Funérailles de M. Jean Richepin

Le 16 décembre 1926

Édouard ESTAUNIÉ

FUNÉRAILLES DE M. JEAN RICHEPIN

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

le jeudi 16 décembre 1926

DISCOURS

DE

M. ÉDOUARD ESTAUNIÉ
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Au nom de l’Académie, j’apporte ici, à Jean Richepin l’hommage de nos regrets et de la douloureuse émotion qui nous étreint.

C’était hier encore — ou peu s’en faut — qu’il était au milieu de nous, alerte et droit, ayant l’air de défier le temps par la jeunesse du corps et la vivacité de l’esprit. Nul autant que lui ne se passionnait pour la défense des mots de notre langue : nul ne savait mieux en faire valoir le coloris, parfois trop neuf, parfois devenu désuet. On sentait alors, à l’écouter, qu’il luttait vraiment pour la cause la plus aimée, comme peut seul le faire un grand poète amoureux du verbe, un grand lettré passionné pour les œuvres dont s’illustre notre passé.

Et voici que, soudain, la mort, d’un coup brutal, a fracassé le chêne ; la bouche d’où s’échappaient les propos enflammés s’est fermée. Devant ce cercueil, le cœur encore plein de la réalité d’hier, nous nous demandons où est la vérité.

Il était fils d’officier; il était né sous le ciel d’Afrique et, dès l’enfance, son âme avait été baignée par le soleil en même temps qu’exaltée par le bruit des fanfares guerrières.

Je veux aussi, je veux, comme vous mes ancêtres,
Vivre debout sur l’étrier,

a-t-il proclamé de lui-même, et avec quel orgueil ne se disait-il pas « le doyen des enfants de troupe », voulant marquer ainsi qu’en dépit des hasards qui suivirent, il ne cessa jamais de rester le fils de notre armée, avec tout ce qu’un pareil titre comporte de grandeurs et d’élévation de sentiments !

Il était devenu ensuite normalien et là, dans le commerce quotidien des exemples grecs, il avait acquis une maîtrise de parole éclatante et un culte des rythmes classiques qu’il ne devait jamais délaisser.

Et puis, enfin il était devenu lui-même, c’est-à-dire le poète : celui qui ne touche à la réalité que pour la transformer en thème lyrique, qui ne voit dans l’accident de l’heure qu’une occasion de sonder le destin, et qui, au hasard du délire qui le soulève, jette tour à tour des cris de colère, des musiques héroïques et des chansons populaires.

De ce poète, on dira en détail plus tard quelle fut l’œuvre. Copieuse, drue, elle a successivement, et pour les mêmes motifs, fait scandale, puis triomphé.

Aujourd’hui d’ailleurs, à la lumière redoutable que fait la mort, ne sentons-nous pas déjà que, pareil au grand vent qui chasse la poussière, le souffle qui la traverse ne pouvait que balayer les résistances. Une passion d’affranchissement s’en exhale. Nous en goûtons la beauté musclée, dédaigneuse du sentier battu autant que fidèle aux lois savantes de l’art. Oserai-je ajouter qu’elle nous révèle, jusque dans sa fureur divine, la bonté profonde de l’inspiré qui la créait ?

La lyre déposée, ce grand héritier de Villon, en effet, avait des douceurs d’enfant, ou ne connaissait de violence que pour porter aide à de plus faibles venus à lui.

Précisément parce qu’il avait chanté les gueux, les chemineaux, tous les errants que la vie maltraite, Jean Richepin ne savait point refuser son secours. Parce qu’il se sentait aussi très beau et très fort, il ne connaissait point la jalousie. Enfin, parce qu’il adorait la poésie, il était surtout pitoyable aux poètes.

De quels éclats de joie l’avons-nous entendu fêter l’annonce d’un prix considérable, susceptible d’être attribué à un sonnet unique. « S’il est beau, s’écriait-il, rien ne paiera le bienfait de le lire ! »

Rappellerai-je que sa dernière sortie — faite presque malgré les siens — fut pour défendre un poète ? Il sembla ainsi que, déjà conscient de la fin prochaine, il ait voulu que son suprême plaidoyer fut à la gloire de la Chimère adorable et cruelle qui avait guidé sa route et dont il avait jadis, en des strophes magnifiques, dévoilé la souveraine attirance.

Hélas ! qu’est cette chimère même, quand on se heurte, comme nous le faisons en ce moment, aux grands départs ?

M’inclinant respectueusement devant la douleur de ceux qui le pleurent et déjà le continuent, qu’il me soit permis du moins de reprendre ici les mots d’un autre poète — celui-là que Jean Richepin proclamait le maître de tous — les grands départs ne sont-ils pas aussi de grandes arrivées ?