En marge des mémoires de Louis Racine

Le 25 octobre 1909

Jules LEMAÎTRE

EN MARGE DES MÉMOIRES DE LOUIS RACINE

PAR

M. JULES LEMAÎTRE
DÉLÉGUÉ DE L’ACACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des Cinq Académies
du Lundi 25 octobre 1909

 

M. Racine, ce jour-là, était d’humeur assez mélancolique en arrivant à Saint-Cyr parce que M. Despréaux, subitement enrhumé, n’avait pu l’y accompagner pour la répétition d’Esther. Ce n’est pas que M. Racine trouvât ce travail ennuyeux ; mais rien ne lui donnait autant de plaisir et de sécurité que la compagnie de M. Despréaux.

La répétition, qui était une des dernières, se faisait en costumes et sur le théâtre même, dressé, au second étage du grand escalier des Demoiselles, dans le vestibule des dortoirs, lesquels servaient de coulisses et de loges.

Les costumes étaient magnifiques ; ils avaient coûté plus de quatorze mille livres ; c’étaient des robes à la persane, ornées de perles et de diamants, qui avaient naguère servi au roi dans ses ballets. Et, comme les jeunes actrices mettaient ces habits pour la première fois, l’émoi était grand dans le dortoir des bleues.

Bien qu’il n’y eût pour tout auditoire que Mme de Brinon, quelques-unes des maîtresses, et la jeune Mme de Caylus, nièce de Mme de Maintenon, M. Racine préféra se tenir derrière le théâtre, afin de surveiller les entrées et les sorties des actrices et de leur faire plus commodément ses observations. Dès qu’elles le virent paraître, vingt demoiselles en robes persanes, éblouissantes de pierreries, l’entourèrent avec des cris de joie, se disputèrent l’honneur de le débarrasser de son manteau, lui apportèrent un fauteuil, s’informèrent de M. Despréaux, s’apitoyèrent sur son rhume, et eurent vite changé les sombres dispositions de M. Racine.

La répétition commença. Tout alla d’abord fort bien ; et M. Racine jugea lui-même son ouvrage plus harmonieux et plus touchant encore qu’il n’avait pensé. Mais tout à coup la langue fourcha si malheureusement à Mme de la Maisonfort, qui jouait le rôle d’Élise, qu’au lieu de dire :

Et le Persan superbe est aux pieds d’une Juive,

elle dit :

Et le serpent superbe est aux pieds d’une Juive !

Vous jugez de l’effet. La reine Esther sur la scène, les jeunes Israélites et Mardochée qui attendaient derrière le rideau du fond, éclatèrent de rire ; et M. Racine entendit les gloussements de Mme de Brinon et des maîtresses. Enfin le silence se rétablit, et l’on put terminer le premier acte tant bien que mal.

M. Racine était furieux. Lorsque Mlle de la Maisonfort rentra dans la coulisse : « Ah ! Mademoiselle, lui cria-t-il, vous mettez la pièce par terre ! » Sur quoi la jeune tille se mit à pleurer si abondamment, que ses larmes roulaient jusque sur les broderies de son « corps » à l’orientale. M. Racine ne put soutenir cette vue ; il tira son mouchoir et en tamponna les yeux de Mlle°de la Maisonfort (car il était plein de bonhomie) en disant : « Allons, mon enfant, allons. » Mais, comme elle ne pouvait se consoler, il finit par pleurer avec elle ; et, parce qu’elle était jolie, il l’embrassa paternellement, puis il remit dans sa poche le mouchoir tout trempé de larmes innocentes.

