Inauguration de la maison de Pétrarque, à Vaucluse

Le 7 octobre 1928

Pierre de NOLHAC

INAUGURATION DE LA MAISON DE PÉTRARQUE

A VAUCLUSE
Le dimanche 7 octobre 1928

DISCOURS

DE

M. PIERRE DE NOLHAC

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

 

MESDAMES,
MESSIEURS,

C’est une singulière réunion que celle d’aujourd’hui, et déjà par la diversité des esprits qui s’y rencontrent. Délégués de plusieurs nations, représentants de plusieurs langages, écrivains et savants, diplomates et universitaires, hommes d’action ou faiseurs de rêves, femmes émues par une belle légende d’amour, vieillards qui retrouvent, au miroir de cette fontaine l’image de leur jeunesse, jeunes qui cherchent dans ces ravins les traces d’un maître de gloire, — un lien idéal fait l’unité de toutes ces âmes, l’admiration commune pour le poète qui vécut ici et planta dans ce jardin les lauriers qui s’y renouvellent depuis six cents ans.

Quel site eût offert à notre assemblée un décor plus beau ? Oublions les bâtisses industrielles qui nous affligent ; jetons les yeux du côté où rien n’a changé du paysage dont Pétrarque a goûté la sauvage grandeur ; voyons s’ouvrir cette gorge étrange où l’éclatante végétation méridionale foisonne sous des roches arides, où les sources amassées dans le mystère des montagnes jettent brusquement au soleil une puissante rivière ; regardons fuir, au pied du rocher qui abrita la maison du poète, le flot clair et rapide qu’il a tant de fois chanté et dont il aimait à suivre le cours dans les campagnes voisines. Rappelons-nous enfin quelle profonde solitude régnait dans la Vallée Close, quand deux frères encore jeunes, lassés des plaisirs et des vanités de la ville pontificale, vinrent demander le recueillement à ces lieux sublimes.

Ils se souvenaient d’en avoir déjà subi le charme dans leur enfance, alors qu’étant écoliers à Carpentras, ils y étaient venus à cheval pour la première fois. Ce séjour leur semblait d’un choix incomparable pour assurer leur liberté ; et, si Pétrarque n’y trouva pas la paix intérieure, que son frère Gérard devait rencontrer bientôt à la chartreuse de Montrieux, c’est qu’il portait dans ce désert toutes les agitations, toutes les fièvres d’une âme violente, une des plus tourmentées qui furent jamais.

De tant de luttes qui le dévorèrent, celles des sens et celles de la pensée, nous sommes habitués à ne retenir que l’amour pour Laure, les désirs, les anxiétés et les poétiques enchantements d’une peine sans remède. C’est assurément une des plus belles histoires humaines, et qui gardera son prestige, tant qu’il y aura des cœurs en qui résonneront l’écho de la passion et du sacrifice.

Mais de combien d’autres passions brûla ici cette âme ardente ! Elle s’enflamma pour une patrie lointaine, dont il retrouvait dans les livres des anciens les titres d’honneur et pour laquelle il rêvait un avenir digne du passé romain. Les amis italiens qui assistent à notre fête nous diraient quel précurseur et quel prophète fut Pétrarque pour la grande nation qui a réalisé cinq siècles après lui la résurrection qu’il avait pressentie le premier. À l’Italie du trecento, morcelée, déchirée par les rivalités des princes, proie facile à l’étranger, il a su rappeler éloquemment ses devoirs et ses droits. Avec quelle tendresse filiale il a souhaité pour elle la concorde de ses enfants ! Comme il a pansé ses plaies, exalté son orgueil, recréé dans une élite le sentiment de son unité, jusqu’au jour où, ne pouvant plus vivre loin d’elle, il s’est arraché à sa chère Vaucluse pour aller finir ses jours sous un ciel semblable à celui-ci, mais à ses yeux plus beau encore, puisqu’il était celui de la patrie !

Évoquons une autre passion, celle des livres et de l’Antiquité. Oubliés, dédaignés, ou mal entendus par l’âge médiéval, qui trouvait sa grandeur en soi-même, les vieux écrivains de Rome, dont l’âge nouveau devait faire la nourriture des esprits, se sont retrouvés pour la première fois, réunis, compris et aimés dans le coin de terre française où nous sommes. Ils venaient de l’Europe entière, où Pétrarque les faisait rechercher par ses amis, et chaque nouvel arrivant était salué avec un cri de joie. Cicéron, Pline, Tite-Live, Sénèque, Horace., Térence, et son cher Virgile, que Dante lui-même avait si mal connu, lui révélaient un monde de pensées neuves et l’art parfait de les exprimer. Ce furent les bons compagnons de sa solitude, et cette conversation muette et fervente ne le lassa jamais. Par l’étude parallèle de saint Augustin et des Pères de l’Église, qui ne lui étaient pas moins familiers, il maintenait le contact entre les deux antiquités et créait en lui ce type complet de l’humaniste chrétien, qui ne veut rien laisser perdre des trésors spirituels de notre race.

Vous savez quels efforts il fit pour pénétrer plus tard dans le monde grec, que lui interdisait l’ignorance de la langue, de quel respect il entoura un manuscrit de Platon, illisible encore pour ses contemporains, et comment il se procura à grand peine, avec son ami Boccace, un essai de traduction complète d’Homère.

C’est le souvenir de l’amour de Pétrarque pour les Anciens et de sa merveilleuse propagande que rappelle la seconde partie de l’inscription de Vaucluse ([1]) ; il recommande à jamais sa mémoire à quiconque sait l’importance des chemins où s’est engagée après lui l’intelligence humaine.

