Enseignement et culture

Le 25 octobre 1953

Léon BÉRARD

SÉANCE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU LUNDI 25 OCTOBRE 1953

DISCOURS DE M. LÉON BÉRARD
de l’Académie française

Enseignement et culture

 

Les législateurs qui ont fondé l’Institut de France pensaient, pour de justes motifs, que toutes les connaissances humaines et toutes les productions de l’esprit se tiennent par quelques endroits. À l’Institut où ils se trouvent réunis, le savant, l’écrivain, l’artiste, le jurisconsulte, l’économiste, le soldat, le diplomate ou le politique sont destinés, quelle que soit la diversité de leurs travaux, à s’acquitter ensemble d’un même office ; l’un des objets en est précisément de mettre en lumière tout ce qui relie les uns aux autres les divers ordres du savoir et de la culture. Qu’ont-ils cependant de commun entre eux, ces hommes parmi lesquels il y aurait à marquer tant de différences ? Certaines règles ou méthodes de raisonnement, certaines habitudes d’esprit, certaines façons de penser ou de sentir en tels sujets de grande conséquence : c’est beaucoup. Et ce fond commun, ils le tiennent, le plus souvent, de leur éducation première, des disciplines communes où ils avaient été formés dès leur jeunesse.

Nous avions hérité, en France, d’un type d’enseignement que nous appelions Secondaire, qui est dit maintenant du Second degré. L’élève y faisait comme un apprentissage de la raison et de l’intelligence. Il n’était préparé là, de façon particulière, à aucune profession ni à aucun métier. Ses maîtres n’avaient d’autre fin à se proposer que d’exercer son esprit tout en éveillant sa sensibilité. Ils le disposaient à bien entendre et à suivre autant qu’il le pourrait le précepte de Pascal : travaillons à bien penser. C’était, au dire de plusieurs savants étrangers, la plus originale de nos institutions universitaires ; certains ne laissaient pas de nous l’envier.

Les statuts fondamentaux de cet enseignement, son objet même, on pourrait dire : ses raisons d’être sont aujourd’hui mis en contestation une fois de plus. Qu’en est-il de ce litige, toujours recommencé, et des réformes qui se préparent dans un secret intermittent ? Qu’en pouvons-nous augurer ? Qu’en faut-il espérer ou craindre ? Nous sommes assurés, en évoquant ici ces questions, de ne pas aller contre le dessein des fondateurs de l’Institut.

Abstraction faite des projets que l’on nous a laissé entrevoir, il paraît dès à présent fort difficile de se guider dans le lacis de routes pédagogiques qui conduisent au baccalauréat. Que l’on veuille bien excuser ce que la comparaison ou je me hasarde aurait d’irrévérent : ces itinéraires obscurs, ces diagrammes enchevêtrés font penser aux anciens Indicateurs des chemins de fer avec leurs trains mixtes, semi-express, semi-directs et leurs changements de convoi. Ces annonces parfois énigmatiques n’étaient pas sans causer des déceptions, même des mésaventures, aux personnes casanières qui se risquaient, par occasion, dans un grand parcours. De bons écrivains satiriques en avaient plus d’une fois égayé leur verve. Les écoliers et leurs familles ne seraient-ils pas, eux aussi, exposés à quelques méprises et surprises, parmi les sections, options et bifurcations qu’ils rencontrent le long du trajet de la classe de sixième à la classe de philosophie ou de mathématiques ?

Pour juger du présent état des études classiques, il faut se rappeler les épisodes les plus récents du procès où elles sont impliquées au moins depuis un siècle. Procès d’autant plus curieux et paradoxal, par moments, que sur les points discutés il en est de nombreux et d’essentiels où il semble qu’un accord entre hommes de bon sens soit, pour ainsi dire, inévitable. Qui a jamais prétendu que l’étude des sciences, des langues et littératures modernes ne dût pas concourir, avec celle de l’antiquité, a la formation de la jeunesse ? Par une sorte de miracle, il s’est fait en quelques années, de Lavoisier et d’Ampère à Pasteur, plus de progrès et de découvertes, dans les sciences, qu’il ne s’en était vu pendant de longs siècles. Qui pourrait, traçant les règles d’une éducation libérale, ne point tenir compte de ce renouvellement des connaissances humaines ? Qui s’aviserait d’organiser l’enseignement comme s’il fallait, pour élever des jeunes hommes, les retrancher du monde ou du temps où ils sont appelés à vivre ? Il reste qu’en dépit de tout ce qui les rapprocherait, en cette discussion, ceux qui la mènent avec le plus d’ardeur se montrent surtout attentifs à ce qui les divise. C’est que les Français ne manquent pas de mêler à tout débat sur les questions scolaires d’émouvantes querelles où sont confrontées des idées abstraites, des interprétations opposées du monde et de l’histoire.