Or, pendant que Mlle de la Maisonfort rentrait dans sa cellule pour réparer, avec un peu de rouge et de poudre, les traces de son chagrin. Mlle de Glapion, qui faisait Mardochée, s’approcha de M. Racine. Elle avait eu soin de retirer sa longue barbe d’étoupe et d’effacer ses fausses rides ; et sa figure apparaissait rose sous le sac de toile grossière dont Mardochée était coiffé. M. Racine la trouva plaisante dans cet accoutrement. Il lui fit compliment sur la façon dont elle avait joué. « Alors, Monsieur, si vous êtes content de moi, dit-elle, me sera-t-il permis de vous demander une grâce ?   Et elle lui expliqua qu’elle aimait, avec l’aveu de ses parents, un jeune gentilhomme d’un mérite accompli, malheureusement trop mal accommodé pour pouvoir acheter une compagnie, mais à qui le roi daignerait sûrement en donner une, si M. Racine voulait bien intervenir en sa faveur. « Car le roi, Monsieur, ne saurait rien refuser à un homme tel que vous. » Il protesta qu’elle lui attribuait un crédit qu’il n’avait point. Là-dessus les larmes la gagnèrent. Cette vue fit mal à M. Racine, qui sortit de nouveau son mouchoir et en essuya les yeux de la jeune fille. « Eh bien donc, j’attendrai, dit-il, une occasion favorable pour parler au roi. » Et Mlle de Glapion, consolée, remit sa barbe, et fit au poète une grande révérence comique.

À ce moment, Mlle de Veilhenne, qui remplissait le rôle d’Esther, passa rapidement près de M. Racine, lui glissa dans la main un billet, et disparut sans rien dire.

Mlle de Veilhenne était de celles qui, quelques mois auparavant, avaient joué dans Andromaque et qui, selon Mme de Maintenon, y avaient trop bien joué.

M. Racine, fort surpris, ouvrit le billet, qui était ainsi conçu : « Monsieur, qu’allez-vous penser de moi ? Vous jugerez sans cloute que je manque à la pudeur du sexe, et cependant le Ciel, qui lit dans mon cœur, connaît combien mes sentiments sont purs. Mais, Monsieur, j’ai lu toutes vos tragédies, et je me dis que celui qui a si parfaitement dépeint la passion, même coupable, et l’a si bien comprise qu’il paraît l’absoudre, ne saurait la repousser lorsqu’elle est innocente. Dans la solitude et la tristesse où je languis, pauvre et sans espoir d’établissement, froissée par la sécheresse des âmes au milieu desquelles il me faut vivre, j’ai fait de vous le dieu auquel je rapporte toutes mes pensées. Mon rêve serait que vous eussiez pitié de moi, que vous me traitassiez un peu comme votre fille et que vous m’appelassiez quelquefois auprès de vous, afin que je vous servisse de lectrice ou de secrétaire. Ainsi, vivant à vos pieds, vestale du génie, je serais la plus heureuse des amantes... » Cela continuait ainsi sur trois pages, et cela était signé : « Votre petite Hermione. »

M. Racine sourit et haussa les épaules. Lorsque Mlle de Veilhenne, très inquiète et n’osant pas le regarder, passa devant lui pour rentrer en scène : « Ma pauvre enfant, lui dit-il, cela est insensé ! Ou peut-être avez-vous eu dessein de vous moquer de moi ? » Et elle de pleurer, et lui de tirer son mouchoir. Elle était belle ; dans son émotion, son sein soulevait les broderies dont il était recouvert. « Ah ! gémissait-elle, j’ai été folle ! Au moins. Monsieur, ne me perdez pas ! » Elle ne cessait de pleurer, il ne cessait de lui essuyer les yeux ; et, comme on s’impatientait sur la scène, il se vit contraint de l’embrasser pour en finir. Puis il mit la lettre dans sa poche, et son mouchoir par-dessus.

