Discours sur les prix de vertu 1839

Le 9 août 1839

Charles-Guillaume ÉTIENNE

Discours de M. Étienne

Directeur de l’Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 9 août 1839

 

 

MESSIEURS,

L’Académie voit tous les jours sa mission s’agrandir ; de nobles amis des lettres et de l’humanité l’ont successivement enrichie de magnifiques dotations qu’il lui est doux de répandre sur tout ce qui fait le charme, la gloire et l’honneur de la patrie. Richelieu en nous instituant les conservateurs de la langue, avait créé des prix annuels pour les productions de l’esprit désormais, aux luttes brillantes de l’éloquence et de la poésie viennent se joindre de plus modestes concours. Grâce aux bienfaits de M. de Montyon, nous avons aujourd’hui des palmes pour les belles actions comme pour les beaux vers, et c’est dans le sanctuaire des lettres que la vertu reçoit des couronnes : non cette vertu fastueuse qui ne se fie qu’à elle seule du soin d’être proclamée ; celle que nous célébrons s’ignore pour ainsi dire elle-même, et ce n’est pas sans peine que nous la découvrons dans la retraite où elle se cache. Elle n’a de confidents que les malheureux dont elle sèche les pleurs ; leurs actions de grâces la trahissent, et nous permettent seules de l’associer aux triomphes de nos solennités académiques.

Ainsi ces fleurs des champs que leur parfum révèle, transportées au milieu des plus nobles fêtes, en rehaussent encore l’éclat et n’en sont pas la moindre parure.

J’ai à retracer de bonnes, d’excellentes actions ; je ne les louerai point ; l’éloge sera dans leur simple récit flatter la vertu, c’est la méconnaître.

Françoise Olivier, dite Bourdiole, habite le bourg de Dourgue, dans le département du Tarn. Sa vie n’est qu’une longue suite de dévouement et d’abnégation. Pauvre et obscure fileuse de laine, après avoir soutenu des produits de son travail une mère infirme qui s’éteint dans ses bras, son ardente charité s’élance au-devant de tous les malheureux ; il semble qu’ils lui soient adressés par le ciel. Ce sont quatre six, sept vieillards, qu’elle a tous accueillis et soignés ; infirmités, blessures, rien ne rebute son courage ; elle ne les abandonne qu’après leur guérison ou à leur mort. Un vieil aveugle reste trois ans à sa charge ; elle le guide, le console, le nourrit, et reçoit son dernier soupir. Un autre indigent chargé d’années, qui porte, qui usurpe peut-être le nom de François Olivier, se présente à elle ; il se dit son parent ; il veut le prouver ; elle lui en épargne la peine. « Vous êtes malheureux, vous êtes de ma famille, » répond cette fille angélique. Il reçoit des vêtements propres, une nourriture saine et jusqu’au jour où il expire, la pauvre fileuse vit de privations pour le soutenir, et parvient à trouver du superflu dans de faibles ressources qui ne lui assurent pas même le nécessaire.

Un ouvrier, père de trois enfants, est atteint d’une infirmité qui le met hors d’état de les soutenir ; la mère, faible et souffrante, ne peut travailler pour eux : Françoise Olivier adopte le père, la mère et les trois enfants ; elle répare les haillons qui les couvrent, leur procure du linge et des vêtements. C’est peu des secours qu’elle prodigue aux indigents, elle se fait l’institutrice des plus jeunes, développe dans leur cœur les sentiments religieux et leur inspire l’amour du travail et l’amour de la vertu. Ses faibles moyens pécuniaires ne suffisent point à tant de sacrifices, mais elle jouit d’une telle renommée, que les personnes bienfaisantes lui confient la distribution de leurs aumônes, que les pauvres eux-mêmes déposent en ses mains le peu qu’ils économisent sur la charité publique, et qu’ils l’acceptent comme médiatrice, comme arbitre dans tous leurs différends. Enfin, pour peindre en un mot cette modeste fille, qui a non-seulement l’amour, mais l’intelligence du bien, sous l’humble toit qui la couvre, elle a fondé pour les indigents un Hôtel-Dieu, un cours de religion, une caisse d’épargne et un tribunal sans appel. L’Académie décerne à Françoise Olivier un prix de 3,000 francs.