Pendant plus de cinquante ans, on a pris à tâche de nous donner les humanités modernes pour l’équivalent des humanités gréco-latines, de nous convaincre en somme qu’une même culture de l’intelligence était le fruit de ces disciplines différentes. On estimait cependant que le classique convenait particulièrement à des élèves assez bien doués pour être rangés un jour dans l’élite de l’esprit, le moderne à ceux que leurs aptitudes propres paraissaient destiner, comme on le disait en termes assez vagues, aux « carrières actives », aux « cadres » de la « vie économique » ou de l’« armée du travail ». Ainsi les études secondaires avaient-elles deux objets distincts à remplir par des moyens pédagogiques réputés assimilables les uns aux autres. Il entrait dans ces vues et dans ces desseins quelques contradictions et quelques incompatibilités. En effet, comme il s’agissait de deux enseignements que l’on nous disait de même valeur, il fallait bien qu’ils fussent donnés dans les mêmes lycées ou collèges, souvent par les mêmes maîtres ; programmes, méthodes étaient les mêmes en partie. Et lorsque le candidat aux « carrières actives » s’était nourri du suc des auteurs français, anglais, allemands ou espagnols, qu’il avait composé des dissertations judicieuses sur le point de savoir en quoi Corneille est « plus moral » et Racine « plus naturel » ou quelles raisons il y aurait pour préférer Alceste à Philinthe, comment se fût-il trouvé mieux préparé que ses camarades latinistes à être explorateur ou chef d’industrie ? Suffirait-il, pour être réputé homme pratique, actif et entreprenant, de n’avoir pas fait de latin ?

À l’heure où nous sommes, la situation de l’enseignement secondaire se caractérise par un fait digne de remarque. Dès qu’il s’agit de changements à opérer dans le plan d’études et les programmes, les réformateurs officiels allèguent des statistiques. Ils tiennent à nous mettre en présence du phénomène social, qui est le sujet majeur de leurs soucis. Deux fois par an, la population surabondante des lycées et collèges fournit des contingents de plus en plus nombreux, prêts à s’élancer vers les Facultés, pour la conquête des diplômes. Au temps des examens, deux fois l’an, un tumulte s’élève dans l’Université ; elle retentit comme d’un fracas de tempête ; le monde scolaire a ses équinoxes, qui sont les deux sessions du baccalauréat.

Une interprétation critique de ce phénomène conduirait à penser qu’il y a trop d’élèves dans les établissements du deuxième degré ; que la véritable réforme, et la plus nécessaire, ce serait de mieux distribuer les recrues entre des enseignements distincts, de diriger vers les études qui leur conviennent les élèves dont il serait manifeste, au jugement de leurs maîtres, qu’ils ne tireront nul profit de celles où ils se sont par erreur engagés. Selon l’avis de Richelieu, la France manquait en son temps de maîtres ès arts mécaniques plutôt que de maîtres ès arts libéraux. C’est une pensée qu’il nous serait plus que jamais aisé de bien entendre, dans sa pleine signification. Nul doute que la pédagogie officielle n’en soit pénétrée et ne reconnaisse quels soins zélés elle doit aux arts mécaniques, dans le monde d’aujourd’hui, qu’elle ne tienne pour un devoir capital de former des techniciens, pourvus d’ailleurs d’une assez solide instruction générale pour se montrer supérieurs à leurs tâches. Il n’est malheureusement pas certain qu’elle soit prête à tirer de faits ou de principes évidents, reconnus par elle, toutes les conséquences nécessaires.