Pendant que l’on commençait le deuxième acte, Mme de Caylus, qui s’était coulée derrière le théâtre, vint à M. Racine et lui dit : « Quoi ! Monsieur, c’est ainsi que vous faites pleurer les femmes ? Me ferez-vous pleurer aussi ? — Je n’en ai, dit-il, nulle envie, mais j’ai assurément celle de vous être agréable. » Alors, prenant avantage de ce qu’elle l’avait vu dans une posture qui prêtait à sourire : « Vous m’accorderez donc aujourd’hui, dit- elle, ce que je n’ai pu encore obtenir de vous. — Et quoi donc ? — Un rôle. — Hé ! Madame, il n’y en a plus, vous le savez, et je ne me consolerai jamais que vous soyez venue trop tard. — Soit ; mais que diriez-vous d’un prologue que vous écririez pour moi ? » Mme de Caylus, alors âgée de seize ans, avait le teint le plus frais, le visage le plus spirituel et la voix la plus touchante. Elle voulait persuader M. Racine, et elle le persuada. « Eh bien, dit-il, vous serez la Piété, quoique vous sembliez plutôt faite pour représenter l’amour profane. Mais donnez-moi quelques jours. »

La répétition s’acheva sans autre incident. On remarqua seulement que M. Racine était abstrait et rêveur. Quand il eut soupé sobrement dans le petit réfectoire des étrangers, il demanda son carrosse et, au lieu d’aller coucher à son appartement de Versailles, il fut à Paris et rentra, assez tard, dans sa maison de la rue des Marais.

Il trouva sa femme et ses trois aînés, Jean-Baptiste, Marie et Nanette, assis autour de la table de famille. À la lueur de deux chandelles de cire, Mme Racine cousait, Jean-Baptiste lisait les fables de La Fontaine, et Marie et Nanette apprenaient pour le lendemain leur leçon de catéchisme.

« Nous ne vous attendions plus, dit Mme Racine ; mais nous sommes d’autant plus contents de vous voir. » Quand il les eut tous embrassés et qu’il se fut informé de leur santé et des menus événements de la journée : « Papa, dit Marie, qui avait neuf ans, j’ai une grande nouvelle à vous annoncer, c’est que je veux être religieuse. — Moi aussi, dit Nanette, qui avait sept ans. — Et pourquoi, mes filles ? — Parce que, dit Marie, les plaisirs de ce monde n’ont plus pour moi aucun appât. — Pour moi non plus, dit Nanette. — Oh ! dit M. Racine, que vous avez raison, mes enfants ! — Moi, dit Nanette, je veux être Mère à Port-Royal des Champs. — Et moi, Carmélite. dit Marie. — Et pourquoi ? — Parce que c’est l’ordre le plus sévère de tous. — Alors moi aussi, dit Nanette, c’est Carmélite que je veux être. — Voilà, mes filles, qui est entendu. Nous en reparlerons quand vous aurez l’âge. Mais il se fait lard, et je crois que c’est l’heure du repos. »

Après que les serviteurs furent entrés dans la salle pour la prière en commun, et que toute la famille fut à genoux, M. Racine récita à haute voix les paroles accoutumées :

« Mettons-nous en la présence de Dieu et adorons-le... Remercions Dieu des grâces qu’il nous a faites… Demandons à Dieu la grâce de connaître nos péchés. Source éternelle de lumière, Esprit Saint, dissipez les ténèbres qui me cachent la laideur et la malice du péché. Faites-m’en concevoir une si grande horreur, ô mon Dieu, que je le haïsse, s’il se peut, autant que vous le haïssez vous-même, et que je ne craigne rien tant que de le commettre à l’avenir. »

Arrivé à cet endroit, il se tut, comme d’habitude, pour l’examen de conscience.

La petite Marie était agenouillée près de lui, très recueillie et qui semblait rechercher ses péchés avec grande application. Il la regarda et se souvint avec attendrissement de ce qu’elle venait de lui dire. Des larmes lui montèrent aux yeux, et il eut besoin de se moucher. Il prit son mouchoir, le trouva encore tout mouillé. Cette humidité, et la lettre déraisonnable de Mme de Veilhenne, qu’il sentit au fond de sa poche, lui rappelèrent avec netteté les principaux incidents de sa journée.

