Discours sur les prix littéraires 2015

Le 3 décembre 2015

Jean-Christophe RUFIN

Discours sur les prix littéraires

PRONONCÉ PAR

M. Jean-Christophe RUFIN
Directeur en exercice

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À quoi sert l’Académie française ?

On nous pose cette question depuis longtemps. Je pense même qu’on a commencé à nous la poser en… 1635.

Certains mettent dans cette question une pointe de perfidie. Sans doute leur plairait-il de suggérer que l’Académie pût ne servir à rien ou à tout le moins à pas grand-chose. Je renverrai ceux-là à leur ignorance ou à leur dépit. Mais bien d’autres nous posent cette question sans arrière-pensée. Ils demandent simplement qu’on les éclaire sur le rôle d’une institution qui pour avoir duré près de quatre siècles a nécessairement fait la preuve de quelque utilité. À ceux-là, on ne peut que recommander d’assister à une séance solennelle comme celle d’aujourd’hui, séance au cours de laquelle sont remis les soixante-cinq prix que l’Académie décerne chaque année.

Certes, notre Compagnie a bien d’autres fonctions et l’on pourrait insister aussi sur son œuvre lexicographique, avec la rédaction du Dictionnaire ; d’autres se montreraient plus attachés à son rôle de conservatoire des traditions ; d’autres encore à son illustration de l’excellence.

Mais pour beaucoup, et j’en fais partie, le cœur de notre mission est constitué par cet ensemble de prix, de médailles, de reconnaissances diverses par lesquelles, chaque année, nous encourageons la création, en France et dans le monde entier.

Le palmarès que je suis chargé de présenter pourra paraître un peu long, voire fastidieux. Ne vous arrêtez pas à cette simple impression et tâchez de ne vous laisser gagner ni par la torpeur ni par le découragement. La galerie exceptionnelle de créateurs et d’œuvres que nous allons vous dévoiler prend tout son sens et tout son intérêt lorsqu’on y voit un panorama ou, au sens géologique, une coupe de notre époque, dans tous les domaines de la culture qui font usage de la langue française.

Ce qui frappe, vous allez l’entendre, dans ce palmarès, c’est la variété des domaines de création. Roman, théâtre, poésie, chanson, cinéma, biographie, histoire, philosophie, sociologie, architecture, etc., il n’est aucun territoire que l’Académie n’observe et n’encourage, pourvu qu’il fasse intervenir le français. Nous sommes ainsi fidèles à l’ambition que nous donna le Protecteur, en fondant notre institution : rendre la langue « capable de traiter les arts et les sciences ».

Les prix que nous remettons aujourd’hui jouent un rôle différent selon les domaines. Pour la littérature et singulièrement le roman, le Grand Prix de l’Académie française, dont nous avons célébré le centenaire cette année, est une récompense majeure, qui ouvre la saison des grands prix d’automne. Le public accorde une attention toute particulière à nos choix. Les romans retenus par notre Compagnie pour son grand prix ont tous été ces dernières années d’immenses succès en librairie.

Dans d’autres domaines moins médiatisés comme la poésie, nos récompenses sont essentielles car elles apportent un soutien décisif à des créateurs qui ont souvent le plus grand mal à faire prendre leur travail en considération.

Certains de nos grands prix ont aussi le mérite de consacrer toute une œuvre et d’inscrire la production d’un auteur dans la longue durée, par-delà le destin de tel ou tel ouvrage particulier. C’est par exemple le cas du Grand Prix de littérature.

Mais surtout, hors du champ strictement hexagonal, nos prix ont un écho majeur dans le monde francophone. Ils contribuent à ancrer des artistes qui vivent parfois très loin de nous dans la grande famille de l’expression française. Du grand prix jusqu’à la simple médaille, nos distinctions sont un encouragement majeur pour des créateurs qui souffrent parfois d’un certain isolement quand ils ne sont pas carrément en butte, dans certains pays, à la répression. Ils apportent aussi des moyens financiers à des artistes qui subissent des conditions de vie difficiles et continuent de créer dans des environnements où leurs œuvres sont peu ou mal rétribuées. Je pense en particulier aux difficultés de l’édition africaine.

Un dernier mot, avant de présenter maintenant le palmarès 2015. Cette liste de récompenses représente, il ne faut jamais l’oublier, une somme de travail colossale. Travail de ceux que nous allons célébrer qui ont dû traverser de longues heures de concentration et de solitude angoissée pour bâtir leur œuvre. Mais travail aussi de cette Compagnie qui, seule, doit établir une veille permanente sur tous les champs de la création, qui doit lire, suivre les spectacles, observer ce qui se passe dans l’immense domaine francophone afin d’opérer une sélection pertinente. Il ne s’agit jamais pour nous de voler au secours de la victoire et de consacrer des gloires d’établissement. Notre intention est au contraire de repérer chaque fois que c’est possible le talent naissant, l’œuvre méconnue, l’action culturelle discrète. Point de considération commerciale dans notre démarche : l’immortalité qui s’attache à cette Compagnie la délivre des tentations de l’actualité comme des sollicitations des marchands du Temple. Voilà pourquoi la liste que je vais maintenant présenter est, à nos yeux, infiniment précieuse. Elle est un défilé de talents et de courages, une cohorte de femmes et d’hommes qui enchantent notre présent et contribuent à bâtir notre avenir. Et cela au moyen d’un seul outil : la langue française.

 

Les lauréats des Grands Prix voudront bien se lever à l’appel de leur nom et nous les applaudirons chacun à la fin de leur éloge.

 

Grand Prix de la Francophonie : Mme Aminata Sow Fall

Née à Saint-Louis du Sénégal, Aminata Sow Fall est l’une des grandes voix de la littérature africaine francophone. Son œuvre romanesque, adaptée à la scène et à l’écran, est reconnue dans le monde entier, et apparaît désormais comme une œuvre classique. Elle comporte une dizaine de romans et de nouvelles, dont La Grève des bàttu qui lui valut en 1980 le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire, L’Appel des arènes ou encore Le Jujubier du patriarche.

Son écriture, marquée par l’oralité, conjugue réalisme et poésie. On l’a parfois comparée au « réalisme magique » de la littérature sud-américaine, même si Aminata Sow Fall n’en reconnaît pas le modèle. Le regard critique sur la société sénégalaise et sur la situation africaine est porté par une narration pleine de fantaisie où les mythes, les traditions magiques, les chants ont une grande place. Madame Carrère d’Encausse souligne que, chez Aminata Sow Fall, le roman n’apparaît jamais comme une leçon, un pesant exercice didactique mais au contraire comme une fable. Ancrés dans la réalité sénégalaise, ses livres prennent une dimension universelle, qu’attestent d’ailleurs les traductions en de nombreuses langues.

