Inauguration de la statue de Chateaubriand, à Saint-Malo

Le 5 septembre 1875

Paul de NOAILLES

DISCOURS

DE

M. LE DUC DE NOAILLES

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

PRONONCÉ

À L’INAUGURATION DE LA STATUE

DE CHATEAUBRIAND

À SAINT-MALO

Le 5 septembre 1875.

 

MESSIEURS.

C’est en ma qualité de successeur de M. de Chateaubriand à l’Académie française que j’ai le privilége d’être invité à la cérémonie auguste à laquelle nous assistons. À ce titre honorable et cher je demande la permission d’ajouter un mot aux paroles éloquentes que l’Académie elle-même vient d’adresser à la ville de Saint-Malo par l’organe de son honorable directeur.

Comment d’ailleurs, empressé de répondre à cet appel pénétré de mes souvenirs personnels, comment rester en présence de cette tombe qui, sur son rocher, sera saluée par les navigateurs du monde entier qui passent, et de ce monument qui perpétuera le sentiment d’admiration qui l’a élevé ?

Ne dois-je point enfin l’honneur auquel vous m’avez appelé, Messieurs, à l’ancienne amitié qu’avait pour moi celui qui est l’objet de votre hommage, peut-être aussi au désir de voir ici, pour célébrer sa mémoire, un représentant de l’opinion politique qu’il a professée avec tant d’éclat ?

Certes, on peut dire que personne plus que Chateaubriand n’a mérité une statue. Un simple coup d’œil jeté sur sa carrière montre en lui, non-seulement le grand chef littéraire de notre siècle, mais le grand auteur politique qui a tant influé sur ses destinées.

On a vu, en effet, une triple gloire, une triple couronne se poser sur sa tête, au moment où, après la révolution, une si grande place fut prise dans notre histoire par ces trois événements : le rétablissement de la religion, la renaissance des lettres, la restauration de la monarchie. Vous avez nommé, Messieurs, et l’on vous signalait tout à l’heure le Génie du Christianisme, les Martyrs, et les nombreux écrits politiques à la tête desquels brillent l’écrit intitulé : De Bonaparte et des Bourbons, et celui de la Monarchie selon la charte. Ce furent deux événements.

Quel auteur a jamais vu son nom et l’influence de son talent mêlés à des événements si considérables ?

Après les sombres et affreux malheurs où la révolution, détournée de sa première et, véritable voie, avait plongé la France, et où la religion persécutée semblait éteinte, on vit, quand reparut l’aurore de jours meilleurs, l’effet et la puissance de sa parole, l’enthousiasme et l’entraînement et le Génie du Christianisme reconquérir les âmes par les beautés de la religion méconnues.

Après les froides spéculations d’esprit du dix-huitième siècle et la stérilité littéraire dans laquelle il finit son cours, Chateaubriand réveilla la France, lui fit connaître un style nouveau, et, s’adressant aux imaginations et aux cœurs, lui révéla le prestige des images, l’éblouit par l’éclat de la pensée, et rajeunit les formes de la littérature ; on sentit qu’une vie nouvelle était là.

Après l’empire et sa chute, après ces grandes années où liberté s’était perdue dans la gloire, comme sous la réelle s’était perdue dans le crime, à l’époque où, malgré toutes nos victoires, le sol français tremblait sous les pas de l’étranger, Chateaubriand prit la plume, et, comme on l’a dit alors, sa brochure valut une armée.

Il rappela avec une éloquence passionnée la grande Maison de France aux Français ; puis le trône antique à peine relevé, il en révéla le caractère nouveau dans cette œuvre mémorable intitulée : la Monarchie selon la charte, où il enseigna le vrai gouvernement représentatif, où son style se transforma, et plaça l’auteur au premier rang dans l’éloquence politique.

Si je cite les deux écrits que je viens de nommer parmi les compositions si nombreuses et si fortes qui sont sorties de sa plume sur tant de graves questions, c’est qu’ils contiennent ce que l’on peut appeler ses deux articles de foi politique qui gouvernèrent toute sa vie.

Il se montra aussi fécond et supérieur dans la précision de la langue des affaires, qu’il avait été harmonieux et éclatant dans le langage poétique de ses autres ouvrages.

On irait loin, Messieurs, sur ce sujet en traçant la vie de cet homme illustre, en étudiant ses œuvres immortelles, en peignant son caractère comme son génie, sa physionomie comme ses qualités, et l’histoire de notre pays confondue dans la sienne. Que de richesses s’il fallait tout exposer ! Quelle mine inépuisable s’il fallait puiser dans de si nombreux volumes ! Que de temps il faudrait pour peindre Chateaubriand tout entier !

D’ailleurs je suis venu en simple pèlerin à cette fête pour payer ma dette personnelle à la mémoire de votre compatriote illustre, pour unir mes hommages aux vôtres et à ceux qui sont rendus de toutes parts à cette grande et belle figure désormais historique, à celui qui fut aussi remarquable par la variété de son talent littéraire que par l’unité de sa carrière politique.

Mais, Messieurs, je m’arrête. Si je me laissais entraîner, vous le pardonneriez à mon amitié et à mes souvenirs.

Adieu, grand écrivain ! Que la ville de Saint-Malo reste fière de ta naissance et de ta statue ! Qu’elle soit de nouveau remerciée d’avoir senti ce que tu valais, et qu’elle jouisse de la part que la France entière prend à cette journée solennelle.

Pour nous qui t’aimions, nous pensions comme toi. Si notre âge a pu nous permettre de lutter encore à tes côtés, il fait de nous aujourd’hui ton survivant attristé. Pour la France tu resteras son histoire parlante si sa transformation selon tes vœux a échoué, tu n’en seras pas moins une de ses gloires immortelles.