Funérailles de M. Edmond About

Le 19 janvier 1885

Elme-Marie CARO

FUNÉRAILLES DE M. E. ABOUT

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

Le lundi 19 janvier 1885.

DISCOURS

DE M. CARO

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

 

MESSIEURS,

C’est donc sur le bord d’une tombe, que l’Académie devait recevoir le brillant écrivain qui se présentait, il y a juste un an, à ses suffrages, et nos premières paroles de bienvenue se confondront avec nos derniers adieux. Quelle destinée tragique dans ce contraste d’une fête littéraire qui avait été l’ambition de sa vie, et de cette scène de funérailles qui met fin à toutes les ambitions et à tous les rêves ! — Il est des nôtres, malgré tout, malgré la rigueur de ce dernier coup du sort, qui le ravit aux lettres, au moment où les lettres, triomphant des derniers obstacles, l’avaient désigné pour remplacer notre cher et regretté Jules Sandeau. M. About n’aura pas joui longtemps de l’héritage envié, et, de ce même coup qui nous l’enlève. Jules Sandeau aura perdu l’occasion d’un éloge qui, sous ce pinceau magique, aurait donné un lustre nouveau à son souvenir toujours vivant.

Ce qui frappe le regard, dans l’ensemble de cette existence, heureuse par tant de côtés et pourtant si éprouvée, c’est qu’elle a manqué de cette unité et de cette harmonie pour laquelle les dons les plus rares de l’esprit et la plus brillante culture semblaient avoir préparé M. Edmond About dès sa première jeunesse. S’il avait voulu, il aurait tout obtenu par les lettres seules, ses vraies protectrices ; tout, la paix, la sécurité, le bonheur, la gloire. Il a cédé une partie de ces biens si chers à la politique, qui l’a fatalement attiré, agité douloureusement, finalement trompé. Rien ne l’y désignait, ni sa nature d’esprit, ni le genre de ses études.

Il s’était fait tout seul. Il disait plus tard à ses enfants « qu’il n’avait pour ancêtres que des pauvres, des humbles et des petits ». C’était sa noblesse à lui, et, jusqu’à son dernier jour, il la porta fièrement. Incomparable élève du lycée Charlemagne d’abord, puis de l’École normale, partout il avait laissé des traces de son talent précoce, et l’Université a recueilli avec une sorte d’orgueil maternel, quelques-uns de ses travaux d’écolier qu’elle offre comme des modèles aux générations qui l’ont suivi. Son esprit montrait une floraison hâtive dans telle composition française, dans telle poésie latine dont quelques vers auraient été approuvés par Horace. C’était déjà un écrivain dans les deux langues. Quelle belle revanche qu’un pareil souvenir pour ces vieilles méthodes tant décriées aujourd’hui ! Elles n’étaient pas si mauvaises, ces anciennes disciplines d’études, qui, pour ne parler que des morts, produisaient, au sortir du collège, des écrivains tels que Prévost-Paradol et Edmond About. Nous attendons les nouvelles méthodes à de pareils résultats.

Il sortait de l’École, et, d’un bond, il s’élançait en Grèce, au pied de l’Acropole, dans l’île d’Égine, à Mycènes, sur les bords de l’Eurotas. Le voilà revenu à Paris, rapportant, avec des travaux d’érudition, un livre étincelant sur la Grèce contemporaine. Du jour où parut cette satire, tempérée ici et là par un rayon d’enthousiasme, la fortune de l’auteur était faite. Je me rappelle, comme si c’était hier, le moment unique où nous vîmes entrer du premier coup dans la renommée ce jeune homme privilégié ; ce fut comme le retour triomphal d’un conquérant des lettres qui était allé, lui aussi, chercher en Orient les titres de sa domination future. Je ne me souviens pas, dans une vie déjà longue, d’avoir assisté à un succès aussi rapide et aussi brillant : l’opinion de tous les partis unanime et entraînée, sa bienvenue au jour riant au jeune écrivain dans tous les yeux, toutes les mains applaudissant ou tendues vers lui. Puis coup sur coup, et pour ne pas laisser refroidir l’enthousiasme des Athéniens de Paris, aussi mobiles que les autres, une succession d’aimables et touchants récits, mêlés dans une mesure exquise de sensibilité et d’ironie : Tolla, le Roi des Montagnes, les Mariages de Paris, Germaine, tout cela en trois ou quatre années. Mais vous n’attendez pas, Messieurs, que je fasse la nomenclature de ses œuvres, qui est dans toutes vos mémoires.

