Discours sur les prix littéraires 2012

Le 6 décembre 2012

Jean-Loup DABADIE

Mesdames, Messieurs,

Grand Prix du Roman : François Mauriac… Joseph Kessel… Antoine de Saint-Exupéry… Albert Cohen… Grand Prix de Littérature : Henry de Montherlant… Julien Green… Grand Prix de Littérature Paul Morand : Jean-Marie Le Clézio… Patrick Modiano… Grand Prix de Poésie : Pierre-Jean Jouve, Philippe Soupault… Grande Médaille de la chanson française Barbara, Grand Prix de la Francophonie Abdou Diouf, Grand Prix de Philosophie Emmanuel Levinas… Prix du Théâtre, Jean Anouilh, Marguerite Duras, Yasmina Reza !

Lauréats et lauréates de ce beau jeudi 6 décembre 2012, vous avez d’illustres prédécesseurs : bienvenue parmi eux.

 

L’Académie française a toujours attaché le plus grand prix à ses Prix.

 

Les prix littéraires de l’Académie ne couronnent pas seulement des œuvres de pure littérature – le roman, la poésie –, mais aussi les ouvrages d’histoire, de philosophie, de critique ; les Prix récompensent également des personnalités qui servent la langue française et la vie du français dans le monde.

 

Alors… Toute l’année scolaire, comme dit joliment Florence Delay (mais d’ailleurs l’Académie ne s’est-elle pas vu appeler « la classe », « la classe des lettres », celle-là même que l’Empereur Napoléon, toujours charmant, menaçait ainsi : « Si la classe désobéit, je la casserai ! »), toute l’année nous nous partageons en sept commissions et de leurs échanges passionnés ressortent des noms, ceux qu’elles soumettent au vote de l’assemblée plénière. Et, par un effet magique, les candidats deviennent des lauréats.

L’Académie française ne privilégie aucun genre. Comme le disait Louis Jouvet à ses disciples : « Tous les genres sont bons, sauf le genre ennuyeux. »

L’Académie n’a nulle préférence, hormis une préférence éternelle et quotidienne pour la langue française. Dès 1635 à sa naissance, elle a reçu sa feuille de route signée par le cardinal de Richelieu :

 

« La principale mission de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. »

 

Les statuts de 1635 sont toujours en vigueur. Il faut défendre la langue française sur toute la terre, jusque dans ces pays lointains où, après avoir été chéri comme une langue maternelle, le français meurt à petit feu. Il faut défendre la langue française, et dans cette bataille l’Académie n’entend pas être seule, la défendre sans doute contre les envahisseurs – ces mots venant d’ailleurs complaisamment accueillis par les courants modernes – mais aussi dans notre pays même où elle est si souvent malmenée, trop souvent meurtrie. Il faut, à la maison, dans les lycées, les universités, partout dans notre vie, dehors, dedans, dans les journaux, à la radio, la télévision, tous ces fameux « médias », il faut défendre notre langue. Il ne s’agit pas d’être cuistre ni pédant, il s’agit… De parler le français, et d’écrire en français.

 

Je vais maintenant avoir l’honneur de procéder à la lecture du Palmarès.

 

Chaque académicien, chaque académicienne ayant soutenu un candidat devenu lauréat rédige sur celui-ci un mémoire qu’il confie à l’orateur chargé de prononcer le discours. Mais ces mêmes académiciens mériteraient tous de figurer dans le Discours sur la Vertu que nous attendons avec délice de Michel Serres tout à l’heure. Ils ont en effet accepté sans regimber, sachant que c’est l’usage, que leurs rédactions soient modifiées, resserrées, pour composer ensemble l’économie du discours. C’est un crève-cœur pour l’orateur chargé de cette obligation.

 

Mais il y a soixante-six prix et j’ai compté que s’il me fallait dévider dans son intégralité le chapelet de nos compliments, même sur un mode alerte, l’exercice durerait exactement sept heures vingt-huit minutes et douze secondes : il y aurait toujours des esprits chagrins pour trouver cela trop long !

 

Il nous faut néanmoins braver votre impatience pendant une petite heure. Les lauréats le méritent… Ceux qui étoufferont un bâillement, jetteront un regard oblique sur leur montre ou lèveront les yeux au ciel en affectant de s’intéresser aux inscriptions latines sur le bandeau de la Coupole doivent savoir qu’il y a des caméras partout et qu’ils sont filmés.

 

Mesdames et Messieurs les lauréats et les lauréates, dans sa première édition datée de 1694, le dictionnaire de la jeune Académie française donnait au mot « Prix » plusieurs définitions dont celle-ci : « On dit aussi qu’Un homme n’a point de prix, pour dire que c’est un homme d’un mérite rare et extraordinaire dans son genre… C’est un homme qui n’a point de prix. »

 

Rares et extraordinaires dans votre genre, vous l’êtes : vous n’avez point de prix. Nonobstant vous en avez, vous l’allez entendre.

 

Selon la tradition, nous commencerons par les lauréats des Grands Prix, qui voudront bien se lever à la mention de leur nom. Nous les applaudirons, chacun à la fin de son éloge.

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Grand Prix de la Francophonie : M. Daryush Shayegan

 

Non seulement l’œuvre de ce grand philosophe iranien est souvent écrite dans notre langue, mais il a des sympathies si profondes avec notre culture qu’on pourrait le prendre, nous dit Jean-Marie Rouart, pour un écrivain français. Cette attirance pour notre civilisation de la part d’un homme très attaché à son identité et à sa culture est un des thèmes de sa réflexion et de son œuvre.

Comment accepter l’influence de la pensée occidentale, s’enrichir à son contact sans pour autant perdre l’âme de sa culture d’origine ? Mais Daryush Shayegan, passeur passionné des civilisations, ne s’est pas contenté d’établir des liens entre son pays et l’Occident, il s’est aussi tourné vers l’hindouisme. La variété de ses études en font un penseur à la confluence des cultures : il s’interroge et les interroge avec ardeur. Dans notre monde débordé par les fanatismes, le philosophe allie l’intelligence et la tolérance dans une langue si pure et si belle que nous le saluons ici.

 

Grande Médaille de la Francophonie : Mme Michèle Rakotoson

 

Née à Antananarivo, Michèle Rakotoson appartient à une famille de la bourgeoisie cultivée qui lui fait faire ses études au lycée français. Elle devient professeur de lettres et écrit des pièces de théâtre. L’une de ses premières pièces, Sambany, écrite en français et en malgache, est aujourd’hui devenue un classique au-delà des frontières de Madagascar.