À Paris, au sein de cette population immense, où la contagion des mauvais exemples exerce tant de ravages, l’Académie est heureuse de signaler un modèle de dévouement et de bonté, un noble cœur, un généreux courage.

François Poyer, conducteur d’un cabriolet de remise, qui stationne depuis dix ans à l’Hôtel des Fermes, rue de Grenelle-Saint-Honoré, s’est toujours fait remarquer dans sa profession par une conduite régulière et par des mœurs irréprochables. Il est marié ; il a quatre enfants, et n’a pour soutenir sa famine que le salaire quotidien qu’il reçoit du propriétaire de sa voiture. En 1829, une dame vient mettre son jeune fils en sevrage chez lui ; le premier mois fut payé d’avance, mais de longtemps la mère ne revient plus, et l’enfant abandonné reste à la charge de Poyer, dont le travail suffit à peine à nourrir et à élever les siens ; mais il n’hésite pas à en garder un cinquième ; il supprime le vin de ses repas, pour subvenir à cette nouvelle dépense.

Après deux ans, la mère du pauvre enfant reparaît enfin mais pour le réclamer. On s’en sépare avec peine, on le lui rend sans exiger un juste salaire ; mais quand, quelques jours après, l’honnête conducteur va s’informer de la santé de son petit Louis, la mauvaise mère se trouble, elle balbutie, et répond avec embarras, que la veille elle a envoyé son fils dans les environs de Tours, chez de riches parents qui ont promis d’en prendre soin. La tendresse de Poyer s’inquiète, il soupçonne un mensonge, il va s’informer à toutes les voitures publiques, et s’assure qu’aucun enfant n’est parti pour Tours à l’époque désignée. Infatigable dans ses recherches, il apprend qu’il en a été exposé un aux portes de la Préfecture de police ; que de là il a été transféré à l’hospice des Enfants Trouvés ; il y court et reconnaît son pauvre nourrisson, faible souffrant, menacé de perdre la vue ; il le réclame, il veut reprendre son bien ; mais les règlements s’y opposent ; ils exigent qu’à sa majorité une somme de 250 francs lui soit assurée par contrat. Que faire ? Poyer, désolé, consulte sa famille ; elle approuve sa résolution, et le lendemain, 14 septembre 1829, l’acte d’adoption est dressé par M. Champion, notaire. À d’anciennes privations s’ajouteront des privations nouvelles ; le mari travaillera plus matin ; la femme veillera plus tard, et les 250 francs sont assurés. Oh ! quel beau jour pour Foyer quand il ramène son cinquième enfant dans ses modestes foyers ! Sa véritable mère le presse dans ses bras, ses tendres soins lui rendent la santé, et après douze ans, où il n’a reçu que de bonnes leçons et surtout de bons exemples, ses parents adoptifs l’ont mis en apprentissage dans un établissement de menuiserie. Poyer a aujourd’hui soixante-quatre ans ; si son courage est toujours le même, ses forces peuvent le trahir mais sa vieillesse ne sera point abandonnée ; il devra a un des plus grands bienfaiteurs de l’humanité une part du trésor que sa confiance a remis en nos mains, et jamais nous n’en aurons fait un plus digne usage. L’Académie accorde à Poyer un prix de 3,000 francs.

D’autres actions pieuses et touchantes ont fixé nos regards : au premier rang, se distinguent plusieurs femmes qui, sur divers points de la France, luttent d’efforts et de sacrifices pour secourir l’infortune. C’est surtout dans le cœur des femmes que se révèle cette ardente pitié que n’arrêtent ni la souffrance, ni le péril, ni la mort ; elles seules ont cette religion du malheur qui inspire les profonds dévouements ; elles s’y consacrent avec un amour, une passion qui exaltent de plus en plus leur courage, et n’épuisent jamais leur sensibilité.