« Hélas ! songea-t-il, je me crois sage, et prudent, et revenu de toutes les vanités : et pourtant de quelles faiblesses je suis capable encore ! et dans quels embarras je me suis mis aujourd’hui !... Cette petite Maisonfort, qu’aura-t-elle pensé de mon geste ? Elle l’aura jugé ridicule, ou se sera figuré qu’elle n’a qu’à verser trois larmes pour avoir raison du pauvre homme que je suis... Cela, parce qu’elle a quinze ans... et un minois... Et cette Glapion, avec son amoureux pour qui j’ai promis de demander une compagnie au roi !... Qu’est-ce que cela me fait, son amoureux ? D’abord une fille sage n’a pas d’amoureux... Mais j’ai promis... Ai-je réellement promis ?... Oui, j’ai promis parce qu’elle était toute rose sous ce gros capuchon... Et elle le savait bien. Que faire, mon Dieu ? M’adresser à Mme de Maintenon ?... Mais non, car il lui déplairait que cette petite m’ait pris pour confident... M’adresser au roi lui-même ?... Ah ! quel ennui !... Et cette Veilhenne !... Quelle effronterie !... J’aurais dû lui parler plus fermement... Mais je sens que c’est moi qui aurai honte devant elle la première fois que je la rencontrerai... C’est d’ailleurs ma faute... D’avoir si bien joué Hermione l’an dernier, cela ne lui a pas été bon... Pauvre petite ! elle est peut-être sincère dans sa déraison. Elle a de beaux yeux... Plus grands que ceux de Caylus, mais moins vifs... Cette petite Caylus, encore une qui s’est jouée de moi... Elle est mariée, celle-là... à seize ans, quelle pitié !... et à cause de cela elle a plus d’expérience et de finesse que les autres... Mais comment ai-je pu lui promettre ce prologue, que je n’aurai jamais le temps de faire ?... Oh ! je sais bien. D’abord je m’imaginais qu’elle me raillait pour m’avoir vu si empêché avec cette Veilhenne... Et puis... elle a une voix... c’est singulier… tout à fait la voix de cette pauvre Champmeslé... Et il y en a une autre... la petite Marsilly, je crois... oui, celle qui joue le rôle de Zarès... qui a tout à fait les mouvements de cou de cette pauvre Du Parc, dont Dieu ait l’âme !... Hélas ! je le vois bien, le pire n’est pas d’être moqué par quelques petites filles et de me trouver débiteur d’une compagnie d’infanterie et d’un prologue en vers… Non, Non, le plus triste, c’est qu’elles me paraissent trop aimables c’est qu’elles me touchent trop... c’est que, malgré leur innocence, malgré mes bonnes résolutions, je respire, à ces représentations d’une comédie pieuse, un air que je reconnais trop... l’air empoisonné d’autrefois... l’ivresse du théâtre... et peut-être le commencement d’une autre ivresse... qui est au fond la même... Pourquoi ai-je embrassé ces petites ?... Les aurais-je embrassées si elles n’avaient pas été jolies et si... Quelle honte, Seigneur ! quelle honte ! Ah ! oui, je suis bien faible encore, et bien peu mortifié... Et dire que cela ne serait pas arrivé si M. Despréaux avait été là !... »

« Eh bien ! mon ami, qu’attendez-vous ? » dit Mme Racine, qui jugeait que les deux minutes habituelles de l’examen de conscience étaient depuis longtemps dépassées. « Ah ! pardon ! » dit M. Racine, comme réveillé en sursaut ; et, d’un accent plus ému que de coutume, il continua la prière : « Me voici, Seigneur, tout couvert de confusion et pénétré de douleur à la vue de leurs fautes... » etc.

La prière finie, M. Racine retint son petit laquais, s’assit à son bureau, et écrivit rapidement, ces lignes :

« J’espère que votre rhume est guéri. Je vous prendrai demain, en passant, dans mon carrosse et, vous emmènerai à Saint-Cyr, mort ou vif. Il le faut, car sans vous je ne fais que des sottises. Je suis entièrement à vous. »

Il cacheta, et remit le billet au petit garçon :

— Demain matin, de bonne heure, pour M. Despréaux.