Hommage prononcé en séance lors du décès de M. Mario Vargas Llosa

Le 15 mai 2025

Michel ZINK

HOMMAGE

À

M. Mario VARGAS LLOSA

prononcé par

M. Michel Zink
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 15 mai 2025

 

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Cette année, l’Académie française décerne un de ses prix à un ouvrage intitulé Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Cette même année 2025 voit disparaître celui de ses membres qui était, quels que soient la définition et les critères adoptés, un auteur mondial. Mario Vargas Llosa nous a quittés le 13 avril, quelques jours après son quatre-vingt-neuvième anniversaire.

La stature de Vargas Llosa est telle et sa renommée si grande, son œuvre littéraire est d’une telle importance et ses activités intellectuelles si diverses, son action et ses choix politiques ont connu un tel retentissement, les péripéties de son destin ont été si surprenantes et les honneurs qu’il a reçus si nombreux, qu’il n’est rien de lui qui ne soit connu et qui n’ait fait déjà dans le monde entier l’objet d’études et de commentaires, rien qui n’ait à un moment ou à un autre nourri l’actualité au Pérou, en Espagne et dans le monde entier, rien qui, lors de sa disparition, n’ait été signalé, salué et commenté à nouveau par un flot médiatique qui commence à peine à décroître. Faut-il répéter une fois de plus ce qui l’a déjà été tant de fois ces dernières semaines ?

C’est l’écrivain et son œuvre qui, dans ce personnage aux multiples facettes, aux multiples talents et aux multiples vies, intéressaient tout naturellement l’Académie qui l’a élu le 25 novembre 2021 au 18e fauteuil. Aussi bien est-ce la voie la plus sûre pour comprendre cet homme aux multiples vies. L’art romanesque de Vargas Llosa est celui de l’imbrication et de l’intrication. Or on pourrait en dire autant de sa vie et de ses engagements. Comment ne trouverait-on pas de similitudes entre l’homme et l’œuvre, puisque ses romans contiennent tant d’éléments autobiographiques, parfois à peine transposés ? Mais au-delà de ce reflet immédiat, son lecteur, même entièrement ignorant de la vie de l’auteur, ne peut qu’être frappé par un mode d’écriture exigeant et fascinant.

Les premiers romans de Vargas Llosa choisissent une forme enchevêtrée du récit. Un même long paragraphe peut mêler sans le moindre signal ni avertissement des circonstances différentes, des épisodes différents, des conversations différentes, des époque différentes de la vie des personnages, des retours en arrière et des projections dans l’avenir. Lorsque le lecteur, d’abord déconcerté, s’y est habitué, il s’aperçoit que ce tohu-bohu fait ressortir plus fortement qu’un récit linéaire les relations entre les êtres, leur évolution, les violences et les contraintes de la famille et de la société, l’oppression du pouvoir, le poids de la vie et les tours du destin. Ce sens né du désordre, à vrai dire, doit sans doute moins à l’influence des auteurs français qu’à l’art foisonnant et baroque des auteurs sud-américains, et surtout, comme Vargas Llosa l’a souligné lui-même, à la manière du Faulkner du Bruit et la fureur et d’Absalon, Absalon ! et à celle de Dos Passos.

Le procédé, on l’a souvent relevé, s’apparente au retour en arrière si fréquemment exploité par le cinéma. Mais l’écriture en permet un usage beaucoup plus radical car elle permet tout au long du roman un va-et-vient constant entre le présent et le passé, d’une phrase à l’autre, d’une réplique à l’autre. Tout, au demeurant, comme dans la vie même, n’est pas toujours élucidé. Dans les romans suivants, le procédé, toujours présent, et même de plus en plus important, devient à la fois plus complexe et plus clair.

Cette démarche, Mario Vargas Llosa l’expose de façon saisissante dans le premier paragraphe de son propre commentaire de La Maison verte publié, quarante ans après le roman, dans la NRF du 19 juin 2003 et réédité à la suite du roman lui-même dans la Pléiade. La « Maison verte » du roman étant une maison close, l’auteur fait un parallèle entre le strip-tease et l’écriture d’un roman. « Écrire un roman, c’est comme se déshabiller » : telle est sa première phrase. En poursuivant dans la même veine, on pourrait dire que dans La Ville et les Chiens l’enchevêtrement est presque le seul déguisement à la nudité de l’autobiographie, tandis que, par la suite, c’est au contraire l’enchevêtrement qui éclaire une autobiographie transposée.

Cette manière de faire atteint son apogée dans Conversation à « La Cathédrale » (ou à La Catedral, dans la traduction de la Pléiade, qui préfère sur ce point ne pas traduire), cette cathédrale n’étant nullement l’église d’un siège épiscopal, mais un boui-boui tenant de la cantine ouvrière et de la maison de passe minimaliste. Ce n’est ni par hasard ni par caprice que Vargas Llosa considérait ce roman comme le plus achevé de toute son œuvre, celui qu’il sauverait s’il ne devait en sauver qu’un. C’est le roman où l’enchevêtrement est utilisé de la façon la plus audacieuse, en particulier dans les conversations où les personnages se substituent les uns aux autres ou se croisent à travers les années. Mais ces intrications ou ces imbrications de faits et de mots qui se chevauchent sont là pour mettre en évidence le sens de ces faits et de ces mots. C’est aussi le roman où les jeux du pouvoir et les détours de la vie, pour les puissants comme pour les misérables, sont mis en évidence de la façon la plus forte et la plus maîtrisée, et le sont grâce à ce procédé littéraire qui ne semblait au départ qu’un procédé, le jeu d’un jeune homme doué qui cherchait à poser sa voix en écoutant des auteurs admirés.