En 1983, pour des raisons politiques, Michèle Rakotoson quitte Madagascar et s’installe en France. Elle travaille comme journaliste notamment à R.F.I. Elle continue à écrire en français, du théâtre, des nouvelles, des romans dont le sujet porte très souvent sur la culture, l’histoire, la société malgaches. C’est aussi, nous indique notre Secrétaire perpétuel Hélène Carrère d’Encausse, un travail de greffe qu’elle opère : écrivant en français, elle fait surgir dans cette langue les possibilités poétiques de la langue malgache et sa prosodie syncopée.

Michèle Rakotoson est revenue en 2002 à Madagascar où elle réside actuellement (avec de brefs séjours en France). Son retour, et les difficultés qu’il révèle, a nourri en 2007 un important récit autobiographique intitulé Juillet au pays ; chroniques d’un retour à Madagascar. Son dernier ouvrage, paru en 2011, Passeport pour Antananarivo. Tana la belle, trace un portrait poétique de la capitale. Tana la belle…

 

Grand Prix de Littérature Paul Morand : M. Patrick Grainville

 

L’œuvre de Patrick Grainville, très tôt salué par le prix Goncourt (pour Les Flamboyants, en 1976) n’a cessé de se construire dans une sorte de « flamboyance » baroque, précisément. Chacun de ses quelque vingt-huit romans cultive en effet une esthétique de l’excès, du foisonnement, de l’exubérance sinueuse et débridée. L’œuvre de Grainville, c’est Hélène Carrère d’Encausse qui nous en parle, explore et pousse jusqu’à ses extrêmes limites un érotisme exacerbé qui, toujours, se lie à une réflexion sur l’art et sur la création. C’est le cas dans L’Atelier du peintre, paru en 1988. Le Baiser de la pieuvre, paru en 2010, en est également une parfaite illustration, qui interprète sous une forme romanesque une très célèbre estampe érotique d’Hokusai, Le Rêve de la femme du pêcheur.

Mais si l’œuvre littéraire donne forme à une obsession personnelle, si l’écriture de Grainville se nourrit d’éléments biographiques, comme dans La Main blessée qui prend pour sujet la crampe de l’écrivain, elle ne verse pas dans l’autobiographie et encore moins dans l’autofiction. L’Extrême-Orient fait le cadre de ses derniers livres. En faisant de Shenzhen, en Chine, le creuset de toutes les passions et pulsions qui se déchaînent dans Le Corps immense du président Mao, son dernier roman paru en 2011, Grainville n’opère pas une délocalisation de scènes érotiques, il dessine le tableau inquiétant d’une Chine réservée au capitalisme. Ce n’est pas un tour du monde que réalise Patrick Grainville mais c’est bien le tour d’un univers.

 

Grand Prix de Littérature Henri Gal (Prix de l’Institut de France) : M. Alain Mabanckou

 

« Je suis né au Congo-Brazzaville, j’ai étudié en France, j’enseigne désormais en Californie. Je suis noir, muni d’un passeport français et d’une carte verte » : Alain Mabanckou par lui-même. Professeur titulaire de littérature francophone à U.C.L.A. (Université de Californie à Los Angeles), il écrit en français, publiant des recueils de poésie, neuf romans entre 1998 et 2010, et des essais dont le dernier en 2012, Le Sanglot de l’homme noir. Alain Mabanckou est traduit dans une douzaine de langues.

Récits truculents, joyeux, faussement naïfs, Mémoires d’un porc-épic, Verre cassé, Demain j’aurai 20 ans, annoncent la réflexion profonde de l’auteur sur le Sanglot de l’homme noir. Dans le Sanglot de l’homme noir, rappel du brûlot de Pascal Bruckner, Alain Mabanckou s’oppose avec brutalité à la « lamentation et à la victimisation des noirs ». « Je me refuse, écrit-il, à me définir par les larmes et le ressentiment. »

Alain Mabanckou est aujourd’hui une des voix les plus remarquables de l’Afrique et de la francophonie, ou plutôt des écrivains africains de langue française.

 

Prix Jacques de Fouchier : M. Raoul Tubiana, pour Entre tes mains

 

Chirurgien de la main de réputation mondiale, le professeur Raoul Tubiana est aussi le gendre d’un maître de la médecine, le grand académicien que fut Jean Delay. Si cette parenté est évoquée ici, c’est qu’entre ces deux savants existe un point commun, observe notre Secrétaire perpétuel, leur passion pour la création qu’ils ont su aider grâce à leur savoir, justement.

Raoul Tubiana s’est penché sur les maux, les douleurs des musiciens dus à l’usage de leurs instruments – les déformations des mains des violonistes par exemple – dont il a fait l’étude approfondie, mais aussi qu’il a soignés et opérés. Il a été l’ami de combien de créateurs différents, des frères Giacometti à Chanel. Son livre est l’histoire d’une vie d’un siècle et du siècle d’une vie, où jamais l’auteur ne perdit cette curiosité qui l’animait pour tout, la certitude que chaque rencontre est un enrichissement. L’amour des autres demeure pour lui le bonheur de vivre : le bonheur d’une grande vie.

 

Grand Prix du Roman : M. Joël Dicker, pour La Vérité sur l’affaire Harry Quebert

 

Il s’agit d’un grand roman qui soulève l’enthousiasme du lecteur et le conduit, sans qu’il reprenne son souffle, jusqu’à la dernière de ses 650 pages.

L’ouvrage emprunte la forme du roman policier. Le héros est un jeune écrivain, Marcus Goldman, qui, après un premier grand succès, connaît une panne d’écriture. Il rend visite à Harry Quebert, écrivain plus âgé, qui a été son professeur et lui a donné le goût de la littérature et de l’écriture.

Mais voilà que tout à coup, on retrouve, enterré dans le jardin d’Harry Quebert, le cadavre d’une jeune fille de quinze ans pour laquelle il a éprouvé une brûlante passion trente ans plus tôt et qui avait disparu. Harry Quebert est accusé de meurtre et son jeune disciple mène l’enquête.

Au-delà de l’intrigue policière, nous dit Jean-Christophe Rufin, ce roman est une réflexion sur l’écriture, son pouvoir, ses exigences, ses mystères ; sur l’adolescence et la sexualité ; sur l’Amérique enfin, décrite de l’intérieur par un jeune homme qui y a vécu.

