HOMMAGE A ÉDOUARD ESTAUNIÉ
le 2 mars 1962
DISCOURS
PRONONCÉ AU COURS DE LA SÉANCE COMMÉMORATIVE
DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
Le jardin de la rue Raffet sentait le vent d’automne et les feuilles mortes. Sur le haut mur de l’immeuble qui en formait le fond, la vigne-vierge du Japon était comme un rideau de pourpre sombre striée de vent. Tout était ordonné dans le petit enclos ; les allées tirées au cordeau, les buis taillés, la pelouse bien rase avec, à chacun de ses quatre angles, un haut rosier sur tige qui portait encore des grappes roses. Mais, comme pour nuancer d’une touche de poésie cette rigueur polytechnicienne, de chaque côté du perron, le long de la façade de l’hôtel, des roses trémières se dressaient, hautes et dégarnies comme elles sont lorsqu’est venu l’automne, leurs derniers pompons de papier de soie se balançant dans l’air mouillé.
On montait l’escalier obscur, suivait un long couloir bordé de livres. Dans un bureau de taille modeste, un homme était assis, sur un coussin de caoutchouc, dans un vaste fauteuil, devant une table minutieusement rangée. Un plaid lui couvrait les épaules et une couverture de laine des Pyrénées lui enveloppait douillettement les jambes. Mais quand cet égrotant relevait la tête et plantait son regard dans celui du visiteur, l’impression que recevait celui-ci était saisissante. Les yeux, d’une couleur jaune et brune, semblaient brûler d’un feu d’intelligence et d’angoisse. Ordonné autour du croc militaire de la moustache, le visage était tout en muscles saillants, en tendons et en rides, cependant qu’au-dessus des touffes impérieuses des sourcils, le front se dressait, lisse d’une plénitude singulière, jusqu’aux cheveux en brosse, drus et blancs.
L’effet assez intimidant que donnait ce visage de capitaine, — on l’a comparé à celui de Lyautey, — pourtant ne durait pas longtemps. Un sourire éclairait les traits et la voix, chaude mais basse, se faisait d’emblée accueillante. L’entretien s’engageait aussitôt, par une série de questions qu’il était vain de prétendre interrompre en s’enquérant de la santé de l’hôte, plus encore en cherchant à le faire parler de l’œuvre en cours. Un geste de la main, — de cette main maigre dont l’éternelle cigarette jaunissait le bout des doigts, — tout en paraissant dissiper la fumée, chassait aussi les questions indiscrètes. Même aux pires moments de ses épreuves physiques, — et le ciel sait qu’elles lui furent généreusement données, — quand il était flagrant, rien qu’à voir sa face crispée, qu’il souffrait mort et passion, il était impossible de lui arracher un mot, non pas même de plainte mais d’aveu, impossible de l’empêcher d’interroger le visiteur comme si cela seul qui le concernait méritait qu’on en parlât. Chez cet homme torturé, l’esprit s’était si bien soumis le corps que celui-ci n’avait qu’à obéir, à faire silence...
C’est ainsi qu’un jeune écrivain, ayant, pour la première fois, en 1924, gravi le perron de la rue Raffet, bien souvent retrouva, par la suite, dans le petit bureau d’angle, l’aîné devenu son maître et son ami. L’hôtel que son propriétaire avait lui-même conçu et dessiné, a disparu sous les coups des bulldozers, et un building de luxe se dresse à son emplacement. Il n’y a plus de buis taillés, de « crimsons » ni de roses trémières que dans nos mémoires. Mais en ces jours où l’on célébrerait son centenaire, qu’il soit permis au visiteur de jadis de rendre en amitié et en gratitude ce qu’il reçut d’Édouard Estaunié.
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Vous venez, mon cher Président[1], de rendre un hommage lucide et fervent au grand écrivain que fut Édouard Estaunié, au romancier de la province, de la Solitude, de la vie secrète et aussi au Président de la Société des Gens de Lettres éminent qu’il fut également. Je voudrais essayer de faire revivre quelques instants l’homme qu’il fut, l’homme tel que nous l’avons aimé et connu, l’homme qui, laissez-moi le dire, dépassait de beaucoup le romancier. Non pas seulement parce qu’en un sens, l’œuvre littéraire fut pour lui un second métier, un violon d’Ingres si l’on préfère, poursuivi durant les heures du dimanche qu’il sauvait des dévorantes besognes du haut fonctionnaire des Postes, Télégraphes et Téléphones qu’il fut, voire de celles qu’il ramassait comme des miettes, le soir, durant ses voyages d’inspection, en quelque chambre d’hôtel, ainsi que fait le protagoniste de l’Infirme aux mains de lumière. Pas seulement parce que, très discret sur tout ce qui regardait son travail de romancier, il était au contraire disert sur ce qui concernait sa vocation d’ingénieur, se montrant, là comme en tout, un esprit merveilleusement libre des préjugés et des routines, qui pensait les conditions techniques de son métier avec une très étonnante audace, annonçant dès 1930 que le jour était proche où, grâce à ce qu’on appelait encore la T.S.F., on téléphonerait de Paris à New-York en attendant que ce fût avec la lune, et établissant même un plan de reconstruction des Hôtels des Postes pour que sur leurs toits en terrasses vinssent atterrir les hélicoptères de l’avenir !
