Hommage de M. Dominique Fernandez à M. François Weyergans

Le 6 juin 2019

Dominique FERNANDEZ

HOMMAGE

de

M. Dominique FERNANDEZ

prononcé au cimetière du Montparnasse
le jeudi 6 juin 2019

 

 

François,

Toi qui nous avais habitués à arriver en retard, voilà que tu es parti en avance, nous laissant tristes et désemparés. Tu pars, mais en même temps tu nous as fourni, par tes livres, le moyen de surmonter notre deuil. Contre chaque agression de la vie, tu nous as donné les anticorps nécessaires. Et, pour lutter contre la plus cruelle de toutes, celle qui nous réunit aujourd’hui, le titre même d’un de tes livres nous rappelle que Rire et pleurer sont les deux faces d’un même chagrin. Tu étais de ceux qui, tout en étant eux-mêmes convaincus de l’universelle sottise et vanité du monde, refusent de s’étioler dans un désespoir stérile ou de se raidir dans un mépris hautain.

La drôlerie de tes romans est irrésistible, et pourtant ils portent sur des sujets graves, sur des blessures durables, relations, toujours manquées, entre un père et un fils, rupture et séparation d’un couple, échecs professionnels, embarras financiers, déceptions chroniques, névroses obsessionnelles ; cette drôlerie s’exerce aux dépens du guignon qui s’acharne sur les pauvres humains. Rien n’échappait à tes sarcasmes, que tu avais l’élégance d’envelopper de fausse indolence, de coq-à-l’âne comme paravents de l’angoisse, de cette légèreté malicieuse qui est une des formes les plus méditées de la profondeur.

Nous t’aimions pour un autre trait de ton caractère : cette façon d’être ici et nulle part, habitant de la Lune plus que de la Terre, citoyen d’un royaume où tout est flou, vague, sans cause première ni conclusion possible. Tu arrivais en retard, non seulement dans tes rendez-vous, même les plus importants, comme le rendez-vous avec l’immortalité, mais pour remettre tes manuscrits à tes éditeurs impatients ; et puis, avec une soudaineté stupéfiante, tu émergeais de ta capsule lunaire, tu leur remettais ce que tu leur avais promis. Ce n’était pas la négligence qui t’avait empêché de les finir dans le délai prescrit, c’était le sentiment que tout peut basculer jusqu’au dernier moment, comme dit un de tes personnages, et qu’un livre, par conséquent, peut devenir tout à coup le contraire de ce qu’il était jusque-là ; et que, ce que tu voulais dire, c’était peut-être tout autre chose que ce que tu avais commencé par dire. Y a-t-il un acte plus arbitraire que celui de terminer un livre, de mettre le mot « fin » à quelque chose qui doit rester en perpétuel mouvement, sous peine d’être un mensonge à ce qu’on se doit à soi-même ? Être écrivain, pour toi, c’était à la fois écrire et ne pas écrire, te dépêcher et procrastiner, aspirer à l’accomplissement et refuser l’achèvement. Tu écrivais moins pour t’exprimer que pour vérifier que tu étais inexprimable. « On se rassure comme on peut, moi je préfère me rassurer en m’inquiétant », as-tu écrit, et l’on pourrait choisir cette phrase comme devise de toute ton œuvre.

Cher François, heureusement pour nous, tu les as finis, tes livres, tu as eu pitié de nous voir les attendre. Ta mort, aujourd’hui, transforme ces manuels de fuite et d’esquive en viatiques et leçons de courage pour les survivants. Nous, qui nous laissons si facilement abuser, ton désabusement nous a ouvert les yeux. Nous, qui nous aveuglons par lâcheté, ta lucidité sans concessions nous a remis dans le droit chemin. Nous nous sentons plus forts après t’avoir lu.

D’ailleurs, es-tu vraiment parti ? T’es-tu éloigné de nous ? Absolument pas. Tu ressembles à ce personnage dont un de tes auteurs préférés écrivait : « Un homme décide de partir en voyage. Il passe dans la pièce d’à côté, et dit : “Je suis arrivé”. » Cet homme, c’est toi, présent et absent à la fois, comme tu l’étais dans la vie ; absent désormais physiquement, mais plus que jamais présent dans nos cœurs et assuré de rester dans nos mémoires.

Je crois que tu aurais aimé ces vers de Gérard de Nerval, sur lesquels je te dirai adieu.

Il était paresseux, à ce que dit l’histoire,

Il laissait trop sécher l’encre dans l’écritoire. [...]

Et quand vint le moment où, las de cette vie,

Un soir d’hiver, enfin l’âme lui fut ravie,

Il s’en alla disant : Pourquoi suis-je venu ?