Cette jeunesse de Joël Dicker contraste avec la maturité qui se dégage de son roman. Tout conduit à penser que ce livre – le deuxième seulement de notre lauréat – n’est que le début d’une longue œuvre.

Nous sommes heureux, à cette occasion, de célébrer un auteur originaire d’un pays majeur de l’espace francophone, la Suisse.

 

Prix de l’Académie française Maurice Genevoix : M. Thierry Laget, pour La Lanterne d’Aristote

 

Thierry Laget est l’auteur de quelques livres d’une rare qualité et notamment d’un essai sur les personnages de Stendhal. Son dernier roman, La Lanterne d’Aristote, n’a peut-être pas rencontré le lecteur qu’il méritait alors que, c’est Michel Déon qui l’affirme, nous touchons là une œuvre qui rassemble tous les dons attendus d’un roman : érudition, personnages, anecdotes, grâce et esprit. Situé dans une période de l’histoire qui, dans cet acrobatique récit, semble aussi bien du passé que du présent, cet ouvrage est de tous les temps et, aussi, de tous les milieux observés, recréés avec un exceptionnel talent.

 

Prix Hervé Deluen : M. Olivier Barrot, pour la promotion de la littérature française à laquelle il œuvre au sein de la Maison française de l’université de New York

 

Écrivain, journaliste, Olivier Barrot a entrepris depuis 2007 de promouvoir la littérature française contemporaine aux États-Unis. Il a choisi pour cela la Maison française de la New York University. Influencé longtemps par la figure de Tom Bishop, la Maison française, grâce au partenariat initié par Olivier Barrot, s’est ouverte désormais à des écrivains français de genres très différents. Le principe, nous explique Jean-Christophe Rufin, est de susciter deux fois par an à New York une confrontation littéraire entre un écrivain français et un écrivain américain. À l’heure où la culture française est ignorée, voire caricaturée, par certains critiques américains, cette initiative est absolument décisive pour changer durablement l’opinion de l’intelligentsia d’outre-Atlantique sur nos productions culturelles. Olivier Barrot est peu soutenu. Nous le soutenons.

 

Prix Léon de Rosen : M. Philippe Squarzoni, pour Saison brune

 

Saison brune, c’est une bande dessinée de 477 pages - un ouvrage porteur d’un message qui met notre planète en état d’alerte. L’auteur, nous dit Yves Pouliquen, introduit la gravité de notre temps au sein de sa propre existence, celle d’un écrivain de BD quelque peu nostalgique. Ce temps, cette existence, il les pensait infinis avant que les hommes en compromettent la durée par leur démographie incontrôlée, l’exploitation irréfléchie des richesses, des conduites économiques et un désir de consommation irresponsables.

Au travers de son dessin si particulier, Philippe Squarzoni dénonce ces comportements délétères et donne la parole aux spécialistes de la question : scientifiques, philosophes, politiques. Tout en terminant son livre sur un profond doute.

 

Grand Prix de Poésie : M. Jean-Claude Pirotte, pour l’ensemble de son œuvre poétique

 

Florence Delay nous a fait connaître son enthousiasme pour Jean-Claude Pirotte. Venu du nord, né en Belgique, peintre, écrivain, chroniqueur, avant tout poète, Jean-Claude Pirotte nous offre une œuvre étrangère à l’ère du temps. Sa façon d’être résolument moderne est de demeurer « passionnément démodé ».

Poète des déroutes quotidiennes, des hauts et des bas de nos vies, des amours, des bruits ordinaires, des brumes et du blues, il nous entraîne où nous n’irions pas. Ses alcools ne sont pas ceux d’Apollinaire, et sa chronique à la R.T.B.F., quand il lisait chaque semaine un billet avait pour titre « Du bistrot on ne voit pas les siècles passer ». L’avocat qu’il fut s’est transformé en voyageur sans bagages et l’insoumis en frère humain.

 

Grand Prix de Philosophie : Mme Barbara Cassin, pour l’ensemble de son œuvre

 

Si Barbara Cassin a entrepris d’étudier et de traduire les textes antiques, c’est pour accomplir une vocation philosophique tout à fait singulière. Se plaçant sur la ligne de crête qui sépare la philosophie de ce qui n’est pas la philosophie, elle s’interroge sur les effets de la parole et sur le sens même du discours. Traduire ne consiste donc pas pour elle à ménager des points de passage d’une langue à une autre mais bien à opérer la transposition d’un mode de pensée dans un autre. C’est à dire, en traduisant, à lire une culture dans le prisme d’une autre.

Mais dans cet échange, il y a ces notions « intraduisibles », qu’elle s’est proposé de réunir dans un singulier dictionnaire – le Vocabulaire européen des philosophies –, paru en 2004. Chaque entrée de ce dictionnaire signale en fait un point de passage improbable entre les langues. « Philosopher en langues », pour reprendre une expression chère à la philosophe, signifie donc saisir la complexité qui se dessine à la croisée des langues, et que, voici plus de deux mille ans, les sophistes s’appliquèrent avec un art consommé à faire jouer au cœur du discours comme dans la vie de la Cité.

À l’instar des textes grecs, la culture européenne tout entière peut être regardée comme une sorte de palimpseste, où se mêlent, se superposent et se répondent les langues et les pensées.

 

Grand Prix Moron : Mme Corine Pelluchon, pour Éléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature

 

Le livre de Corine Pelluchon propose une nouvelle éthique fondée sur une écologie généralisée comprenant notre rapport au monde, culture et agriculture, nos relations avec les animaux. L’auteur construit un concept rigoureux – la vulnérabilité – qui permet de concevoir une responsabilité collective qui puisse tenir compte de notre fragilité comme de celle des choses et des êtres qui nous entourent. C’est le point de vue de Michel Serres.

 

Grand Prix Gobert : Mme Colette Beaune, pour l’ensemble de son œuvre.

 

Colette Beaune, médiéviste émérite, est une spécialiste de Jeanne d’Arc mondialement reconnue. Mais, outre Jeanne d’Arc, et après sa thèse intitulée Naissance de la nation France, Colette Beaune s’est attachée aux quatre thèmes essentiels de son œuvre : la civilisation européenne à la fin du Moyen Âge, l’histoire de la femme, les élites aux XIVe et XVe siècles et surtout l’histoire des représentations.