On aimerait à reprendre ici la suite de cette vie, à l’imaginer, à la reconstruire sur le modèle intérieur que M. About avait sans doute conçu, à ce moment de ses premiers et glorieux débuts, une vie tout entière consacrée aux lettres. On se figure volontiers une série d’œuvres variées, pleines de fantaisie, sur un fond d’observation de plus en plus sûr, libre et large ; un talent grandissant toujours, non en verve et en éclat, mais en force ; plus d’invention dans les sujets, plus d’économie dans la dispensation de l’esprit, ce don charmant qui peut devenir fatal quand il ne se contient pas et qu’au lieu d’être la parure d’un sujet il veut être tout. À ce prix, About serait devenu un chef d’école littéraire, un maître reconnu ; il aurait eu la gloire infaillible, l’influence incontestée, le bonheur, enfin stable et mérité.

Une partie seulement de cette destinée a été réalisée. Et encore que d’épreuves s’y mêlèrent ! Que d’obstacles se dressèrent sur la voie triomphale ! À partir d’un certain moment, on put apprécier dans cette vie, désormais partagée entre deux préoccupations, le tort irréparable que la politique fit aux lettres. Le terrain où M. About s’engageait est trop mouvant pour les natures prime-sautières ; on y rencontre des pièges de toute sorte et des précipices. Avec quelque bonhomie on est aisément dupe, jusqu’au jour où l’esprit qu’on a vous rend défiant et vous fait rompre trop brusquement des liens trop facilement contractés. Il arrive d’ailleurs que, dans les luttes implacables des partis, on ne mesure plus le mal qu’on peut faire. On inflige et l’on reçoit tour à tour d’injustes et mortelles blessures. C’est surtout dans les questions religieuses, qui touchent à ce qu’il y a de plus intime et de plus sacré dans l’homme, la conscience, qu’il me sera permis de regretter les écarts d’une polémique qui manqua trop souvent de respect, de mesure et de justice. L’horizon de la vie était fermé pour lui ; il souffrait impatiemment qu’on cherchât au delà.

Dans ces luttes politiques et sociales, peut-on croire du moins qu’Edmond About arrivait à se satisfaire lui-même ? Non pas ; il y apportait le plus dangereux des tempéraments en politique, un tempérament littéraire, une facilité d’imagination trop aisément complice de ce qu’il craignait ou espérait, une mobilité inquiète d’humeur, une sensibilité irritable d’amour-propre, une passion d’artiste, tout ce qui livre et découvre aux ennemis l’endroit propice aux plus cruelles blessures. Polémiste redoutable, il le fut ; mais il était condamné à payer par des inimitiés nouvelles chacun des coups qu’il portait, avec une sorte d’ivresse de la bataille, dans cette rude mêlée des intérêts ou des droits alarmés, des convictions ou des passions irritées. Il s’en étonnait quelquefois avec ingénuité. Non, à coup sûr, il n’a pas trouvé le bonheur dans des luttes pareilles. On nous assure que, le feu du combat une fois tombé, About ne se souvenait plus de ses colères non plus que de celles de ses adversaires. Rien n’égalait l’agrément de son commerce intime, sa grâce affectueuse, quand il avait désarmé et qu’il voulait plaire. Ses préjugés les plus violents cédaient à la première explication. Il avait une facilité merveilleuse à oublier les torts des autres et même les siens.

Écartons ces réflexions sur les points qui nous divisaient et sur lesquels la mort nous impose le silence. Rappelons plutôt les vrais titres de son élection à l’Académie : là, nous serons tous facilement d’accord.