La logique, le bon ordre, la nature des choses voudraient, peut-on croire, que les arts libéraux et les arts mécaniques fussent enseignés séparément, suivant des méthodes distinctes, appropriées aux uns et aux autres. L’enseignement secondaire ou du second degré n’a point cessé cependant de se ramifier. L’option du latin ou du moderne n’était qu’un coup d’essai, un premier signe des temps nouveaux ; nous avons désormais un « baccalauréat technique » et qui se prépare dans les lycées. Il semble que l’on ait voulu assujettir jusqu’aux esprits enfantins à cette loi de la « spécialité » qui gouverne certains domaines de la recherche et du savoir. À l’aide d’une jeune science nommée l’orientation on s’applique à déterminer, chez un enfant de onze ou douze ans, quel spécialiste il sera dès sa majorité scolaire. Après quoi, dans les mêmes établissements secondaires, il est proposé aux élèves, selon leurs aptitudes présumées, une grande variété d’études, inégales par nature, équivalentes par décret, administrativement couronnées d’un même diplôme universitaire.

Il est à craindre qu’il ne se rencontre à l’origine et dans le principe même d’une telle organisation ce genre d’erreur qui consiste à comparer entre elles, ou assimiler les unes aux autres, des choses ou des valeurs qui ne sont pas comparables. N’aurait-on pas en réalité décrété une espèce de « péréquation » de la culture ; et n’aurait-on pas contribué, en multipliant les chemins qui conduisent du collège aux Facultés, à faire du baccalauréat l’objet d’une superstition nationale ?

Sans doute nous appartient-il de faire ici quelques réflexions sur de tels sujets et nous est-il loisible de former des vœux.

Les éducateurs certes ont été munis par la psychologie expérimentale de précieux moyens d’investigation. Qu’ils en usent pour étudier le caractère, les dispositions naturelles de leurs élèves et les « orienter », comme on dit, on ne peut que s’en féliciter. Il est cependant peu probable que l’on parvienne à réduire autant qu’on le souhaiterait, en fait d’éducation, la part du hasard et celle du déchet. C’est parfois chez les sujets les mieux doués que les dons se discernent le plus difficilement, que la vocation est lente à se découvrir. Supposé que la science de l’orientation eût été constituée lorsque le jeune Claude Bernard débarquait à Paris et s’en allait tout droit à l’Odéon, pour soumettre au Directeur de ce théâtre le manuscrit d’une pièce en cinq actes et en vers se fût-il trouvé un « orienteur » pour lui représenter qu’il faisait fausse route, qu’il était né physiologiste, qu’il avait moins à attendre de la bienveillance d’un entrepreneur de spectacles que des leçons de M. Magendie ?

D’ailleurs, disons-le, si les études classiques ont survécu aux innombrables réformes dont elles ont été l’objet, c’est aux professeurs que nous en sommes redevables, qu’ils enseignent dans les établissements de l’État ou dans les établissements libres. Par leur expérience et leur zèle inventif, ces exécutants » ont souvent tempéré le programme officiel et rectifié sur le terrain les erreurs où serait tombé l’état-major de la pédagogie. Qu’on se garde de les décourager ou de diminuer leur autorité, par exemple en altérant, par un extrême simulacre d’égalité, la valeur du titre d’Agrégé, d’Agrégé des lettres, singulièrement, puisque c’est celui-là qui a été menacé de la façon la plus expresse.

C’est encore eux, les maîtres, qui sauront atténuer les excès possibles des réformes futures. Ce qu’il faut souhaiter essentiellement, c’est qu’il leur soit donné de maintenir notre vieil enseignement classique, avec ses caractères distinctifs et sa fonction traditionnelle, tout au moins dans quelqu’une des nombreuses demeures dont se compose la maison du Second degré.

Cet enseignement, il n’a point, il n’a jamais eu pour objet de produire des écrivains élégants, ou des orateurs ingénieux. Il ne vise, par le soin qu’il prend du bon langage, qu’à obtenir la rigueur de la pensée. Le français appris avec et par le latin y concourt comme les sciences. Et si les Humanités contribuent, comme il est certain, à développer l’esprit critique, il faudrait pour s’en plaindre s’être persuadé que dans notre société tumultueuse, au milieu des fanfares de la propagande, l’esprit critique et le discernement sont la chose du monde la mieux partagée.