Une œuvre consacrée à une période décisive de l’histoire de la France où s’affirme son identité, son unité, mais aussi où se posent des questions qui vont rebondir au XXIe siècle, ébranlant fortement la conscience collective, telles celles de la nation, des mythes et des représentations du territoire. Les études approfondies de Colette Beaune, nous dit en conclusion Hélène Carrère d’Encausse, contribuent à trouver des réponses contemporaines à des questions venues du fond des âges.

 

Prix de la Biographie littéraire : Mme Mireille Huchon, pour Rabelais

 

Dans cet ouvrage qui est une somme de l’érudition universitaire sur son héros, Mireille Huchon, nous dit Jean-Luc Marion, dresse un tableau infiniment détaillé et foisonnant des personnages contemporains d’Alcofribas Nasier, l’auteur de Pantagruel. Elle nous tend un vaste et très excitant miroir dans lequel se reflètent le grand Rabelais et son époque tout entière.

 

Prix de la Biographie historique : M. Philippe Mesnard, pour Primo Levi. Le passage d’un témoin

 

Primo Levi, nous rappelle Pierre Rosenberg, est une figure emblématique de la mémoire de la Shoah. Pourtant il n’avait pas eu droit à ce jour à une biographie de qualité en langue française si l’on excepte celle de Myriam Anissimov. Aujourd’hui c’est chose faite grâce à Philippe Mesnard. Ce dernier reprend les archives, familiales entre autres, les témoignages de ses amis, s’intéresse aux années avant Auschwitz, de 1919, date de naissance de Primo Levi, à 1944, date de sa déportation. Mais c’est avant tout à son œuvre littéraire de l’après-guerre, à son témoignage et à la réflexion que la douloureuse expérience de la guerre lui inspira que Philippe Mesnard se consacre. Il analyse les années 60-70, les années de l’engagement politique et littéraire de Levi. À partir de 1981, la notoriété de Primo Levi en Italie et à l’étranger est certaine. Cependant, pris à la gorge et au cœur par la dépression, il se suicidera en 1987, emportant violemment avec lui ses doutes et ses convictions.

 

Prix de la Critique : M. Claude Leroy, pour Dans l’atelier de Cendrars

 

Il ne s’agit pas d’une biographie mais beaucoup, beaucoup mieux, assure Michel Déon, il s’agit d’un essai sur l’œuvre complète et la personnalité d’une œuvre si indépendante, si riche qu’elle est constamment à découvrir. Claude Leroy connaît son Cendrars en profondeur, dans sa vie comme dans sa grandiose ambition de ce que l’on pourrait appeler une poésie totale inspirée par la douleur, la guerre et l’émerveillement du monde.

La connaissance de l’œuvre de Blaise Cendrars méritait d’être approfondie et glorieusement située dans une époque où il a tant inventé qu’on lui a beaucoup emprunté sans toujours lui reconnaître ses immenses qualités de novateur du roman, de l’essai, de la poésie.

 

Prix de l’Essai : M. Alain Bonfand, pour Le Cinéma d’Akira Kurosawa et l’ensemble de son œuvre d’essayiste

 

Alain Bonfand, connu pour être l’un des meilleurs spécialistes de la peinture du XXe siècle, a entrepris de lier ensemble la peinture et la philosophie du visible. Relier Ozu à Mondrian, John Ford à Clyfford Still, l’image immobile, la peinture, à l’image en mouvement, le cinéma.

D’après l’étude de Jean-Luc Marion, Alain Bonfand déchiffre aujourd’hui dans le cinéma d’Akira Kurosawa une œuvre picturale violente, brutale et inoubliable. L’excès du visible, l’innommable, l’impossible se mettent en jeu dans la guerre, la mort, la maladie, la passion aussi.

 

Prix du cardinal Lustiger : M. Jean-Louis Chrétien, pour Conscience et roman et l’ensemble de son œuvre philosophique

 

Ce prix biennal, dont la fondation est en cours de constitution, est attribué dès cette année pour alterner avec le Prix du cardinal Grente. Perpétuant la mémoire de notre confrère le cardinal Lustiger, il est destiné à couronner un ouvrage de réflexion qui, dans le champ des intérêts qui étaient ceux du cardinal, porte sur les enjeux spirituels des divers phénomènes culturels, sociaux et historiques.

La réflexion de Jean-Louis Chrétien porte sur la parole, la parole en ses multiples aspects (y compris la poésie qu’il a pratiquée), comme propre de l’homme.

Son ouvrage Conscience et roman étudie l’une des principales caractéristiques de la littérature contemporaine : le fait que le romancier « lit » et traduit littéralement ce qui traverse la conscience humaine – des secrets jusque là censés n’être connus que de Dieu seul. Ce sont, après la transparence de la subjectivité chez Stendhal et Balzac, les monologues intérieurs de Hugo (Tempête sous un crâne), le stream of consciousness chez Virginia Woolf, et jusqu’à Faulkner et jusqu’à Beckett.

Dans le deuxième tome, La Conscience à mi-voix, Jean-Louis Chrétien s’attache au « style indirect libre », de Flaubert à Henry James. La parole s’avère impuissante à contenir tout ce qui habite la conscience, mais par là l’ouvre à une transcendance. Alors, pour notre confrère Mgr Claude Dagens, en voulant, par le verbe et l’omniscience, se substituer à Dieu, paradoxalement l’homme devient capable de le retrouver.

 

Prix de la Nouvelle : Mme Catherine Ravelli, pour Accident voyageur

 

Composé d’une quinzaine de courts textes, l’ouvrage de Catherine Ravelli – son premier livre – est clairement à classer dans la catégorie « nouvelles ». Une, entre autres de ces nouvelles, retenue par Pierre Rosenberg : une voiture est volée puis retrouvée avec les excuses du voleur qui, pour se faire pardonner, offre au propriétaire de la voiture « empruntée » deux places de théâtre. Au retour du théâtre, c’est l’appartement qui a été vidé.

 

Prix d’Académie :

1. M. Alexandre Maral, pour La Chapelle royale de Versailles. Le dernier grand chantier de Louis XIV

Il s’agit, affirme Pierre Rosenberg, d’une étude minutieuse qui renouvelle nos connaissances sur la chapelle de Versailles. Alexandre Maral reprend de zéro tout ce qui concerne l’édifice, l’historique de la commande (la dernière grande commande de Louis XIV), ses architectes (Jules Hardouin-Mansart principalement), ses sculpteurs, ses peintres (Jouvenet, Coypel, La Fosse), son décor, son mobilier. Livre essentiel qui nous enseigne savamment la conception architecturale de la chapelle, et nous renseigne précieusement sur la vie liturgique de la cour.

