Inauguration de la statue d'Alfred de Musset, à Paris

Le 23 février 1906

François COPPÉE

INAUGURATION DE LA STATUE D’ALFRED DE MUSSET

À PARIS
Le Vendredi 23 février 1906

DISCOURS

DL

M. FRANÇOIS COPPÉE
MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

L’histoire littéraire du siècle qui vient de s’écouler n’a peut-être pas son égale au point de vue de la poésie lyrique, et, dans ce siècle, trois noms, radieux de prestige, surgissent devant nous : Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Musset. L’Académie française, au nom de qui je salue ce monument, éprouve une légitime fierté d’avoir compté, parmi ses membres, ces trois grands poètes.

Nous n’avons pas, sous la coupole, la prétention d’être infaillibles. On a pu nous reprocher, avec raison, quelques coupables oublis. Mais, puisqu’une plaisanterie, qui n’est pas neuve, nous donne parfois le nom d’immortels, on nous permettra de rappeler que nos prédécesseurs ont accueilli avec enthousiasme ces trois hommes dont l’œuvre et le nom ne périront pas.

Si l’Académie eut le bon goût de décerner à Musset, comme à Lamartine et à Victor Hugo, l’immortalité viagère dont elle dispose, ne pourrait-on pas s’étonner que le grand poète, l’illustre Parisien ait attendu, pendant un demi-siècle, l’honneur d’avoir son image érigée sur une des places de sa ville natale ? Cependant, ne regrettons pas ce délai. Souvenons-nous, au contraire, que l’épreuve du temps est excellente pour toutes les renommées. Devant, tant de statues et tant de bustes, nous prévoyons que le passant de l’avenir se demandera plus d’une fois : — « Quel est celui-ci ? Qu’a-t-il fait ? Je ne connaissais pas son nom. » Comme des métaux précieux sont mêlés à l’airain de Corinthe, il y a, dans le marbre de ce beau groupe, de la gloire, de la vraie gloire. Nous sommes donc sans inquiétude sur la durée de ce monument triomphal ; il est solide.

Les trois poètes qui dominent le siècle dernier sont tous ardemment et pieusement admirés. Mais, pour Musset, il s’ajoute à ce sentiment une singulière tendresse. Vers leur vingtième année, ceux de ma génération ont su par cœur tous ses vers, et il demeure, je crois bien, l’un des très rares chez qui la jeunesse puisse reconnaître les ivresses et les souffrances de ses passions. Car il reste jeune entre les jeunes, car ses vers semblent écrits d’hier, grâce à cette vertu suprême, la sincérité, et ses poèmes sont des cris naturellement harmonieux de folle joie ou de douleur déchirante, et ils éveillent toujours au fond de nous un vibrant écho.

Voyez-le à ses débuts, lors des Contes d’Espagne et d’Italie, se lancer éperdument à travers la vie, brûlé de tous les désirs, avide de toutes les émotions. Il y a en lui du Chérubin de Beaumarchais. Mais le gentil page est un poète merveilleusement doué, l’adolescent a déjà du génie. Comme il est charmant, quand il se présente,

Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur,

dans un bourdonnement de sérénade, dans la féerie d’un clair de lune shakespearien, entouré par le groupe voluptueux de ses Andalouses, de ses Belcolores et de ses Namounas. Oui, par-ci, par-là, dans ses premières œuvres, on trouve bien un peu de cynisme et de mauvais goût, d’ailleurs affectés, par-mode romantique, par bravade et impertinence de dandy. Mais que d’ardeur, que de fantaisie, que de grâce, que d’élégance ! Quelle prodigalité d’imagination, de poésie ! Tout cela fourmille d’inventions délicieuses, de jolis vers et de très beaux vers. Une prairie au mois de mai est moins criblée de fleurs des champs.

Hélas ! un furieux orage, celui des passions, va ravager ce splendide printemps. Musset part pour Venise, qu’il a chantée sans la connaître, comme tous les rimeurs du Cénacle, pour Venise où l’attendent le drame d’un amour trahi, la jalousie et toutes ses angoisses, tous ses délires, tous ses tourments. Il en revient, vieux avant l’âge, écrasé par le poids de ses chagrins, brisé par son supplice. Un écrivain d’élite, injustement oublié aujourd’hui, Barbey d’Aurevilly, a tracé, d’un mot pittoresque, l’image du Musset d’alors : « C’est un lilas foudroyé. » Mais si le malheur de l’homme excite notre pitié, ne plaignons pas le poète. La souffrance est la rançon du génie. Jusqu’alors, l’inspiration d’Alfred de Musset était faite surtout de charme et de jeunesse, il atteindra désormais le sublime, et les sanglots que lui arrache sa torture retentiront dans tous les cœurs jusqu’à la plus lointaine postérité.