Refusant le terrain proprement politique, Aminata Sow Fall ne se retire pas pour autant dans la tour d’ivoire de l’écrivain. Elle a eu et a toujours un rôle essentiel dans l’action en faveur de l’éducation, de la lecture et de la littérature. Comme enseignante de lettres, elle a participé à la Commission de réforme de l’enseignement du français au Sénégal, avant d’être nommée en 1979 directrice des lettres et de la propriété intellectuelle au ministère de la Culture, poste qu’elle occupe une dizaine d’années. Elle a ensuite fondé à Dakar, en 1987, une maison d’édition, pour la promotion des jeunes écrivains, puis le Bureau africain pour la défense des libertés de l’écrivain, et, en 2010, près de Saint-Louis, le Centre international d’études, de recherches et de réactivation sur la littérature, les arts et la culture.

L’Académie tenait, en lui remettant ce Grand Prix, à saluer le rôle essentiel d’Aminata Sow Fall dans le rayonnement de la langue française.

 

Grande Médaille de la Francophonie : M. Gabriel Garran

C’est une vie de théâtre et de mise en scène, au service du répertoire de langue française, que l’Académie salue aujourd’hui. Gabriel Garran, qui vient récemment de publier ses mémoires intitulés Géographie française, où il rappelle sa vie d’enfant juif sous l’Occupation, s’est consacré au théâtre dès après la guerre. Avec « Théâtre contemporain », la première compagnie qu’il a créée en 1958, puis au sein du Théâtre de la commune d’Aubervilliers, premier théâtre permanent établi en banlieue dont il a été le fondateur en 1965, il a fait jouer aussi bien Arthur Miller, Adamov, Strindberg, Brecht, Ödön von Horváth que Shakespeare, Pirandello ou Tchekhov. Mais c’est en 1985 qu’il s’est plus particulièrement attaché à faire connaître la création dramatique francophone, en fondant le Théâtre international de langue française. Il a alors mis en scène des auteurs français comme Marguerite Duras ou Aimé Césaire, des dramaturges africains comme Sony Labou Tansi ou Koffi Kwahulé, québécois comme Larry Tremblay, suisses, libanais, et bien d’autres. Passeur de ce théâtre, il est le véritable créateur d’un répertoire contemporain en français.

 

Grand Prix de Littérature : Mme Laurence Cossé, pour l’ensemble de son œuvre

Depuis son premier roman, Les Chambres du Sud, paru en 1981, qui avait reçu un bel accueil de la critique, Laurence Cossé a publié une dizaine de livres parmi lesquels Le Coin du voile, La Femme du Premier ministre, Le Mobilier national, ou des nouvelles comme Vous n’écrivez plus ? Elle s’est imposée par un style et par un ton qui font d’elle un écrivain original, difficile à classer. Traitant de la réalité quotidienne, elle aime y faire passer l’ange du bizarre, à la manière de Marcel Aymé. Notre confrère Jean-Marie Rouart note que dans un de ses plus beaux livres, Le Coin du voile, d’ailleurs sélectionné pour le Grand Prix du roman de l’Académie, madame Laurence Cossé révèle, dans une sorte de jeu métaphysique, des préoccupations religieuses et même mystiques. C’est cette quête d’absolu qui sous-tend la plupart de ses livres, pour ne pas dire tous. Elle fait d’elle un écrivain exigeant, à contre-courant, dont l’œuvre est toute frémissante d’une ardente nécessité intérieure.

 

Grand Prix de Littérature Henri Gal (Prix de l’Institut de France) : M. Bruno de Cessole, pour l’ensemble de son œuvre

Romancier, journaliste, critique littéraire mais aussi grand spécialiste de la chasse, Bruno de Cessole est l’auteur d’une œuvre importante. Son roman Le Moins Aimé, qui s’inspirait de la vie de Charles de Sévigné, le fils malheureux de Mme de Sévigné, ou L’Heure de la fermeture dans les jardins d’Occident, couronné par le prix des Deux Magots, ont révélé son talent romanesque.

Mais c’est son œuvre comme critique et essayiste, notamment celle qui a été publiée dans ses deux dernier livres, Le Défilé des réfractaires et L’Internationale des francs-tireurs, qui le place au premier plan des grands analystes de la vie littéraire. Jean-Marie Rouart souligne que, parlant des écrivains sans exclusive, Bruno de Cessole possède une grande intelligence des textes et, surtout, l’art de saisir leurs plus subtiles nuances. Il les éclaire avec une grande maestria en puisant dans la vie de leurs auteurs tout ce qui aide à comprendre ce mystère que constitue le génie littéraire.

 

Prix Jacques de Fouchier : M. Remy Butler, pour Réflexion sur la question architecturale

Cet ouvrage est le livre d’un architecte dont la longue carrière a permis de faire le tour des paradoxes et des impasses dans lesquels se trouve aujourd’hui l’art de bâtir. Remy Butler occupe une position singulière car il est à la fois un historien et un praticien de l’architecture. Son point de vue est d’une grande hauteur, tout en même temps critique et compréhensif. Il s’agit, selon Marc Fumaroli, de la plus grande réflexion critique sur l’architecture publiée depuis très longtemps.

 

Grand Prix du Roman : M. Hédi Kaddour, pour Les Prépondérants et M. Boualem Sansal, pour 2084. La fin du monde

 

Les Prépondérants d’Hédi Kaddour est un grand roman, un vaste roman symphonique où s’entrecroisent des destins individuels qui s’enracinent dans une géographie et une histoire singulières que l’auteur nous aide à comprendre.

L’histoire se déroule au Maghreb, dans les années 1920. Le protectorat français contient en germe toutes les tensions, toutes les aspirations qui s’épanouiront et éclateront quelques décennies plus tard. L’art d’Hédi Kaddour est d’éclairer ces réalités politiques et sociologiques en se contentant de regarder vivre et s’affronter des personnages très singuliers et très attachants.

Citons parmi ceux-ci Rania, la jeune veuve arabe, fille d’un ancien ministre du Souverain, qui refuse de se remarier et se heurte à toutes les pesanteurs de son milieu, de sa religion. Ou encore Raouf, son jeune neveu, qui entreprend de brillantes études tout en nourrissant un fort ressentiment contre la France puissance coloniale.

Par ailleurs, on découvre le clan des Français, des administrateurs, médecins, militaires, responsables de la police ou propriétaires de vastes domaines agricoles comme Ganthier, qui convoite précisément une partie des terres de Rania. Ces colons forment un cercle qu’ils ont appelé eux-mêmes « Les Prépondérants ».

