HOMMAGE
À
M. Pierre NORA
prononcé par
M. Michel Zink
Directeur en exercice
dans la séance du jeudi 12 juin 2025
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Nous savions Pierre Nora très malade depuis plusieurs années. Nous l’avons vu, affaibli et héroïque, rassembler ses dernières forces pour venir à nos séances. Nous avions vu, il y a quelques semaines, lors du dévoilement de la plaque à la mémoire d’Alain Decaux, Anne Sinclair seule et triste. Nous le savions condamné. La nouvelle de sa disparition, le 2 juin, n’en a pas moins été douloureusement ressentie par nous tous. En s’en faisant l’écho dès l’instant même où elle a été annoncée, tous les médias ont témoigné du vide qu’elle laisse. Mais ce vide, nous le sentons et nous en souffrons tout particulièrement.
Cet esprit brillant, cet intellectuel qui a été parmi les plus connus et les plus influents de sa génération, cet homme d’influence et de pouvoir dans l’ordre qui était le sien, illustre et comblé d’honneurs, avait le curieux sentiment de n’être pas allé au bout de lui-même et d’être resté à la marge alors qu’il était au centre de tout. Ce que tous sentaient, et dont il ne se cachait d’ailleurs pas, il l’a, dans ses dernières années, exposé, raconté, expliqué dans ses deux beaux volumes de souvenirs, Jeunesse et Une étrange obstination.
Ces deux livres me dispensent de m’attarder sur ce que chacun sait de ses origines, de son enfance d’enfant juif caché pendant l’Occupation, de ses illustrations familiales, de son grand frère admiré à si juste titre, le grand serviteur et le grand penseur de l’État que fut Simon Nora, trop tôt disparu. Au demeurant, certains ici ont été beaucoup plus proches de Pierre Nora que je ne l’ai été moi-même et presque tous sont plus familiers que moi de l’empyrée où il siégeait. Seul l’usage et le rituel de notre Compagnie me désignent pour dire quelques mots de lui, bien que je sois probablement le moins qualifié pour le faire.
Nous nous croyons tous des êtres rationnels, bien que nous sachions tous au fond de nous-mêmes que, rationnels, nous ne le sommes point. Pierre Nora a souffert toute sa vie, comme d’autres, d’une blessure primitive particulièrement irrationnelle et qu’il savait telle sans pouvoir en guérir. Il n’était pas entré à l’École normale supérieure, bien qu’il fût l’élève le plus brillant de sa classe et bien qu’il se fût présenté trois fois au concours (le maximum autorisé). Chacun sait que certains esprits remarquables ne sont pas adaptés au système des concours. Chacun sait qu’il se trouve autant d’esprits étroits ou limités à la rue d’Ulm que n’importe où ailleurs. Et quel normalien n’aurait pas vendu son âme pour être Pierre Nora ? Il n’empêche. Il revient encore très longuement sur ses malheureuses khâgnes dans Jeunesse.
Cela ne l’a pas empêché de commencer une remarquable carrière d’historien et d’universitaire. Après une double licence d’histoire et de philosophie, il passe l’agrégation d’histoire en 1958. Professeur au lycée d’Oran jusqu’en 1960, en pleine guerre d’Algérie, il en rapporte un livre, Les Français d’Algérie, peinture froidement féroce de la situation coloniale. Pensionnaire de la Fondation Thiers de 1961 à 1963, il est nommé en 1965 assistant, puis maître-assistant à Sciences Po et en 1977 directeur d’études à la jeune EHESS. Mais dès 1964 il s’est tourné vers l’édition, d’abord chez Julliard avant de rejoindre très vite Gallimard. Mais il a eu le temps de créer chez Julliard la collection Archives. Le fait mérite d’être noté, non seulement parce que nous avons tous utilisé cette précieuse petite collection, mais aussi parce que sa création par Pierre Nora comme son passage ultérieur chez Gallimard et l’orientation prise dès lors par les travaux qu’il a dirigés ou édités en disent beaucoup sur ce qu’était à ses yeux Faire de l’histoire, pour citer un de ses titres ultérieurs, mais aussi sur lui-même.
