Funérailles d’Alfred Capus

Le 4 novembre 1922

René DOUMIC

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES  DE M. ALFRED CAPUS

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le Samedi 4 novembre 1922

DISCOURS

M. RENÉ DOUMIC
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

L’Académie française, déjà si cruellement éprouvée au cours de cette année, vient d’être de nouveau frappée, et si brusquement ! Quand nous apprîmes, il y a quelques jours à peine, qu’Alfred Capus était malade, qui de nous pouvait croire que la maladie dût si tôt nous l’enlever ? L’image que chacun de nous conservait de ses dernières rencontres avec lui, était si alerte et souriante ! Il avait un tel air de jeunesse ! Il avait tant de vraie jeunesse, jeunesse d’une imagination toujours fraîche et d’un caractère toujours aimable et facile, jeunesse de cet esprit vif, pétillant, léger, qui était sa marque et qui restera son honneur.

L’esprit ! Alfred Capus était un de ceux qui représentaient le plus joliment, le plus brillamment, parmi nous, cet esprit qu’on appelle parisien, non pour en faire le privilège d’une seule ville de France, mais pour désigner en lui la quintessence de l’esprit français. Cet esprit ne signifie pas seulement une manière de faire les mots d’esprit, mais une manière de penser et de sentir, de penser avec finesse, sans étroitesse et sans raideur, d’observer avec, pénétration et sans amertume, avec malice et sans méchanceté, de voir les choses telles qu’elles sont et de ne pas leur en vouloir de ce qu’elles sont et de mêler clans un dosage subtil la raison et la fantaisie. Et c’est encore une manière de dire et d’écrire avec une simplicité aisée, avec cette mesure et cette discrétion, avec ce sentiment des nuances et cette grâce qui se résument dans une qualité exquise et française entre toutes : le goût. Plus tard, quand on voudra savoir quelle sorte d’esprit eurent de notre temps les Français qui avaient le plus d’esprit, on relira une chronique, un dialogue, un roman, une comédie d’Alfred Capus.

Comme beaucoup de notoires représentants de l’esprit parisien, Alfred Capus n’était pas né à Paris. Il venait de Provence. Il avait gardé, avec une pointe d’accent qui donnait plus de saveur à ses boutades, la gaîté du soleil de là-bas, le sourire du ciel natal. De fortes études, une belle culture classique avaient fait de lui un lettré, suivant la grande tradition de chez nous, et lui avaient donné le goût des idées. Ce lettré était un scientifique. Il était passé par l’École des Mines. Il n’avait cessé, depuis lors, de s’intéresser à des problèmes dont, plus heureux que la plupart de ses futurs confrères de l’Académie, il avait la clé. On s’en aperçut bien le jour où, succédant à Henri Poincaré dans notre Compagnie, il fit, en termes dignes du sujet, l’éloge de l’illustre mathématicien. Ce beau discours ne fut une révélation que pour ceux qui n’avaient pas encore eu le plaisir raffiné et noble de causer avec Alfred Capus. Sa conversation n’était pas seulement une des plus nourries, une des plus fertiles en aperçus, en vues originales, en suggestions. Sous la surface légère et l’air amusé, on apercevait bien vite le fond solide et l’habitude de la réflexion, la force autant que la souplesse de la pensée. Car je n’ai parlé jusqu’ici que de l’esprit d’Alfred Capus. Chez lui. — et cela vaut d’être remarqué, — l’intelligence était à l’égal de l’esprit. Il avait débuté par le journalisme. On a dit que le journalisme mène à tout, à condition d’en sortir. Alfred Capus est arrivé à tout, sans jamais sortir du journalisme. Au Gaulois d’abord, puis au Figaro, et dans combien de journaux ! il prodigua sa verve, sa gaîté saine, sa fine bonhomie, au travers des centaines ou des milliers d’articles qui abordaient toute sorte de sujets et faisaient mieux que de les effleurer. Il excellait à noter les mœurs du temps. Ce qu’il y a d’admirable dans ces notes marquées au coin de l’actualité, dans cette morale au jour le jour, c’est qu’on peut, trente ans après, en extraire des réflexions et maximes à mettre à côté des plus fameuses que nous ont laissées les plus spirituels moralistes du dix-huitième siècle.