Non, ce n’était pas seulement pour ces raisons, assez extérieures, que le romancier, aux yeux de ses intimes, était bien loin de correspondre à l’homme tout entier. Cet écran que la notoriété place entre un écrivain et les lecteurs qui le considèrent, était, en son cas, une sorte de verre rétrécissant. L’extraordinaire intelligence qui animait la moindre de ses conversations, servie par une information immense et sûre, l’acuité de ses jugements sur les êtres et les événements, n’apparaissent peut-être pas dans ses romans aussi clairement qu’aux yeux de ceux à qui Edouard Estaunié acceptait de se confier.
Ceux-là étaient rares. Quelques grandes amitiés suffisaient à ce solitaire, sur qui les prestiges du monde étaient sans prise et qui ne donnait son affection qu’à bon escient. À Paris, le seuil de la rue Raffet n’était guère franchi que par quelques dizaines d’intimes, d’ailleurs divers quand aux genres et aux origines : Daniel Halévy, Raymon Eschollier, le Père Sanson, André Bellessort, bon barbu à la voix éclatante, l’abbe Henri Bremond qui venait puiser là des arguments pour le combat de la poésie pure et, trottant menu, si discrète qu’on l’eût crue sortie d’un roman d’Estaunié, Mademoiselle Perrin, l’éditeur à qui il demeura toute sa vie fidèle. À Dijon, dans cette claire « Maison du Sage » qu’il s’était fait construire, non loin du parc, proche d’un beau jardin où sa compétence en matière horticole s’affirmait en des choix heureux, les familiers étaient moins nombreux encore : Gaston Roupnel, le romancier de Nono, qui confrontait ses idées sur l’histoire de la campagne française à celles de ce lucide observateur ; Monseigneur Moissenet, le créateur de la fameuse « Maîtrise de la Cathédrale » dont Estaunié partageait les recherches et les soucis, et, venue d’Auxerre, chère entre les chères, Marie Noël, dont il fut un des premiers, avec Bremond, à discerner les dons, et à deviner ce qui se cachait de puissance de tragique dans cette vieille demoiselle à l’aspect modeste, de la plume de qui coulait avec grâce des vers d’espérance et de foi.
C’était dans ces entretiens confiants avec quelques amis rares, qu’Estaunié vraiment se livrait. Sa conversation se faisait étonnement vivante, prompte, variée. Rien n’y était jamais convenu. Les êtres se trouvaient pesés aux plateaux d’une exacte balance, et qui ne se laissait incliner par aucune considération mondaine, par aucune complaisance aux glorioles ni aux gloires, fussent-elles académiques. Le mot tombait, comme frappé au coin et d’une vérité percutante : en même temps la lueur des yeux se faisait plus vive, se nuançait de malice, ou bien laissait transparaître quelque regret étonné et tendre. La « sagesse » qu’il invoquait en baptisant sa maison de Dijon, telle était bien la qualité maîtresse de son esprit ; à l’écouter on apprenait à ne pas se laisser abuser par les hommes, sans cesser pour autant de les aimer.
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Et cependant… Si avancé qu’on fût dans l’intimité de cet homme, il faut bien l’avouer : à mesure qu’on le connaissait davantage on se rendait aussi bien compte qu’au-delà d’une certaine limite, on n’avancerait plus. Peut-être l’éclat de sa conversation, la sagacité sans reprise dont elle témoignait, faisaient-ils office d’écran. Une zone existait, de toute évidence, où jamais, personne n’avait pénétré, du moins par le seul canal de l’amitié, si ancienne fût-elle et sincère.
Et c’est ici qu’en considérant l’homme on rejoint l’œuvre, celle-ci étant, dans une très large mesure, explicitée par celui-là. Ces romans, au ton si objectif, où l’auteur, si visiblement se refuse à porter son cœur en écharpe, en fait, pour qui sait les entendre, ont tous une valeur de confidence. Les grands thèmes qui s’y développent procèdent tous de ce qui était, pour