 

2. M. Guy Verron, pour François Eudes de Mézeray. Histoire et pouvoir en France au XVIIe siècle

Guy Verron rend compte d’une vie d’académicien remarquable. François Eudes de Mézeray fut élu à l’Académie française en 1648 au fauteuil de Voiture. En 1675, à la mort du premier Secrétaire perpétuel Conrart, il lui succéda et conserva naturellement, nous rappelle notre Secrétaire perpétuel Hélène Carrère d’Encausse, sa fonction jusqu’à sa mort en 1683. Trente cinq ans, ce fut une longue vie académique. Mézeray a laissé une Histoire de France en trois volumes, fort complète et très moderne de ton, qui témoigne du climat politique et intellectuel du pays en ce temps-là.

 

3. Quinze ans de travail collectif : sous la direction de Pascal Fouché, Jean-Dominique Mellot, Alain Nave et Martine Poulain, l’entreprise du Dictionnaire encyclopédique du livre a mobilisé 750 spécialistes pour 5 500 entrées et 1 950 illustrations.

Il y a là un outil unique, trois volumes de 1 000 pages chacun et un index général – dédiés à l’aventure du livre et de l’édition depuis cinq siècles.

Pareil monument nous arrive à son heure, nous dit Pierre Nora, quand la civilisation du livre et de la lecture subit l’épreuve du numérique et connaît la métamorphose la plus profonde.

 

4. L’Histoire de la virilité

L’Histoire de la virilité est un ouvrage collectif publié en trois tomes sous la direction d’Alain Corbin, de Jean-Jacques Courtine et de Georges Vigarello. De l’Antiquité à nos jours, de la virilité triomphante et sûre d’elle-même à la crise d’identité du xxe siècle, en passant par l’inquiétude souriante et raffinée qui point à l’époque des Lumières, l’Histoire de la virilité se signale par la richesse de l’information, l’acuité de la réflexion et la diversité des approches – historique, sociologique et anthropologique à la fois.

 

Prix du Théâtre : Mme Marie Ndiaye, pour l’ensemble de son œuvre dramatique

 

On connaît la romancière qui publia son premier livre à l’âge de dix-sept ans et obtint plus tard le prix Femina puis le prix Goncourt.

Mais Marie Ndiaye est de la famille de ces romanciers tentés par le théâtre, comme ses grands anciens nos confrères François Mauriac, Félicien Marceau et Julien Green. Sa pièce Papa doit manger fait désormais partie du répertoire de la Comédie-Française. D’autres œuvres de Marie Ndiaye ont été créées au théâtre de l’Atelier et au théâtre de la Colline, par exemple.

Papa doit manger, tel que l’a entendu François Weyergans, est un texte doux-amer. Le père commence par dire : « C’est moi, mon oiseau. C’est moi. Papa est revenu. » Et la fille de répondre : « Retirez vos pieds, ne coincez pas la porte s’il vous plaît. On m’empêchera de descendre jouer pendant trois jours. »

Il s’agit d’un dialogue de sourds, qui est déjà tombé dans l’oreille de milliers de spectateurs.

 

Prix du Jeune Théâtre Béatrix Dussane-André Roussin : M. Alexandre Astier, pour Que ma joie demeure !

 

Alexandre Astier est né et a grandi dans une famille de comédiens. Le théâtre a toujours été son milieu, son affaire, son rêve. Sa pièce Que ma joie demeure ! est une irrésistible variation sur un moment de la vie de Jean-Sébastien Bach qui donne au public un cours magistral (ce que certains se croient obligés d’appeler une « master class ») sur la musique, la composition, les harmonies, les cadences, les instruments, les modes… Et dans tout cela les pleins et les déliés difficiles et drolatiques de la vie quotidienne.

Le style brillant, fugué, d’Alexandre Astier, l’art comme improvisé qu’il a de jouer du clavecin entre ses répliques, son évidente culture, en font un artiste exceptionnel, un auteur de grand avenir.

 

Prix du Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises : Mme Muriel Mayette, administratrice générale de la Comédie-Française

 

Il n’est pas conforme à nos usages de récompenser des acteurs ou des metteurs en scène, c’est le Secrétaire perpétuel Hélène Carrère d’Encausse qui le rappelle. L’Académie française ne dispose pas de prix qui permettent de saluer leur travail. Pourtant, la Commission des Grands Prix a souhaité faire une exception en faveur de Madame (Mademoiselle si c’est à l’actrice que l’on s’adresse…) Muriel Mayette pour l’orientation qu’elle a donnée à la Comédie-Française. Par le choix des pièces d’abord, où une plus grande place qu’auparavant est donnée au répertoire classique français. Par le choix des metteurs en scène qui servent l’auteur et le texte au lieu de s’en servir. Et par la fidélité de la Maison à ces grands comédiens qui demeurent la fierté de la Comédie-Française et, partant, de la nôtre.

 

Prix du Cinéma René Clair : M. Benoît Jacquot, pour l’ensemble de son œuvre cinématographique

 

Austère et nonchalant, libertin, lyrique et sarcastique, tel est le cinéma de Benoît Jacquot – qui est avant tout un cinéma intelligent. Est-ce un hasard, se demande François Weyergans, si cette intelligence de cinéaste est souvent liée à la littérature ?

Benoît Jacquot a adapté Marivaux et Benjamin Constant, il a filmé leurs phrases. Il a lu et adapté Dostoïevski, Henry James, Kafka, Mishima. Et pour revenir à la littérature française, Louis-René des Forêts, Marguerite Duras ; l’un de ses plus beaux films, Villa Amalia, trouve sa source dans un personnage de femme inventé par Pascal Quignard.

Benoît Jacquot se réclame volontiers de la célèbre phrase attribuée à tort à Max Ophuls : « Le cinéma est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes ».

Avec plus de quarante films, tous formats confondus, cet artiste, dans son jardin, fait honneur au cinéma français.

 

La Grande Médaille de la Chanson française : M. Maxime Le Forestier, pour l’ensemble de ses chansons

 

Maxime Le Forestier a consacré toute sa vie à la chanson française, dont il est devenu un parolier majeur. Il est l’auteur (mais aussi, souvent, le compositeur et l’interprète) de nombreux succès qui font de lui un artiste fameux dans tous les pays francophones.

Son écriture est très pure, poétique, romantique.

