Hommage national à la mémoire de François Mauriac

Le 4 septembre 1970

Pierre GAXOTTE

DISCOURS PRONONCÉ

le vendredi 4 septembre 1970
à l'Institut de France

 

 

 

En 1906 arrivait à Paris un jeune Bordelais tout juste majeur qui, dit-on, ressemblait à un collégien vu par Le Greco. Il s’appelait François Mauriac. Élevé dans une famille chrétienne que la mère, veuve, gouvernait avec une admirable et tendre raison, il avait quitté sa ville parce qu’il s’y sentait brimé par trop de conformismes, par trop de préséances, par trop d’hypocrisies mondaines.

 

Licencié ès lettres, reçu à l’École des Chartes, il donne très vite sa démission et il publie un recueil de poèmes, Les Mains jointes. Paul Bourget qui l’a reçu, en récite quelques vers à Maurice Barrès. Grand amateur d’âmes, Barrès s’empare du livre ; il y découvre le frémissement qui le ravissait, le chant intérieur qui lui paraissait l’essentiel de l’écrivain et il lui consacre dans l’Écho de Paris un éditorial passionné : « Depuis vingt jours, je me donne la musique charmante de cet inconnu dont je ne sais rien. » À une séance, quai Conti, Barrès à son tour éveille la curiosité d’Émile Faguet. Faguet lit Les Mains jointes et porte sans tarder à la Revue des Deux Mondes un article bourré d’éloges, qui paraît hors de la série accoutumée des chroniques. Ces jours-là, l’Académie a rempli une de ses tâches les plus agréables, celle qui consiste à établir un lien amical entre les générations. En 1933, après lui avoir décerné un de ses grands prix, elle élit Mauriac presque à l’unanimité. Il était hier, de par ses trente-sept ans de présence académique, notre très écouté doyen d’élection.

 

François Mauriac publia d’autres vers. Cependant il devait être romancier. C’était sa vocation. La guerre le retarde. Il sert comme infirmier à Salonique. Mais pour faire sa destinée, pour accomplir son œuvre, qui est vaste puisqu’elle comprend des essais, des souvenirs, des recueils d’articles, des biographies de Pascal, de Racine, quatre pièces de théâtre, dont l’une Asmodée connut le grand succès, des récits de voyage, des réflexions sur l’art du roman, une Vie de Jésus, des méditations sur la vie religieuse, mais surtout plus d’une vingtaine de romans, il lui fallait revenir à sa terre natale, à ce Bordelais vineux, assiégé par les pins des Landes. C’est là que s’était formée sa sensibilité : c’est là qu’instinctivement on le cherchait. André Maurois qui fut l’hôte de Malagar a noté dans son journal : « La maison est telle que nous l’attendions, maison blanche de vigneron, cuite au soleil, entourée à perte de vue, de tous côtés, de ceps vert pâle, poudrés de sulfate bleu. » Mauriac était là dans l’atmosphère qui l’inspirait. « Aucun drame, a-t-il écrit lui-même, ne peut commencer à vivre dans mon esprit, si je ne le situe dans les lieux où j’ai toujours vécu. Il faut que je puisse suivre mes personnages de chambre en chambre. Souvent leur figure demeure indistincte en moi, je n’en connais que leur silhouette, mais je sens l’odeur moisie du corridor qu’ils traversent, je n’ignore rien de ce qu’ils sentent, de ce qu’ils entendent à telle heure du jour et de la nuit, lorsqu’ils sortent du vestibule et s’avancent sur le perron. » Parce qu’il était l’homme d’un seul chant, et qu’il transportait son lecteur dans les mêmes milieux, les mêmes forêts, les mêmes étés coupés d’orages et d’incendies de pinèdes, des critiques en ont profité pour l’appeler un romancier régionaliste. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il n’est d’humanité, d’amour, de désir, de haine, d’avarice, de sensualité, d’inquiétude, de remords qu’à Paris ? C’est absurde. Peut-être même est-on en droit d’affirmer que dans une province presque immobile comme était alors le Bordelais, les passions contrariées s’exaspèrent plus facilement qu’à Paris, où Phèdre retrouve Hippolyte tous les jours, sans que Thésée s’inquiète. Dans le silence de la campagne, l’homme entend mieux crier sa chair.