Par l’éducation classique, l’élève est appelé à exercer son esprit sur un fonds héréditaire de connaissances, d’idées, de vérités morales, historiquement inséparables de notre civilisation elle-même. Une somme de la sagesse humaine, ou un répertoire des plus longues expériences de l’humanité que nous ont transmis les écrivains dont il étudie les œuvres. Là il apprend à connaître l’homme par ses traits les plus invariables : l’homme et sa condition, sa grandeur, ses misères. Pourrait-on croire que cette sorte de science ait perdu toute raison d’être et toute utilité depuis qu’on prétend nous rendre présent, par de nouveaux moyens d’expression, tout ce qui se passe sur n’importe quel point du globe ? Plus on voit les images, animées ou inertes, se substituer à la langue écrite ou parlée, les esprits obsédés au même moment de mille objets divers et fugaces, plus il paraît nécessaire que la réflexion et le raisonnement gardent leur part dans l’éducation de la jeunesse ; avec ce travail de maturation lente que nous appelons la culture.

Humanités anciennes, « enseignement de classe », a-t-on dit, école de préjugés conformistes. Ceux qui ont articulé ce grief avaient sans doute oublié ce que les meilleurs historiens nous font remarquer touchant les hommes de la Révolution française. Gentilshommes, clercs, juristes ou publicistes, qui devaient se livrer entre eux de si rudes combats, ils sortaient pour la plupart des mêmes collèges ; ils avaient eu les mêmes maîtres et lu les mêmes livres ; ils étaient destinés, les uns et les autres, à tenir un bon rang dans cette « république immense d’esprits cultivés » qu’avait annoncée Voltaire, prédisant qu’elle s’étendrait à toute l’Europe. Robespierre a appris à composer et à développer tout de même que Barnave ou Malouet ; Barnave, Camille Desmoulins, Vergniaud, Robespierre ont été formés aux mêmes, exercices latins que ce parfait et persévérant latiniste de leur temps, Louis-Stanislas-Xavier, comte de Provence, Monsieur.

L’enseignement classique instruit, il élève ; il n’endoctrine pas. Pensons à des hommes qui se sont trouvés côte à côte sur ses bancs et qu’il a formés ensemble, dans l’espace de trois générations d’écoliers Renan et Lavigerie, Alfred Baudrillart et Jean Jaurès, Victor Bérard et Georges Goyau. Qu’il favorise la liberté et la diversité des esprits, des témoignages récents et irrécusables nous donneraient sujet de nous en féliciter. L’élément le plus foncier de notre culture traditionnelle, c’est une certaine idée de l’homme et de l’humanité que nous tenons de la Grèce, de Rome, du christianisme. Il n’y a rien d’aussi contraire à cette idée que certaines doctrines ou certaines mythologies dont l’influence a tant contribué à troubler le monde. Les nations d’Occident ont constamment opposé au mythe sauvage du sang et de la race la dignité de la personne humaine. Après s’être si héroïquement réclamé de l’antique héritage méditerranéen, par quel oubli ou quel égarement en viendrait-on à le déprécier, réduisant encore la portion qui en sera transmise à la jeunesse ?

Il apparaît en vérité fort nécessaire, la division du travail étant tenue pour loi inéluctable, qu’à une élite largement ouverte à toutes les conditions sociales, une formation commune soit donnée, au commencement de la vie, par un enseignement désintéressé. Notre pays aurait perdu quelque chose de son caractère, quelque chose peut-être de son crédit et de son influence au dehors, le jour où il n’y subsisterait nulle communication réelle, nul lien effectif d’une science, d’un art, d’un métier, d’une spécialité à l’autre. On continuerait, certes, de discuter en France. Encore est-il que toute discussion libre et sérieuse suppose entre ceux qui la conduisent une certaine communauté d’esprit et de langage, qu’ils s’accordent tout au moins sur le sens de certains termes, sur un certain usage du raisonnement.

À l’avenir des vieilles disciplines scolaires, des « hautes et sévères études », comme disait Victor Duruy, sont attachées, il est permis de le croire, les destinées de cette société, vraiment libérale, qu’ont appelée les vœux de nobles esprits et dont nous ne voulons pas désespérer.