Maxime Le Forestier est un homme de cœur, très attentif, dans sa vie comme dans son œuvre, à l’humanité qui l’entoure.

 

Prix du Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises :

1. Mme Alexandra Zvereva, historienne franco-russe, pour son ouvrage d’histoire intitulé Portraits dessinés de la cour des Valois. Les Clouet de Catherine de Médicis

Il s’agit bien sûr d’un livre d’histoire de l’art : Jean Clouet, François Clouet, leurs ateliers respectifs. Mais l’auteur s’intéresse aussi en historienne à l’identité des modèles de ses portraits, et au contexte politique et socio-économique si particulier dans lequel ses œuvres virent le jour. Un très beau livre, un livre ambitieux pour reprendre le mot de Pierre Rosenberg.

2. M. Sami-Paul Tawil, cofondateur de la Fédération internationale francophone de psychiatrie

Médecin libanais, né à Beyrouth, Sami Tawil a choisi d’étudier la médecine dans une faculté française. Il est aujourd’hui professeur au Collège de médecine des Hôpitaux de Paris.

Ce psychiatre brillant, de formation mixte, en psychanalyse et en neurosciences, parfaitement trilingue (français, arabe, anglais), est le cofondateur de la Fédération internationale francophone de psychiatrie, dont les membres sont originaires de plus de trente-sept pays. La Fédération constitue, nous apprend Jean-Christophe Rufin, un lien entre les psychiatres attachés non seulement à la langue française mais aux conceptions originales de la psychiatrie de tradition française. Que le docteur Sami-Paul Tawil soit remercié.

3. Mme Suzanne Cyr, vice-présidente du festival Frye à Moncton au Canada

Dans un État à majorité anglophone où s’est déroulé un sommet de la francophonie, les francophones acadiens défendent courageusement leur spécificité linguistique. Le festival Frye, du nom du célèbre critique littéraire Herman Northrop Frye, est codirigé par une présidente anglophone et une vice-présidente francophone, Mme Suzanne Cyr. L’action des Acadiens en faveur de la francophonie est de premier ordre, l’Académie leur en est fidèlement reconnaissante.

4. Association Haïti Mémoire et Culture

Cette association s’emploie à perpétuer la mémoire et le patrimoine culturels d’Haïti. Les malheurs qui ont frappé Haïti menacent aujourd’hui sa survie culturelle. Le fait que plus d’un tiers des Haïtiens vivent à l’étranger, la plupart attirés par les États-Unis, contribue à cet oubli. Alors faire reconnaître la vie passée, la littérature d’Haïti, préserver les lieux de mémoire, est l’objectif de l’association, qui œuvre particulièrement pour une approche francophone et francophile de l’histoire d’Haïti. Et qui projette, nous apprend Jean-Christophe Rufin, de créer un Institut haïtien de France, centre de recherches doté d’une bibliothèque. Les livres, les livres toujours recommencés.

Après les Grands Prix viennent désormais les Prix de fondations. Les lauréats se lèveront également à l’appel de leur nom, mais je leur demanderai de bien vouloir accepter d’attendre la fin de la proclamation pour recevoir ensemble nos applaudissements.

 

 

PRIX DE POÉSIE

 

Prix Théophile Gautier : M. Yvon Le Men, pour À louer chambre vide pour personne seule

 

Ce poète breton vit à Lannion où il a créé des rencontres intitulées « Il fait un temps de poème ». Il dit un peu partout ses vers comme les baladins d’autrefois. Sa langue est familière, pleine de rumeurs et de voisins, agile comme le plus court chemin qui va de l’un, de l’autre.

 

Prix Heredia : M. Nicolas Gille, pour Un ciel simple

 

Nicolas Gille, poète au chant très pur dit François Cheng, excelle à capter les mouvements intimes qui animent les êtres et les choses. Il écrit en strophes composées de six vers et construites sur deux ou trois rimes, ce qu’on appelle le sizain.

 

Prix François Coppée : M. Amin Khan, pour Arabian Blues

 

Michel Déon recommande (malgré son fâcheux titre en anglais) Arabian Blues d’Amin Khan. Il y a, dans ce petit recueil, des vers forts beaux, une vraie douleur par moments, et d’inévitables nostalgies.

 

Prix Paul Verlaine : M. Dominique Buisset, pour Quadratures

 

Florence Delay a été enchantée à la lecture de Quadratures dont elle sait par cœur certains vers :

« Rien ne s’en va mais tout change,
étrange sera demain.
Tout s’en va, rien ne s’engrange,
l’orange ni le jasmin.
Les fruits mangent tôt les fleurs,
les cœurs virent secs avec
elles sur l’aile des heures. »

 

Prix Henri Mondor : M. Maurice Imbert, pour Une bibliographie des écrits de Stéphane Mallarmé

 

Cette admirable compilation semble l’aboutissement de toute une vie. On suit les publications année par année de la première jusqu’aux posthumes. Ce livre sera le futur bréviaire de tout mallarméen, nous dit encore Mme Delay.

 

 

PRIX DE LITTÉRATURE ET DE PHILOSOPHIE

 

Prix Montyon : Mme Bérénice Levet, pour Le Musée imaginaire d’Hannah Arendt

 

Un remarquable essai, écrit Jean-Marie Rouart. C’est la première fois qu’on analyse avec autant de finesse la place de l’art dans la pensée et dans l’œuvre d’Hannah Arendt. Passionnée de musique, elle voue à la littérature un amour fou. À tel point que, paraphrasant la grande romancière danoise Karen Blixen qui a sculpté son œuvre dans les contes et légendes de son pays – et à laquelle elle voue un véritable culte -, Hannah Arendt en arrive à donner à la littérature un rôle fondamental dans la thérapie de l’angoisse existentielle : « Tous les chagrins, dit-elle, sont supportables si on en fait une histoire. »

 

Prix La Bruyère : Mme Émilie Tardivel, pour La Liberté au principe. Essai sur la philosophie de Patočka

 

Jan Patočka est reconnu comme le plus important penseur tchèque du XXe siècle, mais aussi comme l’un des fondateurs, autour de Vaclav Havel, de la « Charte 77 ». Il est d’ailleurs mort en prison, sans doute sous la torture. Il a développé une forte et originale philosophie du monde. La valeur de ce livre d’une jeune philosophe que félicite Jean-Luc Marion vient de la reconstitution de l’ensemble des textes apparemment hétérogènes de Patočka, à partir de l’hypothèse qu’ils tiennent leur unité originelle de l’essence de la liberté.