 

Le monde romanesque de Mauriac est effrayant, parce que c’est le monde du péché, habité par des êtres horribles, ou vils, ou sordides, Thérèse Desqueyroux, Jean Peloueyre, Félicité Cazenave mère impitoyable dans son exclusif amour pour son fils, Gisèle de Plailly porteuse de son propre enfer et tant d’autres. Oui, ce monde est effrayant parce que Mauriac rend visible, tangible, odorant l’univers catholique du mal et qu’on en respire les délices criminelles. Et cependant, je ne vois là ni complaisance, ni complicité. D’abord parce que, s’il est impossible à quiconque d’imaginer le roman d’un saint et si la grâce ne s’invente pas, il est d’une évidence éclatante que Mauriac n’a pas choisi ces êtres en compagnie de qui il a vécu sa vie de romancier. Ils ne sont pas inventés. C’est leur destinée seule qui est imaginaire. Ils existaient. Ils se sont imposés à lui. C’étaient des personnages en quête d’auteur. Ils l’ont trouvé. Ils l’ont tenu. Pas assez cependant pour qu’il ne réussit à leur échapper au moins une fois et cette évasion nous a valu Le Mystère Frontenac, récit d’une pureté et d’une beauté singulières, où Yves, adolescent solitaire, tourmenté et rêveur devient le centre d’une action où tout, la beauté de la famille, la poésie des vacances, un mariage qui est à la fois d’amour et de raison, une mère tendre et bonne, une admirable page sur la maternité, tout, dis-je, concourt à révéler un autre Mauriac, celui que nous cachaient les terribles personnages animés par lui. C’est qu’en effet, ce chrétien a un profond besoin d’amour et de pardon, c’est ensuite que la foi et l’espérance du salut ne l’abandonnent jamais, c’est enfin que son immense talent lui permet de côtoyer les précipices et qu’à tous les dévorants que rien ne rassasie, il laisse voir le monde spirituel où ils apaiseront, s’ils le veulent, leur soif et leur faim. Rester dans la vérité de l’homme, ne reculer devant rien qui soit à lui, ne pas faire de sa vie une série de problèmes bien catalogués qui se posent et se résolvent dans l’abstrait, telle a été sa volonté constante. Mais Le Mystère Frontenac nous le fait mieux comprendre, parce que, cette fois, il a regardé la face paisible de la vie.

 

Ce témoin ordinaire de la misère humaine n’appartenait pas à la famille orgueilleuse des incompris, des solitaires, des mal aimés. Aucune de ses positions politiques, aucune de ses audaces calculées, comme il disait, ne lui ont nui. Au contraire. Tous les honneurs lui sont venus d’un mouvement naturel. Après l’Académie, le Prix Nobel, le Grand Cordon de la Légion d’honneur, des hommages de tous les pays du monde ou presque. Sa simplicité de manières n’en fut pas altérée. Je n’ai pas eu le privilège d’être au nombre de ses familiers, mais le hasard nous avait placés très près l’un de l’autre à l’Académie. Nous bavardions à mi-voix. « Littérairement, me disait-il, nous sommes du même bord. » Ce n’était pas toujours le cas quand il s’agissait d’autre chose. Les jours où nous ne nous entendions sur rien, je n’ai cessé de m’étonner que ce confrère d’une renommée universelle fût si prompt à la discussion moqueuse et acceptât, en riant, que je répondisse aux pointes qu’il me lançait par des impertinences enrobées d’un respect excessif. Comment cet homme si indulgent dans les relations privées n’aurait-il pas eu des amis fidèles !

 