Que dire à présent de ce trait essentiel du caractère de Pétrarque, la poursuite inassouvie de la gloire ! L’idée de la gloire, telle que la comprennent ses maîtres anciens, s’empare de son esprit dès qu’il abandonne les glorioles de la jeunesse et les succès mondains d’Avignon. Il rêve d’écrire, dans la langue de ses modèles romains, des œuvres de vers et de prose qui pourront les égaler et assurer à son nom la même immortalité. De là, cette production immense du philosophe, de l’historien, du polémiste, qui a rempli son siècle d’un éclat éphémère, et qui, après avoir illuminé la première Renaissance, est aujourd’hui éteinte sur notre horizon.

Les beautés de détail, certes, n’y manquent point et valent d’y être cherchées ; elles justifient la tradition de curiosité que maintiennent en tous pays les « amis de Pétrarque ». Le plus fidèle d’entre eux, le mieux instruit, le plus enthousiaste, notre cher et regretté Henry Cochin, de qui l’on attendait sur le sujet un livre que lui seul pouvait écrire, devrait être parmi nous aujourd’hui, pour nous dire quelles joies et quelles récompenses procurent à une vie studieuse l’intimité complète de Pétrarque.

Si le temps a déjoué les prévisions du premier humaniste, si l’on ne lit plus ses œuvres tant caressées, presque toutes commencées aux bords de la Sorgue, sur les papiers qu’il portait dans ses promenades pour perfectionner ses périodes latines, si l’Africa et le De Viris illustribus ne sont plus qu’un régal austère d’érudits, si l’ingratitude de l’esprit moderne omet parfois de rendre justice au grand initiateur, Pétrarque vit pourtant, immortel et toujours aimé.

Il vit par ce petit livre, qu’il laissa sans titre, ou qu’il nomma simplement, dans sa dernière rédaction, « fragments en langue vulgaire », mais qu’il ne cessa de polir et de réviser jusqu’aux derniers jours. Il vit par celle de ses œuvres qu’il estimait le moins et réservait aux femmes et aux jeunes gens, par ce recueil d’amour qui déroule, dans une alternance de lumière et dé mystère, un récit d’un pathétique toujours croissant, qui se poursuit même après la mort de la très-aimée et dont les Triomphes nous offrent l’épisode suprême dans la rencontre radieuse d’une Laure béatifiée.

L’art de ces poèmes est d’une perfection sans égale. Pétrarque a fixé à jamais en nos mémoires ses analyses de sentiments, qu’ont recueillies de lui tant de poètes, et de nos plus grands, de Ronsard à Mistral, et ces tableaux pleins de vie où le lyrisme de l’amoureux mêle toute la nature à ses émois. Rappelez-vous les « claires, fraîches et douces eaux », celles même qui coulent sous nos yeux, où le poète a vu se baigner sa dame et ses compagnes, les gazons embaumés où elle se reposa avec tant de grâce, les arbres en fleurs qui semèrent sur sa beauté leur parure effeuillée par le vent...

Je vais terminer, Messieurs, et je n’ai pas cité un seul des morceaux qui me venaient aux lèvres ; je n’ai pas animé la Vallée Close des figures illustres qui la visitèrent ; je n’ai pas décrit ce désert, peuplé des rêves de Pétrarque, où vint le chercher la renommée, où le même jour se rencontrèrent, pour lui proposer la couronne solennelle, l’envoyé du roi Robert et celui de l’Université de Paris ; je n’ai pas montré ce seuil tant de fois franchi par des messagers impatients, qui emportaient à travers l’Europe cette prodigieuse correspondance, avec les Papes et les Empereurs, les chefs d’État italiens, les grands du monde qui sollicitaient les conseils du solitaire, et aussi avec de modestes religieux qui entretenaient sa piété et d’humbles grammairiens de province, déjà touchés des souffles nouveaux et avides de s’enrichir .des paroles du maître ; et je n’ai pas dit non plus cette maison rustique et frugale, où l’amitié seule donnait accès, sentiment si chaud au cœur de Pétrarque, et si sensible dans ses écrits, qu’il lui fait encore des amis après des siècles.

Je m’aperçois, Messieurs, que j’ai à peine effleuré un sujet qui dépasse les limites d’un seul discours. Les orateurs qui me succèdent l’éclaireront davantage. Peut-être diront-ils des faiblesses que j’ai dû taire, et qui nous rendent notre poète plus cher, plus fraternel, plus voisin de nous. Carducci n’a-t-il pas remarqué qu’il fut très exactement le premier en date des « gens de lettres » ?

Qu’il me suffise d’avoir rappelé nos raisons d’honorer une œuvre si généreuse et si féconde, un génie à qui nous devons tous, sans y penser, une part de notre vie intellectuelle, un homme enfin qui reste, par son caractère et par son labeur, un grand exemple pour les hommes !

 

 

 

[1] Cette inscription, placée dans le jardin de Vaucluse par les soins de la Société des Amis de Pétrarque, est ainsi conçue :

ICI
PETRARQUE
A FAIT
LAURE IMMORTELLE
ET RENDU AU MONDE
LE TRESOR DES LETTRES
ANTIQUES

Le petit musée de souvenirs inauguré le 7 octobre 1928, dans la maison qui occupe l’emplacement de celle de Pétrarque, a été organisé par l’Université d’Aix-Marseille.