 

Prix Jules Janin : M. Bertrand Badiou, pour sa traduction de la correspondance d’Ingeborg Bachmann et Paul Celan intitulée Le Temps du cœur

 

Pierre Rosenberg admire la traduction exemplaire de la correspondance entre l’un des plus grands poètes du XXe siècle, Paul Celan, et Ingeborg Bachmann. Correspondance entre un juif roumain, interné durant la guerre en camp de travail, devenu parisien et français de nationalité, et une jeune autrichienne de famille nazie, « juive de cœur ». Une extrême sensibilité, approuve Michel Déon, et un lyrisme admirable.

 

Prix Émile Augier : M. Michel Bernardy, pour Le Jeu verbal. Oralité de la langue française

 

Michel Bernardy, acteur, traducteur de Shakespeare, professeur de langage au Conservatoire, a réuni un trésor de pensées et de citations sur la voix, la diction du vers, la scansion, les rimes, le rythme des brèves et des longues, le phrasé, la ponctuation vocale, bref, tout ce que Florence Delay reprend en trois mots : élocution, diction, style.

 

Prix Émile Faguet : M. Jean de Palacio, pour La Décadence. Le mot et la chose

 

L’auteur s’intéresse à cette réalité esthétique de la décadence fin-de-siècle, qui ne constitue pas une école dont Verlaine et Mallarmé seraient les chefs de file, mais qui apparaît bien plutôt comme une mentalité. Une mentalité.

 

Prix Louis Barthou : M. Jean-Michel Delacomptée, pour La Grandeur Saint-Simon

 

Saint-Simon vivait entouré de portraits, de portraits de Louis XIII, du monde de la noblesse et du clergé. Sur les murs de sa maison parisienne, manquait son propre portrait, que Jean-Michel Delacomptée dessine magistralement : c’est l’avis d’un expert, Pierre Rosenberg.

 

Médaille d’argent du Prix Louis Barthou : M. David Thomas, pour Un silence de clairière

 

Un écrivain insomniaque part à la recherche de son frère qui s’est volontairement isolé dans le Grand Nord. Trouvera-t-il au terme de son long périple cette paix qu’il avait toujours espérée ? Le rapport de Pierre Rosenberg se termine sur ce point d’interrogation.

 

Prix Anna de Noailles : Mme Viviane Forrester, pour Rue de Rivoli et Dans la fureur glaciale

 

Michel Déon a lu ce journal tenu par Viviane Forrester, qui embrasse six années de sa vie, de ses lectures, d’un drame familial poignant. On y suit pas à pas la poursuite de sa vie littéraire toujours intimement mêlée à sa vie quotidienne, à ses doutes les plus douloureux quand elle écrit : « Je ne dors pas. Blocage. Comme c’est putain de publier un livre. »

 

Prix Georges Dumézil : Mme Emmanuelle Kaës, pour Paul Claudel et la langue

 

C’est dans les années de l’entre-deux guerres que les réflexions de Claudel sur la langue sont les plus nombreuses. Où il est question d’hermétisme et de « clarté française », de « génie de la langue », de « langue commune » et même de « geste linguistique ». Mais aussi de cette esthétique personnelle, presque secrète de la phrase de Paul Claudel.

 

Prix Roland de Jouvenel : M. Christian Garcin, pour Des femmes disparaissent

 

Trois portraits de femmes, aimées et perdues expliquent la mission de Zhu Wenguang dit « Zorro ». Ce roman noir aussi cruel que comique se déroule entre Guangzhou et New York, sur fond de mièvres chansons chinoises qui ont tout de même charmé Florence Delay.

 

Prix Biguet : M. Domenico Canciani, pour Simone Weil. Le courage de pense

 

Tout en poursuivant ses études, en enseignant et en travaillant en usine, Simone Weil participe aux luttes de son époque, en se référant surtout à des « intellectuels mineurs », à des militants ouvriers ou à des syndicalistes révolutionnaires, comme Boris Souvarine. Elle entreprend de dénoncer le « mal de l’Occident », c’est à dire cette culture de la force qui ne se contente pas de tuer mais qui réduit les hommes à des objets.

L’hommage que lui rend Domenico Canciani est salué par Mgr Claude Dagens.

 

Prix Ève Delacroix : M. Ali Magoudi, pour Un sujet français

 

Un sujet français est un roman dont le héros se trouve être le père de l’auteur. Ce dernier, fameux psychanalyste, enquête sur son père dans les archives de l’administration française, en Pologne, en Algérie, une enquête qui couvre un demi-siècle et ressemble en définitive à un vrai roman policier.

 

Médaille d’argent du Prix Ève Delacroix : M. Gang Peng, pour Artiste du peuple

 

Hélène Carrère d’Encausse, d’un sujet français à un sujet chinois, nous recommande le récit de Gang Peng, un jeune danseur chinois réfugié à Paris où il a fui après avoir vécu les horreurs de la Révolution culturelle. L’histoire inachevée du rêve de la création d’un homme nouveau…

 

Prix Jacques Lacroix : Mme Florence Ollivet-Courtois, pour Un éléphant dans ma salle d’attente. Aventures d’une vétérinaire

 

Il s’agit du journal d’une vétérinaire d’animaux sauvages que l’on appelle en urgence dès qu’une lionne accouche ou qu’elle s’est échappée, dès qu’un aigle ou qu’un guépard est malade, dès qu’il faut opérer une girafe. Ce récit nous apprend mille fois plus de choses sur l’animalité qu’un livre de philosophie, Michel Serres sait de quoi il parle.

 

Prix Raymond de Boyer de Sainte-Suzanne : M. Jacques Bouveresse, pour Que peut-on faire de la religion ?

Jacques Bouveresse poursuit la confrontation qu’il a déjà engagée ces dernières années entre les croyances religieuses et le travail de la raison, et spécialement de la raison scientifique. Où l’on retrouve cette pensée de Pascal : « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, et non à la raison. »

 

 

PRIX D’HISTOIRE

 

Prix Guizot : M. Ivan Jablonka, pour Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête

 

À travers des livres et témoignages arrachés en Argentine, en Russie, en Israël, c’est la vie brève et déchirante d’un couple de jeunes juifs, grands-parents de l’auteur, nous raconte avec émotion Pierre Nora. Bonnetiers au départ, militants marxistes, que la misère, l’oppression, l’antisémitisme dans la Pologne des années 30 ont contraints à l’exil à Paris et bientôt à la clandestinité pour finir comme tant d’autres à la déportation en abandonnant leurs deux enfants.