Gabrielle, une journaliste grand reporter, observe tout ce petit monde. C’est une femme libre et volontiers critique sur les erreurs ou les abus de ce que l’on pourrait appeler l’exploitation coloniale.

L’arrivée dans la petite ville d’une troupe d’Américains d’Hollywood venue y tourner un film historique d’aventures exotiques, muet bien entendu, va bouleverser cette petite société. Ces Américains émancipés, au premier rang desquels Kathryn, la star aussi belle que libre, vont affoler aussi bien les Arabes que les colons français par leur liberté de parole et de mœurs.

Mille intrigues politiques, économiques, sentimentales se nouent entre tous ces personnages et bien d’autres encore. Dans la littérature française contemporaine, et particulièrement cette année, souligne Frédéric Vitoux, peu de romans possèdent un tel souffle, une telle ambition, une telle qualité d’écriture que Les Prépondérants d’Hédi Kaddour.

 

2084. La fin du monde de Boualem Sansal a retenu l’attention de l’Académie française en raison de ses qualités littéraires mais également de son contenu politique et de son courage.

Cette œuvre revêt la forme bien connue du roman d’anticipation, une contre-utopie qui a acquis ses lettres de noblesse grâce à Aldous Huxley ou à George Orwell (auquel le titre fait explicitement référence). Toutefois, on sent bien que l’intention de l’auteur n’est pas d’explorer un futur lointain et abstrait mais d’attirer l’attention sur des évolutions qui sont déjà en cours dans certains lieux du monde contemporain.

De ce point de vue, le roman se situe dans la lignée d’œuvres plus récentes comme celle de Coetzee, En attendant les barbares, ou celle de notre confrère Amin Maalouf, Le Premier Siècle après Béatrice.

Le héros du roman de Boualem Sansal est un quidam appelé Ati. Dans une première partie du livre, Ati nous introduit dans le monde particulier de 2084, une étouffante théocratie où règnent partout les interdits et la violence. Dans ce monde, les individus ne sont pas forcés à croire car la foi est encore une liberté : ils pourraient être tentés de ne pas croire ou de croire autre chose. Ce qu’on leur demande, c’est seulement d’adopter les apparences de la religion. Des rites corsètent chaque instant de leur vie et ôtent aux individus toute liberté. Une surveillance tatillonne et une terrible contrainte envahissent la vie quotidienne de tous.

Mais Ati permet aussi de découvrir les limites de ce système et ses failles. Dans ce monde oppressant, où la société totalitaire prétend régner sur la planète entière et ne laisser aucune région hors de son contrôle, Ati va pourtant découvrir qu’il existe quelque chose d’inattendu et de presque inconcevable : des frontières. Il va explorer ces marges et nous montrer dans quelle mesure, et à quel prix, on peut tenter d’échapper à ce prétendu paradis qui est en réalité un enfer.

Fiction fondée sur l’observation de la radicalité religieuse telle qu’elle se déploie aujourd’hui dans le champ de l’islam, 2084 reprend une grande partie des observations que Boualem Sansal avait livrées dans ses essais, en particulier récemment dans Gouverner au nom d’Allah.

Par sa force narrative, sa dimension de critique politique et sociale, sa lucidité, ce roman est à la fois nécessaire et puissant.

 

Prix de l’Académie française Maurice Genevoix : M. Dominique Fabre, pour l’inspiration de son œuvre

L’œuvre de Dominique Fabre est singulière et forte, remarquée par Maurice Nadeau dès 1995 avec Moi aussi un jour, j’irai loin. Après une maîtrise de philosophie, Dominique Fabre fait divers métiers et s’installe un temps à La Nouvelle-Orléans. De retour en France, il travaille dans le tourisme et sur des chantiers d’appartement. Pour finir, il est professeur d’anglais dans des collèges. Ces expériences professionnelles lui ouvriront le chemin d’un monde souvent ignoré par la littérature.

Il enchaîne alors romans, nouvelles et poésie : Photos volées, Il faudrait s’arracher le cœur, Moi aussi un jour j’irai loin, etc. Ses livres trouvent immédiatement des lecteurs qui s’attachent profondément à lui. « Écrivain de l’errance et de la solitude », « chasseur de fantômes et d’émotions », a-t-on pu dire de lui. Ce qui est déterminant dans son œuvre, d’après Danielle Sallenave, c’est que son enfance a été placée sous un signe difficile, l’absence du père, dans une famille d’accueil en banlieue. Ces expériences vont le marquer pour toujours. Son regard empathique et tendre se porte sur des êtres maladroits et blessés, désillusionnés, prisonniers de leur passé, auxquels il donne la parole sur un ton mélancolique et tendre, tout en demi-teintes.

 

Grand Prix Hervé Deluen : M. Alain Borer, à l’occasion de la parution de son ouvrage De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française

Le problème de la langue française et de ses difficultés actuelles a fait couler beaucoup d’encre. Mais l’ouvrage qu’Alain Borer consacre à ce sujet se distingue par son originalité. Alain Borer est déjà bien connu pour ses travaux remarquables, en particulier sur Arthur Rimbaud dont il est un spécialiste de renommée mondiale. Il reprend toute l’affaire sur un ton d’une hauteur et d’un charme exceptionnels. Les douleurs de notre langue se changent sous la plume d’Alain Borer en un bonheur constant.

 

Grand Prix de Poésie : M. Philippe Beck, pour l’ensemble de son œuvre poétique

Opéradiques de Philippe Beck, paru en 2014, est le point culminant d’une œuvre poétique entreprise voici une vingtaine d’années et dont Chants populaires, en 2007, a franchi les frontières. Une phrase de Rimbaud a dicté le titre : « Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons », et c’est bien d’un fantastique décloisonnement entre les arts qu’il s’agit. Le poète se fait chasseur, cueilleur, retourne à la terre, compare Hésiode, Bashô ou Zeami, théoricien du théâtre nô, à des socs de charrue, dans la dernière partie intitulée « Boustrophes » – l’écriture grecque primitive dont les lignes allaient sans interruption de gauche à droite et de droite à gauche, le geste même du laboureur lorsqu’il sème.

Philippe Beck est également philosophe. Pour chanter le monde vivant de l’art comme mode de connaissance, il invente, dit madame Florence Delay, une langue inconnue qui abonde en noms propres comme autant de passés et en néologismes comme autant de futurs. Philippe Beck a publié parallèlement Contre un Boileau, art poétique, somme qui pourrait aussi bien s’appeler « Pour La Fontaine »… Une décade de Cerisy a été récemment consacrée à son œuvre, fait rare pour un poète de cinquante ans, que nous sommes aujourd’hui heureux de saluer.

