Funérailles de M. Charles Nodier

Le 29 janvier 1844

Charles-Guillaume ÉTIENNE

DISCOURS DE M. ÉTIENNE,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. CHARLES NODIER,

Le lundi 29 janvier 1844.

 

MESSIEURS,

La mort frappe à coups redoublés dans nos rangs : à peine la tombe de Casimir Delavigne est fermée, que s’ouvre la tombe de Charles Nodier. Le fauteuil de notre poète national est, encore vacant, et nous perdons un de nos meilleurs écrivains, le premier de nos philologues.

Interprète des regrets de l’Académie, pourrais-je les exprimer sans qu’une profonde émotion altère ma voix ? Une amitié de quarante années, que ne troubla aucun nuage, dans des temps si orageux, m’attachait à l’homme de bien que pleure aujourd’hui la France littéraire. Son goût, formé de bonne heure à l’école des grands maîtres, a soutenu, dirigé mes naissants efforts, j’ai reçu de lui les premiers conseils ; devais-je m’attendre à la triste mission de lui adresser les derniers adieux !

Le devoir pieux que j’accomplis n’aurait pas mis à une moins douloureuse épreuve quiconque eût été l’organe de nos sentiments. Charles Nodier n’avait pas un confrère qui ne fût un ami. La bonté de son cœur, qui éclatait même au milieu de la supériorité de son esprit, son amour du beau et du vrai dans quelque écrivain qu’il les rencontrât, son enthousiasme pour tous les nobles sentiments, sa tolérance pour toutes les opinions, lui avaient assuré dans le monde littéraire et érudit, cette sincère estime, ces solides amitiés, que n’affaiblissent point de passagères discordes, qui survivent à toutes les querelles d’école, à toutes les violences de parti.

Qui de nous, au moment où il vint se reposer dans le sanctuaire académique, des agitations d’une vie déjà fatiguée, ne se souvient de l’avoir vu se vouer tout entier à nos paisibles études, consacrer ses veilles à ce grand dictionnaire historique de la langue, où il apportait avec tant d’amour, des connaissances si variées, une érudition si vaste, une critique si éclairée ? Et dans ces discussions littéraires et morales , auxquelles ont donné tant de prix et tant d’éclat les concours fondés par un des plus illustres bienfaiteurs de l’humanité, qui de nous ne se rappelle les profondes et étincelantes inspirations de Charles Nodier, ces pensées si originales et si naïves, cette philosophie à la fois si chagrine et si douce, cette élocution brillante et pure sous le charme de laquelle se révélaient tant de raison et tant d’esprit , tant d’illusions et tant de désenchantements ; ces conversations intimes où il s’abandonnait avec effusion aux saillies quelquefois un peu paradoxales d’une imagination mobile et rêveuse.

Mais ce n’est point dans ce lieu funèbre que doivent se retracer ses titres à la gloire littéraire. Il est une autre enceinte qui retentira plus tard de ses succès, où sa mémoire recevra le juste tribut de l’estime et de la reconnaissance publiques. Ici, c’est à ses vertus privées c’est aux qualités de son cœur, c’est au père, à l’époux, au chef d’une famille tendrement aimée, que nous rendons le dernier hommage ; nous venons mêler nos larmes aux larmes que répandent ses enfants, ses proches et tant d’amis désolés, qui se pressent autour de sa dernière demeure.

Ah ! qu’il me soit permis de me confondre dans cette famille éplorée ! Je dois, pour peindre d’un seul trait ce noble cœur qui a cessé de battre, je dois dans ce moment suprême rappeler une circonstance de ma vie, où il acheva de m’attacher à lui par un de ces liens puissants que ne peut rompre la mort même ! II y a trente ans, au milieu des discordes publiques, exilé de l’Académie, menacé d’être banni de la terre natale, je vois accourir Charles Nodier, et il m’adresse ces paroles qui ne sont jamais sorties de mon cœur : « Dieu vient de m’accorder un nouvel enfant, je pourrais lui assurer un haut patronage, je viens le placer sous celui d’un ami malheureux : je vous prie de lui donner votre nom !... » Hélas ! cet enfant chéri l’a dès longtemps précédé dans la tombe. Que du ciel, où ils se sont rejoints, ils reçoivent l’expression d’un ineffaçable souvenir et d’une inconsolable douleur !