Chaque petit volume de la collection Archives abordait une période, un événement, une question historique, à travers les archives, autrement dit les sources sur lesquelles nous fondons notre connaissance, en les citant abondamment de façon à montrer au lecteur ce qu’est le travail de l’historien. Cette méthode faisait écho à la formule du grand ami de Pierre Nora, Jacques Le Goff, avec lequel il allait bientôt diriger les trois volumes de Faire de l’histoire. Quand on demandait à Le Goff ce qu’est un historien, il répondait : « C’est quelqu’un qui travaille sur les sources. » Or j’ai entendu beaucoup plus tard Pierre Nora dire, en substance, à un journaliste qu’il n’était pas un historien chercheur, mais, je le cite, « un penseur de l’histoire ». C’était bien vu et bien dit. Mais si on rapproche ce propos de la création d’Archives et du mot de Jacques Le Goff, dont il était particulièrement proche, on perçoit que Pierre Nora avait conscience d’avoir, pour sa part, déserté la pratique de l’histoire. Et de fait, son œuvre chez Gallimard, œuvre d’éditeur autant que d’historien, a consisté à dégager une pensée de l’histoire et à demander aux historiens dont il publiait les ouvrages ou qu’il mettait au service de ses entreprises collectives de penser l’histoire en même temps qu’ils travaillaient chacun à son champ de compétence historique.
Ainsi s’est constituée autour de lui une phalange réunissant les meilleurs représentants de la prestigieuse école historique française de cette période (ou plus exactement la plupart des meilleurs, car il a eu des exclusives injustes) : François Furet, Mona Ozouf, Marcel Gauchet, Emmanuel Le Roy Ladurie, Alain Corbin, Georges Duby et Jacques Le Goff, que j’associe un peu malicieusement car ils se ressemblaient peu, un peu plus tard Pascal Ory et, à la suite de Marc Fumaroli, Antoine Compagnon. Il étendait ainsi son compagnonnage à la littérature, qui lui était chère, et surtout aux historiens des idées et aux philosophes, parfois au prix de relations un peu compliquées.
Ainsi ont été créées la Bibliothèque des sciences humaines en 1966 et en 1971 la Bibliothèque des histoires. Ainsi ont vu le jour les deux grandes entreprises collectives, les trois volumes déjà cités de Faire de l’histoire et surtout les sept volumes des Lieux de mémoire. La notion et l’expression de « lieux de mémoire » restent attachées à son nom. Il en est le créateur. « Ces lieux, écrit-il au début de la préface au premier volume, il fallait les entendre à tous les sens du mot, du plus matériel et concret, comme les monuments aux morts et les Archives nationales, au plus abstrait et intellectuellement construit, comme la notion de lignage de génération, ou même de région et d’“homme-mémoire”. »
Un autre titre de gloire fut en 1980 la création avec Marcel Gauchet du Débat, dont le titre disait l’ouverture d’esprit et dont le niveau fut digne du prestige qui fut immédiatement le sien. La revue a malheureusement disparu en 2020. À ce regret s’ajoute celui que Marcel Gauchet ne soit pas aujourd’hui des nôtres, Pierre Nora n’ayant su, semble-t-il, le persuader de rejoindre notre Compagnie.
La pensée de l’histoire connaît depuis quelques années des dévoiements, parfois par ignorance des sources de l’histoire, souvent par le refus délibéré de connaître et de comprendre le passé, toujours par manque de rigueur et par soumission aux partis pris. L’inventeur des lieux de mémoire ne pouvait rester insensible à l’absurde conviction que nous avons atteint la fin de l’histoire et que nous avons le devoir d’oblitérer le passé dès lors que ses modes de pensée ne coïncident pas strictement avec les nôtres. De ces aberrations, Pierre Nora a montré ces dernières années l’inanité et le danger avec acuité, lucidité et courage. Dans ce domaine aussi son autorité nous manque, comme lui-même nous manque de toutes les façons.