 

Grand Prix de Philosophie : M. Alain de Libera, pour l’ensemble de son œuvre

Longtemps directeur d’études à l’École pratique des hautes études, professeur au Collège de France depuis 2012 après avoir enseigné à l’université de Genève, Alain de Libera continue la grande lignée des historiens français de la philosophie et de la théologie médiévales, illustrée dans notre Compagnie par Étienne Gilson. Large et majestueuse, son œuvre prend sa source dans l’étude mystique rhénane, ses origines scolastiques et ses développements (Albert le Grand et la philosophie ; puis La Mystique rhénane. D’Albert le Grand à Maître Eckhart, et Maître Eckhart et la mystique rhénane). Elle s’accroît d’études désormais classiques sur l’intellect agent, la querelle des universaux, sans éviter des débats plus actuels sur le rôle de la pensée musulmane au Moyen Âge.

Elle s’élargit, depuis une décennie, jusqu’à la philosophie elle-même, par l’édification du monumental ensemble intitulé Archéologie du sujet, dont les trois premiers volumes sont déjà parus. Il s’agit, souligne Jean-Luc Marion, en utilisant non seulement les ressources détaillées de la pensée médiévale, mais aussi les concepts les plus contemporains, tant phénoménologiques qu’analytiques, de reconstituer la complexe émergence du « sujet », entendu en tous ses états (personne, ego, self, etc.).

 

Grand Prix Moron : M. Olivier Houdé, pour Apprendre à résister. Rien n’est plus amusant que d’observer un enfant qui s’interroge

Professeur de psychologie à l’université Paris-Descartes, Olivier Houdé est un disciple de Piaget, dont il renouvelle les théories en les croisant avec les découvertes les plus récentes des neurosciences et de l’imagerie cérébrale. Il forge ainsi la notion de « résistance cognitive », qui est la capacité du cerveau à inhiber l’instinct, l’intuition, la pensée spontanée, pour mettre en œuvre la réflexion. C’est cette fonction du cerveau qui peut être entraînée pour améliorer l’apprentissage.

 

Grand Prix Gobert : M. Olivier Grenouilleau, pour Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale

Historien spécialiste de l’esclavage et auteur d’un précédent ouvrage qui avait fait date sur les traites négrières, Olivier Grenouilleau s’intéresse dans ce livre non plus au commerce des hommes mais à la notion d’esclavage même, au statut de l’esclave et au système sur lequel reposent les sociétés esclavagistes. Il s’agit ici d’un essai d’« histoire globale », selon la formule employée en sous-titre. Au-delà des spécificités de telle ou telle période, de l’Antiquité à l’époque moderne, de telle ou telle partie du monde, de Rome et de la Grèce au Sud des États-Unis d’Amérique notamment, et à travers la diversité des situations professionnelles et sociales que peuvent avoir aussi bien des esclaves domestiques, des esclaves de plantation que des esclaves investis de responsabilités reconnues, l’historien cherche à dégager les constantes universelles qui définissent la condition d’esclave.

 

Prix de la Biographie littéraire : M. Jean-Luc Moreau, pour Pierre Herbart. L’orgueil du dépouillement

Ce livre est tout d’abord un ouvrage riche d’une information solide, très clair, bien écrit. C’est par ailleurs le premier ouvrage consacré à un écrivain majeur du xxe siècle, malheureusement relégué dans une certaine ombre par l’éclat de son ami André Gide. Des livres comme L’Âge d’or, La Ligne de force, La Licorne, Alcyon sont reconnus aujourd’hui comme des chefs-d’œuvre.

La vie de Pierre Herbart est en elle-même un roman. Enfant sans père, devenu communiste, ayant préparé le fameux voyage en 1936 de Gide en U.R.S.S., entré ensuite dans la Résistance et ayant libéré la ville de Rennes, il a écrit des livres raffinés, d’une écriture impeccablement élégante. Dominique Fernandez se réjouit de ce que cet être complexe, à la fois homme d’action et esthète, ait enfin trouvé un biographe qui éclaire toutes les faces de sa personnalité.

 

Prix de la Biographie historique : M. Jean-Noël Liaut, pour Elsa Triolet et Lili Brik. Les sœurs insoumises

Le livre de Jean-Noël Liaut, Les Sœurs insoumises, est une biographie croisée des deux sœurs Elsa Triolet, femme d’Aragon, et Lili Brik, maîtresse et muse de Maïakovski. Tout un monde défile dans l’ouvrage, de Pasternak à Eisenstein, d’André Breton à Dzerjinski. L’ombre de la Loubianka se mêle aux effusions poétiques, nous dit Jean d’Ormesson, et le drame aux liaisons sentimentales. Tout le livre est écrit sur un ton apaisé, sans parti pris, avec modération. Il rend justice au talent des deux sœurs et fait place, plus tard, à leurs scrupules et à leurs révisions déchirantes.

 

Prix de la Critique : M. Jean-Pierre Richard, pour l’ensemble de son œuvre

Normalien, agrégé de lettres, professeur des universités, Jean-Pierre Richard est l’auteur d’une œuvre considérable.

Avec notamment celui de Jean Starobinski, son nom est attaché à la notion de critique thématique, approche qui se pose en rivale de la critique structurale. C’est le retour à la phénoménologie existentielle, à l’étude de l’expérience vécue et des contenus de conscience. Depuis la parution de Littérature et sensation en 1954, il n’a cessé en effet d’explorer le lien qui unit l’écriture et l’expérience intime du monde. Car, pour Jean-Pierre Richard, « Une grande œuvre littéraire n’est rien d’autre que la découverte d’une perspective vraie sur soi-même, la vie, les hommes. La littérature est une aventure d’être. » Le but de la critique thématique, comme le souligne Danielle Sallenave, est de reconnaître les thèmes qui gouvernent une œuvre comme autant de modalités concrètes d’un rapport au monde.

 

Prix de l’Essai : Mme Christiane Rancé, pour La Passion de Thérèse d’Avila

Comment en plein Siècle d’or, dans une Espagne brûlée par les passions de l’or du Nouveau Monde et les folies de l’Inquisition, une jeune femme devient-elle à la fois un grand docteur en théologie et une âme dévorée par un élan mystique exceptionnel ? C’est ce parcours d’exception qui croise celui de saint Jean de la Croix qu’a magnifiquement retracé Christiane Rancé.