L’Académie ne pouvait laisser en dehors d’elle une des formes les plus vives et les plus brillantes de l’esprit français. Elle ouvrit un asile honoré à cette existence errante avec tant d’éclat, tourmentée malgré tant de succès apparents et de triomphes achetés souvent bien cher. Elle devait recueillir cet esprit, cette flamme vive et légère qui brillait sur toutes les questions du jour, éclairant les surfaces sans en pénétrer toujours les profondeurs, mais si engageante, qu’elle attire même ceux qu’elle inquiète. L’écrivain, surtout, appartenait de droit à l’Académie. Il est d’une race fine et supérieure. Pour mon compte, je ne me lasse pas d’admirer cette langue si précise et si nette, puisée aux meilleures sources, et qu’il parlait d’instinct ; cette prose d’allure si alerte et fringante, cette phrase vive, incisive, vibrante et légère, ce style qui a la transparence du cristal et qui laisse voir, au fond, la pensée dans son mouvement intime et son évolution la plus délicate ; avec cela, l’horreur des grands mots ou des mots obscurs et inutilement nouveaux ; rien de subtil ni de tourmenté pour peindre des choses que le style n’a pas à peindre directement et par des effets matériels ; rien de heurté, ni de pénible, ni de violent ; aucun relief exagéré des muscles ; tout y est jeu facile et harmonieux, effort supprimé ou voilé, grâce aisée et lumière.

En louant ce style, je pense honorer une des formes de ce patriotisme dont notre confrère avait la passion. C’est le génie même de notre race que je reconnais là. About aimait la France avec une tendresse exaltée. Deux fois, en 1870 et 1872, dans cette Alsace qu’il ne pouvait pas s’habituer à croire perdue, il faillit payer cher les imprudences de son patriotisme. Tout récemment, une des dernières pages qu’il ait tracées dans son cher journal, d’une main défaillante, est un petit discours énergique, sobre et charmant, un salut qu’il envoie, après un vote de la Chambre, à nos braves soldats du Tonkin, pour qu’ils sachent bien que, malgré des dissensions d’opinion, la France ne les oublie pas là-bas, et qu’elle attache son cœur avec sa pensée à leur drapeau flottant sur le fleuve Rouge.

Puis-je, en finissant, ne pas rappeler cette autre passion qui partageait son âme ? C’est au foyer de famille qu’il fallait le voir, oubliant avec bonheur les violences et les agitations du dehors, désarmé, pacifique et bon. Il y a, dans le dernier ouvrage qu’il a publié, une page bien touchante où cette vie de famille est dessinée en quelques traits. Je la relisais ce matin avec attendrissement, en pensant à la triste cérémonie qui nous attendait ici : « Je ne suis plus un jeune homme, il s’en faut, dit le héros du roman qui se confond un instant avec l’auteur. Mes cheveux ont blanchi et ma barbe grisonne ; mais ma femme et mes enfants me trouvent bien ainsi, et c’est le principal. Les chers petits ne m’ont encore donné que de la joie et de l’orgueil ; peut-être un jour écrirai-je, à l’usage des autres pères de famille, l’éducation de ce petit monde et les tracas qu’entraîne le choix d’une carrière pour les garçons, le choix d’un mari pour les filles... Ma chère femme n’a pas changé à mes yeux depuis le jour de notre mariage. Ce que je puis vous assurer, c’est que je l’aime aujourd’hui plus qu’hier et un peu moins que demain.[1] »

Que pourrais-je ajouter à cette dernière confidence du père de famille, à ce dernier récit du foyer heureux ? C’est sur ce souvenir plein d’émotion et de larmes que je veux dire adieu, au nom de l’Académie, à notre confrère, un des plus récents et déjà perdu pour elle, à l’écrivain célèbre qu’elle n’a fait qu’entrevoir et qui emporte avec lui quelques-uns des plus précieux dons de l’esprit national, une part de la fortune littéraire de la France.

 

[1] Le Roman d’un brave homme, page 455.