Hommage prononcé en séance lors du décès de M. Hector Bianciotti

Le 21 juin 2012

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Hommage à M. Hector Bianciotti*

 

 

Hector Bianciotti, notre confrère, est entré dans son éternité.

Élu en 1996, il n’aura passé que seize ans parmi nous, et pourtant l’essentiel de sa vie se confond avec ce qu’il nommait « la maison des mots », l’Académie, car l’essentiel de sa vie fut la passion des mots, et, avant tout, des mots de la langue française. « La pensée en moi, écrit-il, a toujours attendu les mots. »

Quel étonnant destin que le sien. Hector Bianciotti est né en 1930 dans une pauvre ferme de la pampa. Ses parents, Italiens qui comme tant d’autres avaient émigré en Argentine pour y vivre mieux, s’exprimaient en piémontais, mais ils lui interdirent l’usage de leur langue et lui imposèrent l’espagnol. Ainsi, dès la prime enfance, Hector Bianciotti fut-il confronté à la question de la langue et donc de l’identité. Il décida cependant très tôt qu’il lui appartenait de choisir ses mots. À quinze ans, il étudie au séminaire et découvre Valéry, en traduction espagnole certes, mais c’est en français qu’il le lira, armé de dictionnaires.

« Paul Valéry envers qui ma dette est inépuisable puisque c’est pour lire son œuvre dans le texte que je me suis engagé à quinze ans dans le délicat labyrinthe de la langue française », dira-t-il un jour sous la Coupole.

Il abandonnera vite le séminaire, puis, à vingt-cinq ans, il quittera l’Argentine. Il se rendit en Italie, en Espagne où il vécut un temps d’errances, d’erreurs, et de misère matérielle et morale. Hector Bianciotti se cherche alors, peut-être sera-t-il acteur ; mais non. Au terme de six années de vagabondage douloureux qui furent aussi un long cheminement vers l’Europe de ses origines, il atteignit au but, Paris qu’il ne quittera plus. Il a trente ans, il est désormais chez lui, dans le pays de la langue française. Léonor Fini et ses chats seront les premiers à l’y accueillir.

Dix ans plus tard il recevra la nationalité française. Il en fut heureux. Mais l’état civil ne faisait qu’entériner son identité choisie, celle des mots découverts en lisant Valéry. L’enfant hispanophone de la pampa allait devenir, grâce aux mots dont il avait la passion, un grand écrivain de langue française. Et c’était là le fruit, disait-il, non d’une décision mûrie mais du destin : « Je n’ai pas choisi un chemin ; j’ai suivi mes pas », écrit-il dans Ce que la nuit raconte au jour, premier volume de son autobiographie qui s’ouvre sur cette phrase si éclairante : « Aujourd’hui c’est ma vie qui me cherche », c’est-à-dire le destin auquel il se soumet encore et toujours.

C’est ce destin qui a conduit parmi nous l’éphémère vagabond de Rome, devenu dans les années soixante lecteur aux éditions Gallimard, critique littéraire écouté, et surtout romancier dont la réputation grandit rapidement. Dès le début des années quatre-vingt, il n’écrit plus qu’en français et, dira-t-il, cela va d’autant plus de soi qu’il rêve en français... et même qu’il se tait en français.

Il reviendra à celui qui lui succèdera d’évoquer son œuvre sous la Coupole. Et de rappeler tous les prix qui ont salué ses livres : Médicis étranger, Femina, Prix Prince Pierre de Monaco, Prix de la langue de France. Aujourd’hui, je veux seulement dire ici ce que fut notre confrère, évoquer un académicien modèle, un esprit magnifique mais aussi un homme courageux et brisé, qui a été et qui restera toujours mon ami.

Académicien, il fut l’un des plus exemplaires, irremplaçable dans une compagnie réduite en nombre telle que la nôtre, qui requiert beaucoup de dévouement. Hector Bianciotti était toujours présent, pilier de la Commission du Dictionnaire où son immense culture, sa passion des mots, son intransigeance sur la question négligée de la ponctuation, mais aussi souvent son inquiétude spirituelle nous auront conduit à débattre des vocables bien au-delà de leurs multiples acceptions.

Il fut toujours disponible pour les diverses obligations de l’Académie, présidant les séances avec une autorité souriante, évoquant avec une tendre émotion les confrères disparus, recevant chaleureusement Florence Delay. Comment oublier son élégante silhouette, revêtue de l’habit vert qu’il aimait tant porter, et dans lequel il va reposer à jamais, comme, sans aucun doute, il l’eût souhaité.