 

Prix de la Nouvelle : M. Arnaud Cathrine, pour Pas exactement l’amour

Arnaud Cathrine est un écrivain aux dons multiples : il a écrit des chansons, des scénarios de film et une dizaine de romans depuis Les Yeux secs, paru en 2001. C’est pour son recueil de nouvelles, Pas exactement l’amour, que l’Académie lui a attribué son prix. Ce n’est évidemment pas par le choix de son thème, l’amour, qu’Arnaud Cathrine se montre original, mais par un ton, la saveur d’une langue, la justesse d’un style qui ne dédaigne ni l’humour ni les situations cocasses. Jean-Marie Rouart se demande si son véritable sujet n’est pas l’amour mais la solitude. La solitude à deux.

 

Les Prix d’Académie sont cette année au nombre de quatre. Le premier va à

1. Mme Monique Mosser et M. Hervé Brunon, pour L’Imaginaire des grottes dans les jardins européens

Voici un ouvrage considérable. Certes, les grottes ont de tout temps fasciné, mais l’approche des deux auteurs est nouvelle. Non seulement, comme l’affirme Pierre Rosenberg, ils tentent de dresser l’inventaire des principales grottes en France comme en Italie et dans les autres pays européens, mais ils s’interrogent sur leurs implications dans l’imaginaire des siècles du passé et du présent. Couronner l’ouvrage est aussi l’occasion d’évoquer le rôle du grand éditeur d’art François Barielle, qui vient, encore jeune, de nous quitter.

 

2. Mme Florence Aubenas, pour En France

Ces textes parus dans Le Monde, on les découvre mieux dans le format livre. Dans une langue très agréable et « mine de rien », nous dit François Weyergans, Mme Aubenas dresse un portrait de la France telle qu’elle existe loin de tout rêve. Est-ce de la sociologie ? Oui, au plus beau sens du mot. De la sociologie comme chacun devrait en faire pour soi, voire chez soi ! Entre choses vues et litotes, l’auteur ne conclut jamais, elle n’est qu’un regard qui se confie ensuite aux mots. Elle a l’art d’attraper des bouts de dialogues et de les restituer, crédibles, frappants, inoubliables.

 

3. La revue Po&sie

Au printemps dernier la revue Po&sie a fêté son cent cinquantième numéro. Un événement pour la poésie et la pensée tout court, car cette revue trimestrielle ne ressemble à aucune autre. Par ses objectifs, son ampleur, sa richesse. Mettant à égalité les poètes de France et d’ailleurs, au présent comme au passé, dans la tradition comme dans l’aventure, elle reprend, discute l’histoire des formes, retraduit aussi bien Virgile, Hölderlin, Nietzsche, ouvre à ses lecteurs des horizons inconnus – la revue Imagine Africa, par exemple, introduite par cette affirmation de Breyten Breytenbach : « Africa lives ! ». De nombreux écrivains sont accueillis dans cette revue ouverte aux « humanités » et à la philosophie. Ses fenêtres, ses pages, font naître des passages si bénéfiques que, comme l’écrit Florence Delay, nous en remercions Michel Deguy, poète fondateur, Claude Mouchard, Martin Rueff, Hédi Kaddour, rédacteurs en chef adjoints, tout le comité de rédaction et les correspondants étrangers.

 

4. M. Thierry Clermont, pour San Michele

Le livre de Thierry Clermont est entièrement consacré au cimetière de Venise, San Michele, à ses occupants, à sa vie nocturne et à sa vie secrète. L’évocation, sur fond de Venise, est d’une grande originalité. L’auteur, souligne Pierre Rosenberg, fait partager au lecteur sa tendresse pour ce cimetière si particulier.

 

Prix du cardinal Grente : P. Joseph Moingt, pour l’ensemble de son œuvre

Joseph Moingt est entré dans la Compagnie de Jésus en 1938, à l’âge de vingt-trois ans. Il a passé la plus grande partie des années de guerre dans divers stalags. Ordonné prêtre en 1949, après des études à la Faculté jésuite de Lyon, où il a été marqué par l’enseignement du père de Lubac, il est lui-même devenu professeur, d’abord à Lyon puis, à partir de 1968, à l’Institut catholique de Paris. En 1955, il avait soutenu une thèse de théologie consacrée à Tertullien, l’un des premiers penseurs latins de la révélation chrétienne de Dieu. C’est le futur cardinal Daniélou qui l’a accompagné dans la réalisation de cette thèse.

Mais ce parcours de professeur de théologie est inséparable, pour Joseph Moingt, de ses propres recherches personnelles. Tout en dirigeant durant vingt-sept ans, de 1970 à 1997, la revue jésuite des Recherches de science religieuse, il se risque à penser ce Dieu qui vient à l’homme : du deuil au dévoilement de Dieu, jusqu’à cet essai très radical paru en 2014 Croire au Dieu qui vient : de la croyance à la foi critique.

On ne peut que reconnaître, nous dit Mgr Dagens, l’ampleur, la rigueur et l’audace de la réflexion théologique du père Joseph Moingt.

 

Prix du Théâtre : M. Joël Pommerat, pour l’ensemble de son œuvre dramatique

Auteur, metteur en scène, chef de troupe, à la tête de la compagnie Louis-Brouillard, Joël Pommerat est un homme de théâtre complet. Il se définit lui-même « écrivain de spectacle », marquant ainsi le lien indissoluble qu’il entretient entre l’écriture et la représentation. Dispositifs scéniques, rythme des scènes, saynètes, tableaux, lumières et pénombre, voix nues ou en play-back, sont partie intégrante de la partition dramatique.

Dans ses pièces, citons entre autres Les Marchands, La Grande et Fabuleuse Histoire du commerce, Je tremble ou Ma chambre froide. Pommerat raconte le monde contemporain en le cherchant, glissant du plan économique ou social au plan intime, instillant un doute fertile plus que des certitudes. L’atmosphère singulière, à la fois dérangeante et familière de ses pièces, appelle le spectateur à imaginer la part invisible de ce qu’on lui donne à voir.

Le titre de sa dernière pièce, La Réunification des deux Corées, masque de façon provocante un thème qui n’a rien de politique : l’amour. Vingt variations sur le thème, comme si l’amour advenait sur fond de perte ou que l’union même fabriquait une cassure, toute réunion ou réunification devenant impossible. Joël Pommerat a reçu beaucoup de prix et nombre de Molière, mais madame Delay souligne que c’est la reconnaissance des spectateurs chaque fois plus nombreux qui confirme l’importance de sa voix dans le théâtre contemporain.

