Hommage à M. Angelo Rinaldi, en l'église Saint-Germain-des-Prés

Le 16 mai 2025

Amin MAALOUF

HOMMAGE

À

M. Angelo RINALDI

PRONONCÉ PAR

M. Amin MAALOUF
Secrétaire perpétuel

en l’église Saint-Germain-des-Prés

le vendredi 16 mai 2025

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Quand la vieille et lourde porte derrière laquelle se réunit l’Académie française s’ouvrait soudain, en pleine séance, c’était pour Angelo. Qui avançait, sans se presser, en distribuant à gauche à droite sourires et salutations.

Il se dirigeait vers l’une des deux places qu’il avait faites siennes. D’ordinaire, nous avons chacun une place, attribuée le jour de notre installation et que nous gardons la vie entière. Lui seul en avait deux, l’une près de la sortie, l’autre au milieu de la salle. Mais personne ne s’en offusquait, c’était Angelo.

Quelquefois, il arrivait plus tôt, notamment les jours où nous devions parler des différents prix littéraires. Aussitôt, il allumait une cigarette, sans se soucier des interdictions. Si l’un ou l’autre de ses amis le lui reprochait, en invoquant le règlement, les risques de santé, voire les risques d’incendie, Angelo faisait la sourde oreille, et on ne lui en voulait pas pour autant.

On lui avait reconnu, une fois pour toutes, le droit à la rébellion.

Lui-même aurait préféré parler de résistance. Il aimait à dire qu’il était né un jour avant l’appel du 18 Juin, et il vouait à l’auteur de l’Appel admiration et fidélité. Il a toujours considéré que la légitimité était bien supérieure à la légalité, il traitait la première avec loyauté, et la seconde avec désinvolture.

La résistance était, chez lui, une attitude constante, une règle de vie, qui se manifestait partout, y compris dans la confection du Dictionnaire. En la matière, nous avons tous quelques marottes. Angelo avait les siennes, vaillantes et immuables. L’une d’elles, devenue proverbiale, c’était la chasse aux adverbes, surtout ceux qui comptent quatre ou cinq syllabes et qui finissent en « ment ». Lorsqu’un auteur choisit le verbe ou le qualificatif adéquat, les adverbes ne servent à rien, disait Angelo. Et il pouvait se montrer impitoyable…

Une autre de ses exigences, moins ébruitée, mais que connaissent tous ses confrères, est qu’il cherchait réellement à coiffer le Dictionnaire d’un bonnet rouge. Chaque fois qu’un exemple mentionnait un roi, un marquis ou un duc, chaque fois qu’on évoquait un domaine qui flairait l’aristocratie, telle l’héraldique ou la chasse à courre, Angelo protestait. Tout ce qui lui rappelait les privilèges de classe, ou l’Ancien Régime, lui paraissait insupportable, et il militait pour sa suppression.

On pourrait conclure de ce qui précède qu’il était résolument progressiste. Ce serait un grave malentendu. Son esprit de résistance pouvait parfois l’amener aux positions les plus révolutionnaires, mais souvent aussi aux plus conservatrices.

Il résistait farouchement aux innovations. Le téléphone, oui, il l’avait adopté, mais pas le reste. Ni l’ordinateur, ni la messagerie électronique, ni les réseaux sociaux, sans même parler de ce qui a trait à l’intelligence artificielle. À ses yeux, tout cela était, en un mot, la barbarie.

Il n’avait pas un amour immodéré pour notre époque. Il cultivait son monde à lui, qui était de moins en moins le monde des autres. Il avait sa France à lui, sa Corse à lui, et, au plus secret de son âme, son Italie. Et il avait aussi l’Académie, où ses rébellions ne suscitaient que de l’affection, de l’amitié et de la connivence, même s’il fumait au mauvais endroit et poussait les portes à l’heure qui lui plaisait.