Il s’était toujours intéressé à la politique et même aux actualités les plus fugitives, car un de ses grands soucis était de ne pas s’éloigner de la jeunesse, qui de l’enfant de chœur à la jeune brute ravissante et souveraine tient une place importante dans son œuvre. À l’approche de la vieillesse, il lui sembla que chaque minute devait être vécue avec plus d’intensité et que l’attention du public lui faisait un devoir de prendre parti. Très vite, il devint le journaliste le plus lu et, à coup sûr, le seul membre de l’Académie dont le nom ne pouvait être prononcé sans faire flamber les passions. Ce n’est pas qu’alors il y ait eu rupture entre ce nouvel homme et le romancier. Il reste lui-même et son personnage central, lui non plus n’a pas changé : c’est toujours sa bourgeoisie pécheresse. Il n’est pas prophète à la façon de Bernanos ; il n’est pas doctrinaire ; il n’est pas raisonneur ; il n’est pas collectionneur de statistiques et de dossiers. Sa sensibilité le guide. Il se fie à son cœur et, de son art romanesque, il garde le penchant de décrire l’ennemi. De même que dans ses romans, on ne l’a pas vu s’étendre sur la félicité des justes, journaliste, il ne vante guère les bienfaits du régime qu’il aime, du parti qu’il défend. Il attaque leurs adversaires, les accable de son ironie, les écrase de son mépris, s’efforce de les toucher au point sensible, avec de soudains retours de charité. Ceux-là même qui ne le suivent pas, qui s’irritent même en le lisant ne peuvent s’empêcher d’admirer dans ses articles le halètement fiévreux de la phrase, la verve piquante et farouche, l’alacrité, l’astuce, les extraordinaires trouvailles d’épithètes, les images bouffonnes ou tragiques, soutenues par de subtiles variations.

 

Usant du plus neuf moyen de communication avec la masse des inconnus, il parut très souvent aussi sur les écrans de télévision. Devant l’œil énigmatique de la caméra, devant les millions de regards qui suivaient son image animée, il fut aussi naturel, aussi à l’aise, aussi vrai, aussi Mauriac que dans ses vignes de Malagar ou dans son appartement d’Auteuil. Sa voix brisée par la maladie donnait à ses paroles une profondeur inaccoutumée, sans, pour cela, en altérer le tempo, ni la verve. Les techniciens, les fervents de la télévision découvrirent avec surprise que ce peintre des âmes noires était, lorsqu’il le voulait, une vedette populaire et il est visible que ce rôle nouveau l’a amusé, en ajoutant quelque chose à sa physionomie.

 

Les événements, sans doute, s’engloutissent dans l’oubli avec une telle hâte qu’il est certain que beaucoup de choses écrites ou dites par lui à leur propos ne seront plus ressenties, ni comprises comme elles l’ont été à l’heure même. La France aura d’autres sujets de crainte, d’espoir et de discorde. Mais c’est la gloire singulière des grands écrivains d’affronter la postérité, en lui présentant non point ces choses énormes qu’évoquent les noms des conquérants, des bâtisseurs, des chefs d’État, des créateurs de sociétés, mais tout humblement les mots qu’ils ont assemblés et ces syllabes fragiles, qui survivent aux empires, sont ce qu’il y a de plus durable sur notre terre, parce qu’elles sont gorgées des puissances mystérieuses qui envoûtent le lecteur, qui lui apportent la joie, l’amour, le remords, qui font qu’il se passionne pour des ombres devenues des êtres de chair et de sang, qui font surtout qu’après avoir lu certains livres, il sent qu’il n’est plus le même qu’au moment où il les a ouverts. François Mauriac restera comme un des plus grands prosateurs dont notre pays et notre langue puissent s’enorgueillir. Il appartient à cette lignée qui, par des cheminements souterrains, va de Bossuet à Rousseau et de Chateaubriand à Barrès, encore qu’on ne puisse le comparer à personne, parce que sa marque propre est une puissance émotive qui éclate en décharges, un climat de soufre, de foudre et de fièvre, quelque chose de frémissant et de contenu dont on ne trouve exemple nulle part. Ce rang glorieux, cette place de lumière, nous pouvons d’ores et déjà l’assigner à François Mauriac, parce que sa longue vie a l’effet d’un recul. Certain jeudi, alors que déjà il n’assistait plus à nos séances et que les nouvelles de sa santé n’étaient pas bonnes, je dis à mon voisin Henri Troyat :

— Aujourd’hui encore, nous pouvons espérer revoir Mauriac parmi nous. Mais s’il venait à nous manquer, nous nous apercevrions qu’il est irremplaçable.

En lui disant adieu, au nom de la Compagnie, c’est le mot que je répète : irremplaçable. Mais, devant ce cercueil, au milieu de cette pompe funèbre, je ne puis terminer que par une phrase de lui, très belle, qui est une des clefs de son œuvre : « Ce qu’il y a de plus triste au monde, ce n’est pas l’angoisse humaine, mais que tant d’hommes ne ressentent pas d’angoisse. »