 

Prix du Cinéma René Clair : M. Jacques Perrin, pour l’ensemble de son œuvre cinématographique

… L’Académie récompense le parcours exceptionnel d’un homme-orchestre du cinéma français : en vérité, l’homme d’un grand orchestre composé d’hommes, de femmes, d’insectes, d’éléphants et d’oies sauvages, dans le fond du ciel, au plus près de la terre ou dans les entrailles des océans…

Jacques Perrin est un comédien que se sont disputé dès son adolescence d’illustres metteurs en scène comme Marcel Carné, Henri-Georges Clouzot (La Vérité), Costa-Gavras, Pierre Schoendoerffer (La 317e Section, Le Crabe-Tambour), Jacques Demy (Les Demoiselles de Rochefort) et tant d’autres, aujourd’hui par exemple Xavier Beauvois ou Christophe Barratier.

Mais entre-temps, notre jeune premier met un genou à terre, découvre l’herbe et la vie de son peuple minuscule : et là commence son autre et prodigieuse aventure. Jacques Perrin est le réalisateur, le producteur, l’acteur d’une autre façon, de ces films documentaires qui font le tour du monde, Microcosmos : le peuple de l’herbe, Le Peuple migrateur, Océans… Nous attendons incessamment son prochain opus, Les Saisons. Qu’il sache, dit Jean-Loup Dabadie, que nous avons découvert son secret : l’émerveillement…

 

La Grande Médaille de la Chanson française : Mme Véronique Sanson, pour l’ensemble de ses chansons

… Véronique Sanson est trop jeune encore pour qu’on le dise, mais tout le monde le sait et Jean-Loup Dabadie n’a pas peur de l’affirmer : cette artiste exceptionnelle laissera une trace lumineuse dans l’histoire de la chanson française. Auteur, compositeur et interprète – sa voix semble danser entre les pleins et les déliés de ses musiques, classiques ou jazzy –, elle a empli son œuvre d’une émotion inouïe et elle nous rappelle que cet art de la chanson n’est en rien un art mineur, puisqu’on y on trouve des maîtres comme Prévert, Trénet, Gainsbourg ou Léo Ferré.

Véronique Sanson, la blonde dont les mots et les rêves se déhanchent sur son piano, a été souvent récompensée – Grand Prix de la SACEM, Victoire d’honneur de la musique – pour des titres comme « Besoin de personne », « Amoureuse » et sa merveilleuse « Chanson sur ma drôle de vie ». Aujourd’hui, elle est touchée au cœur (et nous l’a dit) par ce rayon tombé du haut de la Coupole de l’Académie française. Nous applaudissons ici une grande artiste.

 

L’Académie attribue cette année cinq Prix du Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises.

Le premier à

1. Mme Bénédicte Savoy, professeur d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin, qui assume un rôle important dans les échanges culturels franco-allemands

Bénédicte Savoy est ancienne élève de l’École normale supérieure. Elle est professeur depuis 2005 à la prestigieuse Technische Universität de Berlin. Elle a soutenu en France en 2000 sa thèse de doctorat, depuis lors publiée et qui avait pour sujet les spoliations françaises d’œuvres d’art en Allemagne autour de 1800. Plusieurs de ses ouvrages ont fait sensation. Pierre Rosenberg en a retenu un, paru en 2011, Nofretete : Eine deutsch-französische Affäre 1912-1931, consacré à la découverte de la célèbre Nefertiti du musée de Berlin et aux conditions de son exportation d’Égypte, un roman policier archéologique.

 

2. Mme Caroline Alexandra Van Eck, professeur d’histoire de l’architecture et des arts modernes à l’université de Leyde

Caroline van Eck est une francophone et surtout une francophile inconditionnelle. Personnalité d’un grand charme, elle est dotée d’un sens de l’humour qu’elle manie parfaitement en français. Nous avons toutes raisons de croire qu’elle le manie aussi parfaitement en néerlandais. Pierre Rosenberg remarque que Caroline van Eck est toujours disponible lorsqu’il s’agit de défendre nos auteurs et nos publications d’histoire de l’art aux quatre coins du monde.

 

3. M. Philippe Desan, professeur de littérature française et d’histoire culturelle à l’université de Chicago, directeur de la revue Montaigne Studies

Philippe Desan illustre la pensée française en enseignant à l’université de Chicago depuis plus de trente ans, après avoir passé son doctorat à l’université de Californie Davis en 1984. Inlassable chercheur sur la Renaissance française, il est l’éditeur confirmé de l’œuvre de Montaigne. L’Académie salue aujourd’hui le rayonnement international de Philippe Desan, distinguant en particulier la fondation en 1989 des Montaigne Studies, qu’il dirige depuis, et qui jouent un rôle exceptionnel pour le rayonnement des lettres françaises aux États-Unis et dans le monde entier.

 

4. M. Pierre Force, directeur du département de français de l’université de Columbia

Le professeur Pierre Force est doyen pour trois ans des départements d’humanités de la prestigieuse université Colombia. Il est pour Marc Fumaroli l’un des phares, avec Antoine Compagnon, de la présence française dans le haut enseignement universitaire américain.

Jetant un pont entre l’histoire littéraire de nos moralistes classiques et l’histoire des idées économiques anglaises, entre le « moi » de Pascal ou de La Rochefoucauld et l’intérêt bien compris d’Adam Smith et de James Bentham, son œuvre a renouvelé, tant par ses livres que par ses articles, le dialogue philosophique franco-anglais.

 

5. M. Victor Ieronim Stoichita, professeur d’histoire de l’art, pour ses mémoires intitulés Oublier Bucarest

Victor Stoichita est né en 1945 à Bucarest en Roumanie. Il enseigne depuis 1991 l’histoire de l’art contemporain à l’université de Fribourg en Suisse. Son ouvrage, Brève histoire de l’ombre, publié en plusieurs langues, a été souvent admirativement commenté. Il a prononcé au musée du Louvre, dont il occupait la Chaire en 2014, une série de conférences sur « L’image de l’Autre. Noirs, Juifs, Musulmans et “Gitans” dans l’art occidental des Temps modernes ». Pierre Rosenberg souligne combien est émouvante sa récente autobiographie intitulée Oublier Bucarest.

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Après les Grands Prix, viennent désormais les Prix de fondations. Les lauréats se lèveront également à l’appel de leur nom mais je leur demanderai de bien vouloir accepter d’attendre la fin de la proclamation pour recevoir ensemble nos applaudissements.

 

PRIX DE POÉSIE

 

Prix Théophile Gautier : M. Emmanuel Moses, pour Sombre comme le temps

Ce recueil crée une sorte d’intimité entre le poète et son lecteur. C’est un chant clair, familier, familial parfois, comme en témoigne un poème très drôle intitulé « La Sainte Famille ». Emmanuel Moses a d’abord écrit des poèmes, puis des romans, puis traduit, notamment une Anthologie de la poésie en hébreu moderne.

