Funérailles de M. de Rémusat

Le 8 juin 1875

Charles de VIEL-CASTEL

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE

M. LE BARON DE VIEL-CASTEL

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. DE RÉMUSAT

Le mardi 8 juin 1875.

 

MESSIEURS,

Parmi tant d’hommes distingués qu’a produits la génération à laquelle appartenait M. de Rémusat, il était sans doute un des plus éminents. D’autres, plus compétents et plus autorisés que je ne saurais l’être, célébreront en lui le libéral sincère et désintéressé, resté fidèle, pendant plus d’un demi-siècle, à travers tant de vicissitudes, dans les rangs de l’opposition comme sur le banc du ministère, aux principes qu’il considérait comme les meilleures garanties de la liberté et de la dignité humaine. D’autres pourront dire comment, enrôlé dès la première jeunesse sous le drapeau de la philosophie spiritualiste, il n’a cessé d’en défendre les doctrines, même après que, dans notre France si mobile et si changeante, elles eurent perdu une partie de la faveur qu’elles avaient alors retrouvée. Ma tache est plus modeste. Organe de l’Académie française, interprète de ses douloureux regrets, je vais seulement indiquer en peu de mots les qualités par lesquelles M. de Rémusat méritait d’être considéré comme un de ses plus illustres membres.

Le trait distinctif de son esprit, celui qu’on remarque à des degrés différents dans la plupart de ses nombreux écrits, c’est l’amour, le culte, la curiosité des idées. Il éprouvait le besoin de les comprendre toutes. même celles qui étaient le plus opposées à sa manière de voir ; de discerner la part de vérité qu’elles pouvaient contenir, de se rendre compte de leur origine, de l’influence qu’elles avaient exercée ou qu’elles pouvaient exercer encore sur d’autres hommes, sur d’autres peuples, sur d’autres époques ; et presque toujours, à force de pénétration et de sagacité, il en venait à bout. Nul n’a su mieux exposer, en histoire et en littérature comme en philosophie, les systèmes les plus contraires, et en présenter les divers aspects avec une telle impartialité qu’elle l’exposait à être accusé d’indifférence ou de scepticisme. L’élégance, la délicatesse, la finesse de l’expression relevaient encore chez lui ces dons si rares. Plusieurs de ses ouvrages, par la nature des sujets qui y sont traités, ne sont sans doute à la portée que d’un petit nombre de lecteurs ; mais il en est d’autres que son imagination ingénieuse et brillante a su rendre accessibles à un public moins restreint.

Pour se faire une juste et complète idée de M. de Rémusat et de son action sur ses contemporains, ce n’est pas assez d’avoir lu tout ce qui est sorti de sa plume ; il faut tenir compte encore de l’influence qu’il a exercée pendant tant d’années, par le charme de sa conversation, dans les cercles d’une société plus amoureuse des choses de l’esprit et des spéculations philosophiques et politiques que celle qui lui a succédé.

Admis, il y a trente ans, dans l’Académie française, il en était, pendant tous les séjours qu’il faisait à Paris, un des membres les plus assidus lorsque des devoirs impérieux ne l’appelaient pas dans une autre enceinte. Il intervenait fréquemment dans ses délibérations avec l’autorité et l’efficacité qui appartenaient à une telle intelligence. Il y a douze jours à peine, l’Académie discutait une question grammaticale assez délicate, parce qu’elle se compliquait de quelques considérations historiques. Il prit plusieurs fois la parole pour chercher à l’éclaircir, et, par les lumières qu’il y jeta, il contribua beaucoup à préparer la solution qu’elle devait recevoir plus tard en son absence. Il avait porté dans ce débat une vivacité, une chaleur même qui semblaient prouver qu’à tous égards il était en pleine possession de la vie. Pouvions-nous penser que nous le voyions pour la dernière fois, et que, peu d’heures après, il devait tomber pour ne plus se relever ? Ce sont là de ces douloureuses surprises dont l’existence humaine est remplie. On s’en étonne toujours. Quoi de plus naturel pourtant, lorsqu’il s’agit d’hommes qui, comme M. de Rémusat, comme moi, comme plusieurs de ceux qui m’entourent, ont atteint et même dépassé l’âge après lequel il ne reste plus. dit-on, que des années de grâce ? À une aussi singulière imprévoyance je ne vois qu’une explication. La Providence n’a pas voulu que le sentiment toujours présent de notre fin prochaine nous empêchât de prendre aux choses de la terre assez d’intérêt pour prêter aux générations plus jeunes le secours de notre expérience lorsqu’elles consentiront à l’accepter.