 

Médaille d’argent du Prix Guizot : M. André Burguière, pour Le Mariage et l’Amour en France, de la Renaissance à la Révolution

 

André Burguière est de longue date un historien de la famille. Il l’étudie en anthropologue.

Son livre n’est pas une histoire d’amour, mais une histoire de l’amour.

 

Prix Thiers : M. Jean-Paul Cointet, pour Hippolyte Taine. Un regard sur la France

 

Jean-Paul Cointet, en écrivant cette biographie fouillée et passionnante d’une immense figure intellectuelle, pose un regard méticuleux sur la France du XIXe siècle.

La vie d’Hippolyte Taine est l’application de la devise spinozienne de « vivre pour penser », la poursuite de l’étude pure. Taine, dernier philosophe de la totalité, soucieux d’édifier une science de l’homme unifiée qui soit la somme des disciplines scientifiques. Hippolyte Taine fut longtemps regardé comme un intellectuel orgueilleux, un enseignant doctrinaire, un « réactionnaire ».

Mais Jean-Paul Cointet, nous dit le chancelier Gabriel de Broglie, brosse le portrait fascinant d’un penseur qui, rendu plus mesuré avec l’âge, sut remporter l’adhésion générale et nous lègue un immense héritage.

 

Prix Eugène Colas : M. Étienne Fouilloux, pour Eugène cardinal Tisserant. Une biographie

 

Il était utile de retracer la vie du cardinal Eugène Tisserant. Étienne Fouilloux s’est employé à dépasser les images d’Épinal souvent attachées à ce prélat romain dont on avait retenu le comportement autoritaire, les engagements politiques en faveur de la Résistance française pendant l’Occupation et tout ensemble contre l’emprise du communisme en Europe.

Cette biographie sera un livre de référence pour tous ceux qui veulent comprendre, à travers l’histoire d’un homme, la présence et l’action de l’Église dans les bouleversements religieux et politiques du XXe siècle.

 

Prix Eugène Carrière : Mme Audrey Adamczak, pour Robert Nanteuil

 

Robert Nanteuil est sans conteste le plus grand pastelliste français du XVIIe siècle. Audrey Adamczak s’interroge sur la place du pastel comme genre autonome et sur la place du portrait à la croisée du dessin, de la gravure et du tableau proprement dit.

 

Médaille d’argent du Prix Eugène Carrière : Mme Diane Bodart, pour Pouvoirs du portrait sous les Habsbourg d’Espagne

 

À propos de portrait, comment Titien, se demande ensuite Pierre Rosenberg, put-il transformer un homme particulièrement laid en l’image d’un puissant empereur, en l’occurrence Charles Quint ? L’auteur mène avec autorité une enquête qui la conduit de Titien à Velàzquez.

 

Prix Louis Castex : M. Antonin Potoski, pour Cités en abîme

 

Antonin Potoski, du sultanat d’Oman, en passant par l’Éthiopie, le Bengladesh, le Myanmar, nous conduit jusqu’au Japon. Il avance seul. Il peint les lieux, la faune, la flore, les villes, les objets, les mœurs, les actes et ses pensées. C’est la longue marche et la sensible confession d’un voyageur du XXIe siècle, que Max Gallo salue au passage.

 

Prix monseigneur Marcel : Mme Marie-Madeleine Fragonard, pour Variations sur la grâce et l’impuissance de la parole

 

Marie-Madeleine Fragonard, guidant le lecteur vers une ample réflexion sur le statut de la rhétorique au XVI et au XVIIe siècle, observe que dans une perspective chrétienne où seule la grâce agirait sur les âmes, la parole humaine se verrait forcément frappée de discrédit.

 

Médaille d’argent du Prix monseigneur Marcel : Mme Hélène Casanova-Robin, pour sa traduction et son étude des Églogues de Pontano

 

Le mérite de cet ouvrage est de nous faire lire, et grâce à une souple traduction en vers libres, les poèmes néo-latins de Giovanni Pontano inédits en français et si importants pour notre connaissance de l’humanisme italien.

 

Prix Diane Potier-Boès : M. Guy Galazka, pour À la découverte de la Palestine. Voyageurs français en Terre sainte au XIX siècle

 

Fondé sur une immense bibliographie et sur les archives diplomatiques et consulaires françaises, ce livre mêle la description de la Palestine telle que l’ont découverte des voyageurs connus – Chateaubriand ou Flaubert – mais surtout inconnus, à des scènes vécues, très bien rapportées.

 

Prix François Millepierres : M. Joseph Mélèze Modrzejewski, pour Un peuple de philosophes. Aux origines de la condition juive

 

Étude savante sur les formes institutionnalisées du judaïsme pendant plus d’un millénaire du ive avant J.-C. au VIe siècle de notre ère.

 

 

PRIX DE SOUTIEN À LA CRÉATION LITTÉRAIRE

 

Prix Henri de Régnier : M. Philippe Lançon, pour Les Îles

Livre de vagabondage ou d’errance qui est d’abord un voyage intérieur. Son narrateur se cherche, se fuit. Entre enchantements et consolations, n’écrit-il pas, se demande Frédéric Vitoux, dans l’illusion d’échapper à ces « îles » ou à cette solitude qui nous enferment en nous-mêmes…

 

Prix Amic : M. Patrick Autréaux, pour Le Dedans des choses

 

Psychiatre autant qu’écrivain, Patrick Autréaux n’en finit pas d’explorer son enfance, sa douloureuse et violente histoire familiale. Un inventaire d’où surgissent une momie de cigales, un flacon de mercure, des bribes de poèmes ou un paléontologue mystique… - pour mieux te manger mon enfant, pour mieux apaiser les souffrances de la vie.

 

Prix Mottart : M. Yves Di Manno, pour sa traduction de l’œuvre poétique de George Oppen

 

Yves Di Manno est l’auteur d’une magnifique traduction d’un poète « objectiviste » nord-américain : George Oppen. Et le volume Poésie complète d’Oppen est l’aboutissement d’un compagnonnage commencé voici trente ans…

 

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Ainsi s’achève la lecture du Palmarès des Prix littéraires décernés par l’Académie française en 2012. Les lauréats des prix des fondations sont désormais invités à se lever ensemble pour recevoir nos chaleureux applaudissements.