 

Prix Heredia : M. Claude Beausoleil, pour Mystère Wilde

Le poète québécois Claude Beausoleil explore avec brio, humour, sérieux et une grande intelligence poétique la figure à la fois spectaculaire et obscure d’Oscar Wilde. Usant d’une variété de formes, il reconstruit ou imagine un kaléidoscope de scènes où passe la vie d’un auteur déjà partagée entre réalité et fiction. Le recueil permet également au poète d’examiner l’aventure de sa propre vie parmi les mots, dans un langage poétique élaboré avec un plaisir communicatif.

 

Prix François Coppée : M. Yves Prié, pour Les Veilles du scribe

Dans ce recueil d’un poète qui réfléchit au travail d’écriture, au silence, à la mémoire, l’Académie française a tenu à saluer la limpidité de la langue, l’élégance des tournures et la justesse des sentiments qui caractérisent toute la poésie d’Yves Prié.

 

Prix Paul Verlaine : M. Marc Alexandre Oho Bambe, pour Le Chant des possibles

Poète et slameur, le poète camerounais Marc-Alexandre Oho Bambe a été initié à la littérature par une mère professeur de lettres. C’est un poète de l’écrit, de la parole et de la scène. Le graphisme du livre épouse le rythme de la voix du slameur.

 

Prix Henri Mondor : M. Hervé Joubeaux, conservateur du musée Stéphane Mallarmé de Vulaines-sur-Seine. Il travaille à ce titre à la mise en valeur de l’œuvre de Mallarmé au sein du musée et a dirigé le catalogue qui a accompagné la dernière exposition, Portraits de Mallarmé. De Manet à Picasso.

 

Prix Maïse Ploquin-Caunan : Mme Liliane Giraudon, pour Le Garçon cousu

Liliane Giraudon a publié une œuvre importante, de poésie et de théâtre, et pratique régulièrement la lecture publique. Elle est co-fondatrice et membre de plusieurs revues littéraires. Le Garçon cousu se compose de six fictions « abruptes » qui sont, note un commentateur, une manière d’éluder la réponse à la question première : « Et vous, vous savez ce qu’il en est de l’amour ? »

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PRIX DE LITTÉRATURE ET DE PHILOSOPHIE

 

Prix Montyon : Mme Nathalie Heinich, pour Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique

L’art contemporain est-il devenu un genre à part, un genre différent de l’art moderne ou de l’art ancien ? Nathalie Heinich, dans un ouvrage à la fois érudit, sérieusement documenté et provocateur, se demande si les artistes, les collectionneurs, les conservateurs, les amateurs, les marchands ne se distinguent pas radicalement de leurs alter ego du passé, et en quoi.

 

Prix La Bruyère : M. Jean Viardot, pour La Bruyère et le collectionnisme. Vraie dévotion à de fausses idoles

L’ouvrage de Jean Viardot aborde avec originalité le chapitre « De la mode » de la sixième édition des Caractères de La Bruyère.

La Bruyère distingue le beau de la rareté, qui serait la raison d’être principale du collectionneur – et c’est pourquoi il condamne en quelque sorte ce dernier.

 

Prix Jules Janin : Mme Joëlle Dublanchet, pour sa traduction de Coup de soleil et autres nouvelles d’Ivan Bounine

Dans ce troisième recueil de nouvelles de Bounine, premier Prix Nobel de littérature de langue russe, beaucoup de textes étaient encore inédits. Ils ont été composés en France entre 1925 et 1926 et leur traduction par Joëlle Dublanchet en restitue la force comme la poésie.

 

Prix Émile Augier : M. Pascal Rambert, pour Répétition

La pièce fut créée en décembre dernier dans le cadre du Festival d’Automne. Elle se situe un peu entre Quartett, la pièce d’Heiner Müller, mais sans Laclos, et le film de Bergman Après la répétition. Son originalité est aussi celle de sa langue.

 

Prix Émile Faguet : M. Philippe Geinoz, pour Relations au travail. Dialogue entre poésie et peinture à l’époque du cubisme (Apollinaire, Picasso, Braque, Gris, Reverdy)

Philippe Geinoz analyse, à un moment très précis, les relations entre la littérature et la peinture et les espoirs d’un petit groupe d’artistes novateurs qui eut l’ambition de résoudre le problème des correspondances entre les arts.

 

Prix Louis Barthou : Mme Linda Lê, pour son livre d’essais Par ailleurs (exils) et son roman Œuvres vives

Dans ce livre d’essais remarquable et émouvant, l’auteur, née à Saigon, témoigne de l’amour porté aux écrivains sortis de chez eux, de leur langue, comme à ceux qui portent l’exil en leur propre langue.

 

Prix Anna de Noailles : Mme Élisabeth de Fontenay, pour La Prière d’Esther

Dans ce livre qu’elle qualifie de « livre nostalgiquement catholique, timidement juif et imaginairement français », Élisabeth de Fontenay explore sa double filiation. C’est une œuvre captivante et d’une grande subtilité.

 

Prix François Mauriac : Mme Virginie Bouyx, pour Villes chinoises

Chaque nouvelle se passe dans une ville différente de Chine aujourd’hui. Chacune est comme un moment de vie un peu mélancolique qui met en scène des personnages français émigrés. Tous ressentent plus ou moins un certain mal de vivre, que l’auteur nous fait partager.

 

Prix Georges Dumézil : M. Romain Menini, pour Rabelais altérateur. « Graeciser en françois »

Œuvre énorme, intimidante et pourtant passionnante. C’est de l’érudition virtuose ! Vive la virtuosité ! L’auteur nous documente magistralement sur toutes les sources de Rabelais et nous fait assister à la genèse des célèbres cinq livres.

 

Prix Roland de Jouvenel : Mme Ariane Charton, pour Alain-Fournier

Ariane Charton, petite-fille d’un soldat de la Première Guerre mondiale, rend justice, avec talent et émotion, à l’auteur du Grand Meaulnes et à l’ami de Jacques Rivière.

 

Prix Biguet : Mme Jacqueline Lichtenstein, pour Les Raisons de l’art. Essais sur les limites de l’esthétique

Mme le professeur Jacqueline Lichtenstein, dans cet ouvrage écrit avec une rare clarté et une grande élégance, n’hésite pas à opposer la notion française de connaisseur à la conception allemande de l’esthétique.

