Inauguration de la statue de J.-B. Dumas, à Alais

Le 21 octobre 1889

Louis PASTEUR

INAUGURATION DE LA STATUE DE J.-B. DUMAS

À ALAIS

Le lundi 21 octobre 1889.

DISCOURS

DE

M. PASTEUR

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRÉSIDENT DU COMITÉ JEAN-BAPTISTE DUMAS.

 

 

MESSIEURS,

La France a eu, depuis dix-neuf ans, un sentiment de gratitude infinie pour ceux qui l’ont consolée et relevée.

Que ce fût un vieillard qui, après avoir accompli sa destinée glorieuse, descendît dans la tombe, ou que ce fût un homme frappé en pleine force emportant avec lui nos regrets et nos espoirs lointains, tous également aimés et pleurés ont reçu à leur mort l’hommage d’une douleur publique. Ces pieuses funérailles n’ont pas suffi à la reconnaissance d’un peuple. Les noms acclamés qui représentaient ou l’intelligence ou le courage ou la bonté — parfois tout cela ensemble — on a voulu qu’ils fussent impérissables. Alors, dans la plupart des villes, des statues se sont dressées. Tout un groupe de morts est ainsi debout au milieu des vivants.

Peu d’hommes ont autant mérité que J.-B. Dumas les honneurs d’un long souvenir. Peu d’existences ont été aussi noblement utiles. Tant de beaux travaux, tant de découvertes fécondes, tant de services rendus vous seront rappelés tout à l’heure. Je ne veux et je ne puis en ce moment que vous adresser quelques mots, moins comme le président de votre comité que comme le disciple et l’ami de celui qui revit devant nous dans son éloquente et sereine attitude. C’est bien là, non seulement le professeur incomparable que nous avons connu, mais l’homme apte à toutes les tâches et dominant toutes les fonctions.

Parmi les hommes supérieurs, il en est qui, s’isolant dans leurs études, ont pour le tumulte des idées une pitié dédaigneuse ou une indulgente ironie. Ne s’inquiétant pas de l’opinion générale, — que dans leur esprit trop délicat ils confondent volontiers avec l’opinion du vulgaire, — ils ne visent qu’à exercer une influence directe sur un cercle de privilégiés. Si cette élite leur échappait, ils trouveraient encore dans l’activité et le spectacle de leur propre intelligence un intérêt vif et prolongé.

D’autres, emportés au contraire par le besoin de faire triompher leurs idées, se jettent dans les batailles de la vie publique.

Il est enfin un petit nombre d’hommes aussi bien faits pour le travail silencieux que pour les débats des grandes Assemblées. En dehors des études personnelles qui leur assurent dans la postérité une place à part, ils ont l’esprit attentif à toutes les idées générales et le cœur ouvert à tous les sentiments généreux. Ces hommes-là sont les esprits tutélaires d’une nation.

M. Dumas en fut, dès sa jeunesse, un type souverain. S’agissait-il d’une grande école à fonder comme l’École Centrale, ou d’un inventeur à encourager comme Daguerre, par exemple, plus que méconnu dans les premiers temps, M. Dumas était toujours là. Ses avis, pleins d’une douce gravité, pesaient comme des oracles. Outre cette pénétration immédiate qui lui faisait démêler en toute idée neuve ce qui était praticable et durable, il avait pour chaque personne et dans chaque cas particulier le don de conseil. Aussi, entreprendre un travail qu’il n’eût pas approuvé nous eût semblé, à nous ses élèves, une tentative téméraire et comme un manque de respect.

Pour moi, Messieurs, je puis dire que pendant quarante ans je n’ai cessé de travailler en ayant devant l’esprit cette figure vénérée dont un mot encourageant d’abord, puis mieux, puis plus que je n’osais espérer, étaient une récompense et un honneur qui dépassaient tous les autres. Son enseignement avait ébloui ma jeunesse ; j’ai été le disciple des enthousiasmes qu’il m’avait inspirés. Son autorité, son pouvoir d’âme étaient si grands que, quand il me demanda, en 1865, le plus dur des sacrifices, celui d’interrompre mes recherches sur les fermentations pour venir dans votre pays étudier, sans que rien m’y eût préparé, le fléau qui ruinait la sériciculture, je lui répondis ce simple mot : « Disposez de moi. — Ah ! me dit-il alors, avec une intonation où éclatait tout son cœur d’enfant d’Alais, ah ! partez ! La misère dépasse tout ce que vous pouvez imaginer ! »

Ce qu’il me fallut d’efforts durant cinq années pour triompher de cette maladie des vers à soie qui désolait vos magnaneries, je n’ai pas à le rappeler. Mais dans l’expression de votre reconnaissance dont je suis si profondément touché, n’oubliez pas la part d’initiative qui revient à M. Dumas.

Je vous remercie, Messieurs, de m’avoir permis de dire une fois de plus, en m’appelant au milieu de vous, le culte que je garde à ce grand homme de science et de bien.