Hommage prononcé à l’occasion du décès du Cardinal Albert Decourtray

Le 29 septembre 1994

Alain PEYREFITTE

Hommage à M. le cardinal Albert Decourtray*

prononcé par M. Alain Peyrefitte
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 29 septembre 1994

    Messieurs,

Le cardinal Decourtray n’aura fait qu’un bref passage dans notre Compagnie.

Il aura eu cette grâce rare, que sa mort puisse porter le même sens que sa vie, et en quelque sorte l’accomplir.

Sa disparition, soudaine et paisible à la fois, a eu dans les consciences un écho profond, dont beaucoup ont été presque surpris. En le prenant subitement, le destin l’a laissé intact : il nous l’a enlevé, mais il nous l’a rendu aussi, dans toute la force de sa vie spirituelle. Et même, les quelques jours où il est resté dans le vestibule de la mort ont été comme une préparation, comme une façon de disposer les esprits à entendre la leçon de cette vie.

Ce que, dans le quotidien des jours, la discrétion et la dispersion ne permettaient guère de manifester, ses funérailles en ont témoigné. Notre Secrétaire perpétuel, notre confrère Bertrand Poirot-Delpech et votre directeur en exercice ont eu le privilège de vous y représenter. Il est rare que de telles cérémonies soient un événement. Nous en avons vécu un.

Nous avons vu, avant tout, des fidèles accompagner leur pasteur, dans la simplicité de leur chagrin, dans la ferveur de leur prière, dans le réconfort de leur espérance. C’est la part indicible, mais assurément la première. Lyon pleurait et honorait son évêque, le père et serviteur d’une communauté de chrétiens ; celle-ci, et pas une autre. Et l’on sentait à quel point cette relation échappe aux catégories ordinaires des sociologues, et que même elle s’accroissait dans la mort, dépassant les frontières intraçables de la pratique du culte, pour réunir, dans le même deuil, des consciences qui n’oseraient pas se dire religieuses...

Nous avons vu, aussi, prenant racine dans ce terreau spirituel, le tronc vigoureux de l’Église catholique, la plus ancienne institution de France, l’institution par excellence, bien qu’elle subisse l’assaut réservé par notre époque à toute institution. Eh bien, l’Église de France était là, rassemblée autour du « primat des Gaules » défunt ; avec ses cardinaux, ses évêques et des centaines de ses prêtres ; dans une présence et une densité impressionnantes ; comme pour se donner, par sa fidélité à l’exemple du cardinal, le courage de continuer à être elle-même. Et il était bon que le Premier ministre fût avec elle, affirmant, au-delà du « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », au-delà de la séparation de l’Église et de l’État, le respect du pouvoir temporel pour le pouvoir spirituel, et la reconnaissance de la Nation.

Nous avons, enfin, ressenti l’émotion très forte de voir, non seulement, dans le chœur, la présence, le témoignage et la prière de chrétiens d’autres rites ou d’autres confessions : maronites, orthodoxes et protestants ; mais aussi, sur le parvis, de juifs et de musulmans. Là encore, l’engagement œcuménique d’Albert Decourtray s’accomplissait dans sa mort, et même rencontrait, grâce à sa mort, une résonance qu’il n’avait sans doute, de son vivant, jamais pu porter à ce point d’intensité.

À part le Requiem et le Salve Regina, la liturgie se déroulait en français. Notre Compagnie sait mieux que quiconque l’importance de la langue dans la conscience et la durée de notre communauté nationale.

Dans le remerciement que le cardinal Decourtray avait prononcé en mars devant nous, sa pensée sans calcul l’avait poussé à nous confier qu’il comptait bien travailler, avec sa nouvelle autorité d’académicien, à rendre au français d’Église quelque chose de ce qui faisait la force, la précision et la séduction du latin d’Église... Il ne se doutait sans doute pas qu’il n’en aurait guère le temps.

Ce propos, teinté d’humour, était bien dans le genre de ceux qui ont donné à Mgr Decourtray efficacité et célébrité. Il paraissait là où on ne l’attendait pas, toujours bousculant le langage convenu, abordant le sujet tabou, déconcertant l’attitude simpliste, sans jamais chercher ni à plaire, ni à choquer.

Mais il n’insistait pas. Il passait à autre chose. Il ne bâtissait pas un système. L’air de rien, il posait des jalons, sans trop s’occuper du cadastre ; des pierres d’attente, sans se soucier des plans de l’architecte. Dans ce désordre apparent, fondé sur une cohérence intérieure, il laissait à chacun le soin de trouver son propre cheminement.

Maintenant que son regard s’est éteint, c’est le message qu’il lègue à notre Compagnie : tout de tolérance, de générosité et de pudeur.

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* décédé le 16 septembre 1994.