Ceux qui n’ont pas connu Hector Bianciotti ne savent pas quelle tragédie entoura ses dernières années. Et ceux qui ne l’ont pas bien connu ne savent pas dans quelles profondeurs cette tragédie s’enracine. Il faut recourir à son œuvre pour la comprendre. Au début des années quatre-vingt Hector Bianciotti écrivit un dernier livre en espagnol, qui sera traduit sous le titre L’amour n’est pas aimé. C’était un recueil de nouvelles, dont l’une avait été écrite directement en français. Et la dernière nouvelle du recueil avait pour sujet Valery Larbaud perdant progressivement l’usage de la parole sans que pour autant sa mémoire et son intelligence en soient altérées. En s’attachant ainsi au mal qui avait frappé Valery Larbaud, Hector Bianciotti avait-il la prescience de ce que l’avenir, pas si lointain, lui réservait ? Ou encore était-ce en raison d’une obsession déjà bien ancrée en lui ?

S’il est difficile de répondre à ces questions, son œuvre témoigne cependant que cet homme qui ne vivait que pour les mots, pour l’amour des mots, était hanté par la terreur d’un jour être comme Larbaud frappé d’aphasie. « Je ne me souviens pas d’avoir entretenu de rapports paisibles avec les mots », écrit-il dans Comme la trace de l’oiseau dans l’air. Mais ces mots qui reliaient son monde intérieur à l’univers, Hector Bianciotti a toujours été obsédé par la peur de les perdre : « La peur était là. La peur qui depuis l’enfance me harcèle. La peur en permanence à l’affût… et comme un oiseau de proie elle s’abattit sur moi et s’empara du langage », et plus loin il ajoute : « Dans mon ignorance des sièges de la mémoire, des labyrinthes du cerveau, je craignais une lésion, une maladie irréversible, que la vie enfin ne me laisse dans ce monde que pour assister à la longue érosion de mon intime cosmogonie sans plus moyen de la raconter. »

Cette peur, encore littéraire en 1998 alors qu’il écrit ce roman, ne va plus le quitter quelques années plus tard quand commence la descente aux enfers si tôt entrevue.

Au milieu des années 2000 nous avons assisté, désespérés, à son combat pour retenir les mots qui se dérobaient. En mars 2004 déjà, recevant les insignes d’officier de la Légion d’honneur, dont il était, lui l’enfant de paysans pauvres de la pampa, si fier, il fut incapable de dissimuler le dérèglement qui perturbait l’usage de sa parole. Mais, comme il l’avait écrit pour Valery Larbaud, son intelligence intacte le condamnait à constater, impuissant, l’étendue du désastre. Dans les années ultimes de sa présence à l’Académie que, je dois l’avouer, je lui imposais pour maintenir autour de lui un réseau d’amitiés et un semblant de vie sociale, il me disait tragiquement : « J’ai peur » car sa mémoire lui rappelait à chaque instant les étapes du calvaire de Valery Larbaud. Un jour, il n’a plus accepté cette confrontation avec l’Académie et il a fallu renoncer à l’y faire venir. Vous savez que j’ai maintenu sa présence fictive en vous assurant à chaque séance de ses regrets d’être absent. Pour l’historien de l’avenir qui fouillera nos archives, il aura jusqu’à son dernier jour été avec nous, dans « la maison des mots. »

Enfin il faut ajouter que le désespoir d’Hector Bianciotti s’est nourri d’une absence ou d’un silence, celui de Dieu. Sa correspondance avec un prêtre qui fut son ami, et qui demain va l’accompagner, témoigne de la place tenue par Dieu dans sa vie. Absent, mais toujours là. Tout le signale : le titre de ses livres d’abord, Sans la miséricorde du Christ, Seules les larmes seront comptées, La Nostalgie de la Maison de Dieu. Sa culture aussi, celle des Évangiles, des Épîtres et de l’Ancien Testament qu’il avait tant lus et relus au cours de sa vie. Enfin sa passion de la musique qui le portait au-delà de lui-même. La transcendance n’était pas pour lui un vain mot. À son ami prêtre, Benoît Lobet, il a écrit : « Priez pour moi. J’ose vous faire un aveu, sentimental, je ne m’endors jamais sans avoir récité les prières que ma mère m’a jadis apprises en espagnol. » Et assistant à une messe, il s’indignait de la laideur de l’office postconciliaire, de l’indiscipline régnant autour de l’autel, du manque de dessein de la liturgie, concluant : « Et pourtant j’éprouve l’envie de parvenir à être un bon chrétien même sans foi. » Jacqueline de Romilly avait raison de dire, en le recevant dans notre Compagnie, que tous les livres de notre confrère, « qui paraissent si fort témoigner de l’absence de Dieu, ont finalement pour effet de tourner toutes les pensées vers lui. Dieu est inscrit en creux à chaque page. »

La mort a répondu aux questions que se posait Hector Bianciotti. Elle lui a aussi rendu la paix et elle nous le rend tel que nous l’avons connu, si beau et élégant, dans la plénitude de son intelligence, de son bonheur de vivre avec les mots, dans la « maison des mots », dans son ardeur académique et son sens de l’amitié. C’est cet Hector Bianciotti dont nous allons garder l’image. C’est aussi cette image que la mémoire académique conservera de lui à jamais.

[*] Décédé le 12 juin 2012.