 

Prix Pierre Benoit : la Revue du Tarn, pour son numéro sur « Pierre Benoit l’Albigeois »

Ce numéro entier de la revue ne se limite pas à l’étude des liens entre la région natale du romancier et ses ouvrages, mais accueille aussi des analyses plus générales de l’œuvre et des évocations de l’homme.

 

Prix Jacques Lacroix : M. Damien Baldin, pour Histoire des animaux domestiques. xixe-xxe siècles

Ce jeune historien explore les chemins par lesquels les animaux domestiques sont entrés de plus en plus dans l’intimité des hommes. Avec l’émergence d’une question : les animaux ont-ils des droits ?

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PRIX D’HISTOIRE

 

Prix Guizot : M. Edmond Dziembowski, pour La Guerre de Sept Ans (1756-1763)

Historien de la rivalité militaire, commerciale et coloniale entre l’Angleterre whig et la France, le professeur Edmond Dziembowski a renouvelé profondément notre perception concrète du siècle des Lumières en Europe.

 

Médaille d’argent du Prix Guizot : M. Antoine Lilti, pour Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850)

Ce livre met en relief le paradoxe de la célébrité : forme spécifiquement moderne du prestige social, elle est en même temps décriée comme un simulacre médiatique. Jean-Jacques Rousseau, présent tout au long du livre, en est l’éclatante illustration.

 

Prix Thiers : M. Xavier Boniface, pour Histoire religieuse de la Grande Guerre

Ce livre se présente comme une étude globale qui traverse les quatre années de cette Première Guerre mondiale en y présentant les multiples façons dont les Églises et les communautés religieuses y ont été associées, à travers les ministres de chaque culte.

 

Prix Eugène Colas : M. Jean-Paul Demoule, pour Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident

Un gros livre savant et iconoclaste qui remet en question l’existence réelle, historique, d’un petit peuple indo-européen conquérant qui aurait pris le contrôle, il y a des millénaires, de l’Europe et d’une partie de l’Asie.

 

Prix Eugène Carrière : Mme Dominique d’Arnoult, pour Jean-Baptiste Perronneau (1715-1783). Un portraitiste dans l’Europe des Lumières

L’auteur étudie la vie du peintre et pastelliste, ses voyages dans les principales capitales européennes, et consacre une grande partie de ses recherches à la reconstitution de son œuvre.

 

Prix du maréchal Foch : M. Christian Malis, pour Guerre et stratégie au xxie siècle

L’objectif du livre est de dessiner les contours du nouvel âge de la guerre qui se profile. Un monde où domineront, non plus le courage individuel des combattants et la force des troupes, mais les technologies numériques, les robots, les armes furtives.

 

Prix Louis Castex : M. Alain Hervé, pour Promesse d’îles

Alain Hervé, marin découvreur, nous entraîne dans un tour du monde des îles qu’il a parcourues. C’est à la fois une passionnante plongée dans l’espace par la découverte des paysages, et dans le temps. C’est aussi un agréable voyage littéraire.

 

Prix Monseigneur Marcel : Mme Marie Barral-Baron, pour L’Enfer d’Érasme. L’humanisme chrétien face à l’histoire

Dans un livre d’une forme très élégante, l’auteur étudie le désenchantement progressif d’Érasme devant la montée des violences religieuses, des rivalités dynastiques et des guerres de plus en plus fréquentes.

 

Médaille d’argent du Prix Monseigneur Marcel : M. Nicolas Balzamo, pour Les Miracles dans la France du xvie siècle. Métamorphoses du surnaturel

L’étude de Nicolas Balzamo montre que la Réforme protestante n’a pas eu à « rationaliser » la religion, parce que le catholicisme établi n’était pas dominé par la magie. Elle a plutôt eu tendance à « désenchanter » l’imaginaire religieux.

 

Prix Diane Potier-Boès : Mme Ève de Dampierre-Noiray, pour De l’Égypte à la fiction. Récits arabes et européens du xxe siècle

Dans cette quête entre les deux mondes, l’auteur retrouve Luc Barbulesco ou Ferial Ghazoul, tentant avec bonheur de maintenir la part égale entre les deux cultures. L’objet, en même temps que l’enjeu, ce sont autant Constantin Cavafis qu’Albert Cossery, Lawrence Durrell qu’Edwâr al-Kharrât, Naguib Mahfûz que Giuseppe Ungaretti.

 

Prix François Millepierres : Mme Ilsetraut Hadot, pour Sénèque. Direction spirituelle et pratique de la philosophie

Mme Ilsetraut Hadot, veuve du regretté Pierre Hadot, présente la philosophie du précepteur de Néron pour ce qu’elle est : non un édifice scolastique, mais un guide pratique et thérapeutique de l’âme en proie aux passions et aux vicissitudes éprouvantes de l’existence humaine.

 

Prix Augustin Thierry : Mme Claire Judde de Larivière, pour La Révolte des boules de neige. Murano face à Venise

« Le 27 janvier 1511, l’île de Murano est le théâtre d’un événement exceptionnel : le podestat de Venise, chargé d’exercer le pouvoir dans l’île au nom de la Sérénissime, est chassé par les habitants sous une volée de boules de neige […]. » L’auteur s’appuie sur une documentation scrupuleusement dépouillée pour tenter de comprendre les raisons de cette révolte.

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PRIX DE SOUTIEN À LA CRÉATION LITTÉRAIRE

 

Prix Henri de Régnier : M. Arnaud Guillon, après Tableau de chasse

Derrière Arnaud Guillon se profilent les ombres de Roger Nimier et de Michel Déon. Comme ses aînés, derrière une apparente désinvolture, il masque un grand talent et une parfaite rigueur classique de la phrase.

 

Prix Amic : M. Aurélien Bellanger, après L’Aménagement du territoire

Aurélien Bellanger poursuit une œuvre très originale et propose un véritable renouvellement de l’approche romanesque. Ce livre est un ensemble de dix récits qui mêlent entre autres l’histoire de l’aménagement du territoire du département de la Mayenne à celle de la construction d’un immense empire du B.T.P., tandis que se développe une société secrète qui veut contrôler le pouvoir politique et son administration.

 

Prix Mottart : M. Régis Franc, après Jamais les papillons ne voyagent

Auteur tout d’abord de bandes dessinées dans Pilote et Charlie mensuel, ayant vagabondé ensuite du côté du cinéma, comme scénariste aussi bien que réalisateur, Régis Franc a abordé depuis quelque temps le domaine littéraire avec le même bonheur.

 

Les lauréats des Prix de fondations sont désormais invités à se lever tous ensemble et nous leur rendrons hommage en les applaudissant.