Les chants désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

Quel subit élargissement d’horizon ! Le voilà, le grand Musset, le Musset des Nuits et du Souvenir ! C’est une âme mise à nu. C’est une confession publique et faite à voix haute. Désormais, plus d’affectation, plus de manière, plus de rythmes singuliers. — je dirais même — presque plus d’art. La poésie jaillit maintenant de son cœur, violemment et toute chaude, comme le sang d’une blessure. D’abord, ce sont des cris de passion, sans pareils dans aucune langue. Il se révolte, il se lamente, il lance des malédictions. Mais la haine ne peut durer dans le cœur généreux du poète. Bientôt il accepte la leçon de la douleur qui a grandi et purifié sa pensée. Il se calme sous le baiser consolant de la Muse. Il se réfugie dans la nature et se baigne dans son immortelle fraîcheur. Enfin apaisé, il condamne son désespoir égoïste, il regarde autour de lui, il trouve des larmes pour les souffrances des autres. Il pleure la Malibran, brûlée par le feu intérieur de son âme d’artiste, et il venge, en quelques couplets enflammés, une insulte jetée à sa patrie.

D’ailleurs, les plus hautes préoccupations le hantent, à présent. Dans sa lettre à Lamartine, il adopte le Dieu du grand poète et songe à la vie éternelle. Comme tout homme qui pense, il est tourmenté par l’infini. Il veut guérir de la maladie du doute, interroge tous les philosophes et conclut dans un magnifique élan d’espérance et de foi :

— Ah ! pauvres insensés, misérables cervelles,
Qui, de tant de façons, avez tout expliqué,
Pour aller jusqu’aux cieux, il vous fallait des ailes
Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.

Venez, rhéteurs païens, maîtres de la Science.
Chrétiens des temps passés et rêveurs d’aujourd’hui.
Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance !
Pour que Dieu nous réponde, adressons-nous à lui.

Combien il est doux de nous arrêter à ces belles heures, où Musset, en pleine possession de lui-même, écartant le spectre de la débauche et repoussant la coupe empoisonnée qui lui offre l’oubli de ses maux, s’élève vers les sphères les plus hautes et les plus sereines de la pensée ! Ici, comme il est bien nôtre, bien de notre race, de la vieille France des aïeux, croyante et guerrière ! Comme nous sommes heureux d’être certains que ce grand poète ne fut pas un impie et qu’il aima son pays comme il faut l’aimer, c’est-à-dire plus et mieux que tous les autres, d’un amour ardent, profond, instinctif, filial !

Oui, certes, il est bien Français. Par son style d’abord, ce style exquis, parfaitement simple et naturel, et qui semble facile, mais qui est dû, en réalité, à un art si délicat ou, pour mieux dire, à un don si mystérieux que, comme celui de notre La Fontaine, il décourage les imitateurs. Français, Alfred de Musset l’est encore par la nature même de toutes ses inspirations, car, seul peut-être parmi les grands lyriques, il garde la clarté de l’esprit et le besoin de la vérité même dans ses plus audacieuses envolées, dans ses plus sublimes essors.

Musset est un Français et il est un Parisien. En effet, nul plus que lui ne possède le secret de la légère plaisanterie et du gracieux badinage, et bon reconnaît, dans beaucoup de ses pages, le sourire de l’Athènes moderne.

Grand et bien-aimé poète, tu as déjà pris place parmi les classiques de notre langue et ta gloire est impérissable. Reçois les hommages de notre admiration attendrie. Ceux qui t’aiment allaient naguère en pèlerinage, sur la lointaine colline du Père-Lachaise, pour rêver devant le saule échevelé qui ombrage ton aristocratique et douce effigie. Désormais, tous aussi bien tes compatriotes que les étrangers, pourront, chaque jour, voir ta statue dressée au cœur de ce Paris qui t’a vu naître et qui est lui-même le cœur de la France. Par ma faible voix, la Patrie te dit sa reconnaissance ; car c’est grâce à la foule de chefs-d’œuvre, où les tiens sont au premier rang, qu’elle reste toujours, malgré tant d’épreuves cruelles, la reine de l’Art et de la Poésie dans le monde entier.