C’est encore au dix-huitième siècle que nous fait penser le romancier de Qui perd gagne, des Années d’aventures ou, tout récemment, des Scènes de la vie difficile. Au cours d’une vie assez accidentée, Capus avait traversé des milieux fort pittoresques. Il nous en rapportait de savoureux récits, contés avec un air de nonchalance et une certaine apparence de décousu qui ajoutaient encore à l’impression de réalité.

Le théâtre le guettait. C’était, au moment où Capus va y débuter, un beau moment du théâtre, une période d’élection pour la comédie de mœurs. Henri Lavedan y apportait sa raillerie cinglante. Brieux son ardeur généreuse et son bon sens robuste. François de Curel son originalité un peu farouche, Maurice Donnas sa grâce souvent poétique cependant que Meilhac prenait gentiment congé du public en lui amenant par la main ces charmants Flers et Caillavet, les mieux faits polir le consoler du départ de Meilhac et Halévy.

Dans cette pléiade, l’auteur de Brignol et sa fille, de la Petite fonctionnaire, de la Veine et des Deux Écoles, se lit tout de suite sa place, une place bien à lui, et au premier rang. C’était la même humanité que dans ses romans, humanité un peu falote, pas très consistante, pas très résistante, dont il semble bien qu’elle soit faite pour flotter au gré des événements et servir de jouet au hasard. Petit monde sans forfanterie, où les moins honnêtes ont cette bonhomie qui vient de l’inconscience, où la gaîté frise parfois le sérieux, où le sérieux s’égaie toujours d’ironie, où rien n’étonne, où tout s’arrange. Tout s’arrange, pas toujours pour le mieux, comme les choses s’arrangent dans la vie qui est, de sa nature, incomplète, imparfaite, et qui continue... Et c’est cela qu’il y a encore de meilleur dans ces comédies : une conception de la vie avertie et indulgente, ce qu’on a appelé : la « sagesse » de Capus.

Cette sagesse allait être mise à une dure épreuve. La guerre venait d’éclater. On vit alors quelles surprises savent nous ménager ces insouciants et ces sceptiques, quelles réserves d’ardeur courageuse et de foi irréductible. Alfred Capus était à son poste de journaliste : il y rendit, à un degré éminent, les services que le pays peut attendre du journaliste en temps de guerre : éclairer, diriger, soutenir l’opinion. La campagne qu’il a menée au Figaro, pendant toute la durée de la guerre, a été une admirable campagne de presse et qui restera justement célèbre. Ces courts articles étaient un condensé de bon sens, de claire intelligence, de confiance raisonnée et sereine. Nous en avons tous fait l’épreuve sur nous-mêmes. Aux jours sombres, aux instants critiques où nous avions besoin de rappeler tout notre courage, il n’est personne d’entre nous qui, ayant lu l’article de Capus, ne se soit senti réconforté. Ainsi, à l’heure du danger, il a rendu service à la patrie : je ne connais pas de plus belle récompense pour un écrivain, je ne sais pas de plus bel éloge pour un Français.

Messieurs, Alfred Capus laisse parmi nous le souvenir d’un parfait homme de lettres. Le meilleur et le plus aimable des confrères, il était de ceux qui n’ont pas d’ennemis. Il était de ceux, plus rares, dont l’amitié est, pour leurs amis, un des charmes de leur existence. Combien de fois nous croirons revoir le pli de sa lèvre malicieuse et indulgente ! Combien de fois nous évoquerons les conseils de cette sagesse souriante qui, à distance, se voilera peut-être de mélancolie ! Aux membres de sa famille, à ses confrères du Figaro devenu sa maison, nous adressons les plus sincères des condoléances et les plus émues. Avec eux nous garderons fidèlement la mémoire de l’écrivain spirituel et délicat, du bon Français, de l’ami très cher et très regretté.