Hommage prononcé en séance à l’occasion du décès de Jean-François Revel

Le 4 mai 2006

Pierre NORA

Hommage à M. Jean-François Revel*

 

 

Avec Jean-François Revel, la Compagnie perd un éminent confrère dont chacun ici — et particulièrement les membres de la Commission du Dictionnaire — appréciait non seulement l’assiduité, le tonus et l’ampleur du savoir, mais, dans cet étrange bloc de chair et de sang, la finesse, l’agilité et la vivacité de l’esprit.

De mon côté, je perds un ami proche et qui, à certaines périodes de notre jeunesse folle, a joué dans ma vie un rôle décisif. On me pardonnera donc, puisque l’absence de notre directeur, empêché, m’amène à le remplacer dans cet exercice toujours douloureux, de laisser d’abord parler mes souvenirs et mon cœur.

Si je m’y autorise, c’est aussi parce que le Jean-François que j’ai fréquenté de plus près est celui que peu d’entre vous, sans doute, ont connu, sauf ses condisciples à l’École normale. Le Revel d’avant le directeur de L’Express et l’éditorialiste célèbre du Point. D’avant Ni Marx ni Jésus, qui inaugure la longue série d’essais politiques qui, jusqu’à la récente Obsession anti-américaine, ont fait connaître dans le monde entier le chantre du libéralisme économique et politique, l’avocat inconditionnel des États-Unis, le démystificateur des tentations et des dérives totalitaires de la gauche, le pourfendeur des institutions de la v e République, le défenseur intraitable des droits de l’homme et de la démocratie.

Le Jean-François pour lequel j’ai le plus d’affection, et même de tendresse, c’est celui de nos équipées en Toscane quand, professeur à Florence, il découvrait l’art italien en compagnie d’André Fermigier. C’est celui des éditions Julliard, où il m’avait fait venir partager son bureau et créer la collection Archives, quand lui-même s’attachait à nous faire connaître. Panofsky, Blunt, Gombrich, Wolflin, Warburg ; tous ces grands historiens d’art encore ignorés de la France. C’est surtout le Revel de Pourquoi des philosophes ?, Pour l’Italie, Sur Proust, Le Style du Général, La Cabale des dévots, cinq ans d’un feu d’artifice pétaradant et jubilatoire, qui révélait un des hommes les plus intelligents de sa génération et un exceptionnel tempérament d’écrivain.

Si je devais, en me situant maintenant à la fin de son parcours, indiquer les traits les plus saillants de cette personnalité effervescente, trois s’imposeraient d’évidence.

C’est d’abord son esprit proprement encyclopédique, servi par une mémoire d’éléphant, une résistance physique herculéenne, une nature boulimique et un féroce appétit de tout. Si la politique et la philosophie politique ont fini par constituer l’axe de sa production, comment ne pas rappeler le connaisseur de bonne chère et de bons vins qui nous a gratifié d’Un festin en paroles ? Et l’auteur d’une anthologie de la poésie française, si fortement marquée par ses goûts personnels qu’on n’y trouve ni Aragon, ni Claudel, ni Péguy ? Et le chroniqueur d’art de L’Œil et la Connaissance, à mon sens un de ses meilleurs livres ? Et l’historien des idées qui a eu l’audace de se lancer dans Histoire de la philosophie occidentale, qui se donnait ouvertement l’ambition de mettre toute la tradition de la philosophie à la portée du grand public. Jean-François Revel avait, des grands humanistes, le don de rendre accessibles les connaissances les plus spécialisées dans le langage classique de la culture générale. C’est son encyclopédisme appliqué qui a fait de lui un journaliste, et permis à cet écrivain journaliste de passer de la chronique des idées de notre temps à l’éditorial politique avec la même aisance.

Le second trait qu’on retiendra de lui, c’est l’allergie à toutes les formes de conformisme et d’inerties mentales. Revel a été toute sa vie un infatigable « bousculeur » des vérités admises. Pamphlétaire ? Oui, le plus grand de son époque ; mais parce que la capacité d’indignation qu’il avait conservée de sa jeunesse se nourrissait de malice, de bonne humeur et de cette petite touche d’outrance et de mauvaise foi qui fait les bons pamphlétaires. Oui, parce qu’il était trop intelligent pour ne pas savoir que ce qui fait la force du pamphlet n’est pas le paradoxe, l’artificiel, mais le courage du bon sens, la satire de ceux qui n’ont d’yeux que pour ne pas voir.

Revel possédait enfin cette passion de la raison qui le rapprochait de Raymond Aron. Là est la dynamique de tous ses livres, ce qui, par nos temps d’absurdité et de déraison, avait de quoi alimenter un rebondissement permanent. Cette passion, il l’a poussée jusqu’à l’esprit de système. Le redoutable rouleau compresseur de la dialectique revélienne n’a peut-être trouvé sa limite que dans la confrontation avec son fils, Mathieu, qui avait fait, après une thèse de biologie moléculaire sous la direction de François Jacob, le choix du bouddhisme, du Népal et du service auprès du dalaï-lama. C’est ce qui rend si touchant Le Moine et le Philosophe, où l’on sent, chez cet athée radical à l’occidentale, la nostalgie secrète d’une autre forme de sagesse.

On passerait cependant à côté de Jean-François Revel si l’on n’évoquait pas son constant bonheur d’écriture. Il n’éclate jamais autant que dans ses mémoires dont le titre, Le Voleur dans la maison vide, s’inspire d’un proverbe bouddhiste. C’est à coup sûr le livre de lui le plus assuré de rester, parce qu’il s’y rassemble et qu’il excelle dans tous les genres, description, réflexion, récit, portrait ; dans tous les registres, humour, émotion ; dans tous les sujets, la politique, le cinéma, la littérature, la philosophie, l’édition, les arts, avec un naturel qui suppose une subtile composition. Nous n’aurons jamais dans son intégralité la suite à laquelle il travaillait, et qui se serait appelée Le Bada, ce qui, en argot marseillais, veut dire le supplément, ou plutôt le rabiot.

Un mot, pour finir, que plusieurs parmi nous comprendraient mal que je n’ai pas prononcé à son propos : l’amitié. Jean-François avait tout ce qu’il faut pour entretenir l’amitié et pour la susciter : la chaleur communicative, l’hypersensibilité affective, la sociabilité spontanée, la générosité un peu possessive, la curiosité d’autrui, l’art de la conversation, bref la disponibilité d’éternel normalien qu’il a conservée toute sa vie. Cette amitié, elle manquera cruellement à plusieurs d’entre nous. Il l’avait trouvée, lui, dans cette Compagnie qui lui convenait à tous égards et au sein de laquelle, je crois pouvoir l’assurer, il a passé huit années de grand bonheur.

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* décédé le 30 avril 2006.