Plus tard, il s’assagira davantage encore. Si La Tante Julia et le scribouillard, paru en 1980, est sans doute celui de ses romans qui se lit avec le plus de facilité et d’amusement, c’est que l’autobiographie s’y donne à nouveau dans son évidence, à peine masquée par des transpositions transparentes en même temps que soulignée par l’ironie et la caricature. C’est aussi que l’enchevêtrement des époques et des événements a laissé la place au procédé plus classique des récits conduits en parallèle.

Ses romans plus tardifs, il est vrai, ont une facture plus classique et plus proche des grands romans français du xixe siècle. Mais c’est que le regard qu’il porte sur les convulsions du monde a changé. Ce regard avait été celui d’un adolescent révulsé par le collège militaire où son père l’avait envoyé, celui d’un jeune homme indigné par la dictature militaire du général Odría, fasciné par le marxisme et pour qui Sartre était un modèle politique et littéraire, une incarnation de la littérature française. Le regard d’un jeune homme dégoûté par les compromissions, l’hypocrisie et la servilité de la classe dirigeante, révolté par la misère, persuadé qu’une révolution ne peut qu’apporter des lendemains meilleurs.

Il est facile de railler la métamorphose d’un jeune bourgeois révolté en vieux notable décoré, d’un révolutionnaire en politicien conservateur. Le cas est si fréquent ! Mais ce n’est pas pour rien que Vargas Llosa laisse tant paraître de lui dans son œuvre. En nous livrant ce qu’il a connu, lu et vécu, elle nous donne une clé de son évolution. Qui lui reprocherait d’avoir compris qu’il ne suffit pas de renverser un général Odría pour que les lendemains chantent et que même Sartre n’était ni infaillible ni irréprochable ? Il s’est habitué de bonne heure, par contrainte ou par choix, à vivre hors de son Pérou natal. N’a-t-il pas passé ses premières années en Bolivie ? Il a vécu, tout jeune encore, en Espagne, dont il devait beaucoup plus tard recevoir la nationalité, et en France, puis en Angleterre, aux États-Unis. Il a découvert que la confusion du monde est plus confuse encore qu’il le pensait adolescent. Il a vu des pays d’Amérique du Sud aller de dictature en dictature. Il en a vu d’autres subir les suites consternantes de révolutions qui avaient abouti.

Sans grande surprise, il s’est tourné vers la politique, lui dont l’œuvre est, au fond, tout entière politique. Il n’a pas abandonné son pays. Il a eu l’ambition d’en être président en 1990 et il a perdu face à un candidat populiste qui a mal fini. Il a évolué vers la droite. Est-il le seul, et pas seulement au Pérou, à ne pas reconnaître les idées de gauche de sa jeunesse dans celles qui lui sont proposées aujourd’hui sous ce nom ? Il n’a pas craint, il est vrai, dans ses dernières années, de s’engager assez avant dans cette voie. Mais, des décennies auparavant, ceux aux yeux de qui toute opinion modérée est criminelle le tenaient déjà pour infréquentable.

Des honneurs, il en a tant reçu ! Il faut dire qu’il ne les fuyait pas. Comme la vie est brève et que je suis un vieil homme, je ne prendrai pas le risque de les énumérer. Je rappellerai seulement que le prix Nobel de 2010 est un des rares du xxie siècle à avoir rencontré une approbation générale. L’année suivante, l’heureux lauréat était anobli par le roi d’Espagne avec le titre de marquis. Mais il dut attendre dix ans encore avant d’être élu à l’Académie française, ce dont on pourrait déduire que la qualité d’académicien français l’emporte sur celle de grand d’Espagne. Grand d’Espagne, il le fut au point de consacrer son discours de réception sous notre Coupole à sa personne plus qu’à celle de son prédécesseur. Mais tant que sa santé lui permit de séjourner à Paris, il fut un confrère charmant, chaleureux et plus assidu à nos séances que l’académicien moyen.

C’est que moyen, il ne l’était pas. C’est une fierté pour l’Académie française que l’œuvre vertigineuse et puissante de Mario Vargas Llosa lui soit désormais associée. Elle mérite de l’être et l’Académie a eu raison de l’accueillir. Certes, elle n’est pas en français. On en a souri. Mais elle montre la parenté des langues néo-latines. L’espagnol de Vargas Llosa est tout naturellement riche de termes proprement péruviens, au point que les traductions les conservent « en péruvien dans le texte » en les accompagnant de notes, mais il joue aussi avec l’espagnol de Bolivie ou d’Argentine et avec les accents de chaque pays. En même temps, elle est tout entière nourrie de la littérature espagnole d’Espagne et de la littérature française. Son auteur a travaillé dans sa jeunesse, à l’université de Murcie, à une thèse sur le poète nicaraguayen Rubén Darío. Son premier roman, La Ville et les Chiens, après bien des tentatives infructueuses, a pu paraître en Espagne grâce à l’entremise d’un hispaniste français, qu’il avait connu à Paris.

La vieille expression de « sœurs latines » est loin d’être désuète. Elle est transcontinentale et intercontinentale. Si l’Académie française peut être fière d’avoir accueilli Mario Vargas Llosa, c’est aussi parce que sa seule présence parmi nous a témoigné de cette cohérence linguistique et littéraire des langues romanes, qui est une force dont nous pouvons nous prévaloir.