sa longue influence. »

Oui, le succès fut prodigieux. Toute l’Europe s’en émut et pendant des années. Céladon passa législateur et conseiller pour tous les cas. On l’admirait, on le méditait, on le copiait, on s’efforçait d’avoir, dans la vie privée et dans la vie publique, les façons des bergers du Lignon.

On ne lit plus d’Urfé, mais il a servi ; il a eu son influence, heureuse en somme, sur les mœurs, sur le goût des arts, sur la langue qui assouplit, sur les jardins eux-mêmes qui devinrent des bosquets. Par là il vit encore. Le meilleur de sa gloire est moins dans les livres qui parlent de lui que dans les choses qui portent l’empreinte à demi effacée de sa chevalière d’or. Et je me demande si cette sorte de gloire n’est pas supérieure à bien d’autres. Il ne faut pas plaindre d’Urfé : il est encore obscurément au service du pays.

J’ajouterai que ce grand ancien des romanciers de France ne fut pas aussi différent de nous qu’on le suppose, et que, par plusieurs traits de sa vie, il ressemble, au contraire, à nos contemporains.

Il fut d’abord grand voyageur, vivant à la cour, à la ville, à la campagne, à l’étranger, habitant à Châteaumorand, à Virieu, à Senoil, à Chambéry, aussi bien qu’à Paris, où il vécut deux années, rue de Béthisy, sur la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, ou à Rome, à Venise, à Turin.

Il eut soin de peindre, dans l’Astrée, certains person­nages de son temps, ou de laisser croire qu’il l’avait fait. Nous avons vu cela plus d’une fois.

Il ne mit pas non plus tous ses préceptes en pratique, et en cela il a eu des imitateurs. Avant beaucoup célébré l’amour des bergers jeunes pour des bergères sans dot, il épousa, vers l’âge de trente-trois ans, Diane de Châteaumorand, qui approchait de la quarantaine, qui avait été belle, mais qui avait de grands biens.

Il connut la demande d’autographe. Il connut également l’interview. On peut même assurer qu’il fut un maître dans l’art de recevoir les curieux et de les laisser partir bredouilles, fleuris et ravis, à en juger par un trait que l’avocat Patru nous a conservé. Patru, tout jeune, s’en allait faire son premier voyage en Italie. Il s’arrêta, aux environs de Turin, pour voir le vieil et glorieux seigneur d’Urfé, qui n’avait renoncé ni aux armes, ni aux lettres, et qui, prêt à monter à cheval « en la guerre de Piémont », composait ses paraphrases des psaumes et tachait d’achever son Astrée. Pendant trois semaines, Patru conversa avec lui, l’interrogea, le pressa. Il pouvait réciter par cœur les trois volumes de l’Astrée. Mais il aurait voulu connaître tous les secrets de ce roman à clefs. « Je me servais de ces petites lumières, dit-il, pour faire parler notre illustre. Tantôt je lui demandais s’il était vrai qu’il fût Céladon, que le grand Euric fût Henry le Grand, et ainsi des autres personnages de ma connaissance. Il me répondait toujours que c’était bien peu que dix-neuf ans, pour me confier tant de secrets d’une si haute importance... Tous ces refus ne purent me rebuter ; je revenais toujours à mon point. Enfin, un après-dîner que je le pressais avec toute la chaleur que vous pouvez imaginer : « Je vous promets, me dit-il, qu’à votre retour, je vous donnerai tout ce que vous souhaitez. — Et toutefois, répondis-je, je n’aurai alors que vingt ans. — Cela est vrai, reprit-il en m’embrassant ; mais avec les lumières et les inclinations que vous avez, ce n’est pas peu qu’une année de l’air d’Italie. »

Ah ! Messieurs, que d’expérience dans cet ajournement, que de bonne grâce dans cette réponse, quelle tendresse d’esprit dans l’éloge de « l’air d’Italie » ! La fin de l’anecdote, vous la devinez ou vous la savez. Patru revint de son voyage, et il pensait connaître le secret ; mais Honoré d’Urfé, plus heureux que son frère Jacques, qui vécut cent seize ans, venait de mourir, en pleine gloire d’écrivain et au lendemain d’un combat.

Messieurs, Honoré d’Urfé ne décrit pas le Bugey ; mais il s’y rattache étroitement par son titre de baron de Virieu, et par les fréquents séjours qu’il y fit. L’Astrée ne fut pas entièrement composée à Virieu ; mais d’après les recherches d’un de nos plus récents et plus érudits historiens de d’Urfé, le chanoine Reure, il paraît très probable que la troisième et la quatrième partie du célèbre roman furent décrites ici, devant le paysage qui n’a pas dû changer.

Vous aviez donc le droit de revendiquer d’Urfé comme un des vôtres et de le célébrer. Vous avez bien fait d’en user. Il fit rêver beaucoup d’hommes et, d’autre chose que d’argent. Il eut un culte de l’honneur qui ne fut pas seulement verbal, mais appuyé d’action. Il fut non pas le créateur, mais l’un des ouvriers finisseurs de la politesse et de l’urbanité de la nation. Il sut, ce qu’étaient le courage, l’humanité, l’amitié, la fidélité. Et c’est pourquoi vous garderez fièrement l’image de ce bel écrivain, qui eut le cœur très noble, et fut un des bons fils de la France.