Catherine Lafont est une pauvre fille du bourg de Parisot, département de Tarn-et-Garonne ; véritable sœur hospitalière, elle est la providence des indigents de son canton ; elle partage ses journées entre les soins qu’elle donne aux vieillards, et l’instruction religieuse qu’elle prodigue aux enfants. Une petite maison dont elle hérite est transformée par elle en un refuge pour les malades incurables, « Je voudrais qu’elle fut plus grande, dit-elle ; je serais si heureuse de les y loger tous ! » Mais son faible pécule est bientôt épuisé ; alors elle implore la charité publique ; elle obtient de la pitié des riches le pain blanc qui reste sur leurs tables ; un peu de bouillon qu’on lui donne dans les familles aisées soutient les forces de ses pauvres pensionnaires ; s’oubliant seule, elle ne vit que d’un morceau de pain noir, et quand on témoigne le regret qu’elle ne prenne pas une meilleure nourriture : « Je n’ai pas besoin d’autre chose, répond-elle ; Dieu m’a donné la santé, qu’il la rende à mes malades, et tous mes vœux sont exaucés ! » Un prix de 2,000 francs est décerné à Catherine Lafont.

Agnès Boutier, demeurant au Puy, département de la Haute-Loire, est un admirable modèle de fidélité et d’attachement domestiques. Entrée, en 1816, à l’âge de vingt-deux ans, au service d’un négociant que son inconduite plonge bientôt après dans la misère, cette fille sert de mère aux deux enfants qu’il abandonne à leur malheureux sort. Elle n’a plus de gages à attendre, et cependant elle refuse de changer de maître ; elle repousse tous les établissements avantageux qu’on lui propose, pour se vouer tout entière aux deux jeunes orphelins. Elle passe les nuits au travail, et le prix de ce travail leur est destiné. Les mauvais traitements, la brutalité du père ne lassent point sa persévérance, elle l’arrache même deux fois au désespoir et au suicide. Il est arrêté pour dettes ; elle le visite, elle le console dans sa prison et lorsque, rendu à la liberté, désertant sa maison et sa famille, il est infidèle à tous ses devoirs, c’est sa domestique, c’est Agnès Boutier qui les remplit avec le dévouement d’une mère. L’éducation qu’elle a donnée à ses fils adoptifs leur permet de se présenter au collége du Puy ; elle sollicite, elle obtient deux bourses pour eux. Leurs études terminées, elle leur procure un état. Le plus jeune, placé à Bordeaux est frappé d’une maladie mentale ; elle y court, le ramène, le soigne et le guérit. Mais bientôt une autre folie l’atteint : la passion du jeu, qui s’empare de lui, le rend injuste envers son infatigable bienfaitrice ; rien n’attiédit son zèle charitable, elle combat cette passion funeste ; avec un mélange de tendresse et de fermeté, elle rappelle l’ingrat au sentiment de ses devoirs, et lui rend une seconde fois la raison. Tant de dévouement et de vertu ont mérité à Agnès Boutier le même prix qu’à Catherine Lafont.

Une égale récompense est accordée à Germaine Tarbé, qui habite la commune d’Artignac dans l’Ariége. Entrée à quatorze ans au service d’une femme qui, de bonne heure, est devenue infirme, et qui est maintenant octogénaire, Germaine la soigne depuis trente-six ans, sans gages et sans espoir même de récompense. Ce tendre dévouement suffisait seul pour la recommander à tout l’intérêt de l’Académie ; mais un acte héroïque vient se joindre à ce long exemple de charité un incendie ayant éclaté récemment dans le village d’Artignac, Germaine Tarbé se précipite à travers les flammes dans la chaumière de la pauvre infirme, l’enlève du lit embrasé où elle allait périr, et la transporte sur un pré voisin. Mais à peine a-t-elle déposé son fardeau, que les cris d’un enfant partent d’une autre maison atteinte par le feu ; Germaine s’élance, et arrache cette victime a une mort inévitable.

L’Académie doit encore des encouragements à d’autres vertus qui, pour n’être pas si éclatantes, ne sont pas moins dignes de récompense. Je crains, en retraçant, même en abrégé, des faits à peu près semblables, d’affaiblir l’intérêt qui s’y attache ; mais ici, je espère, l’ennui ne naîtra pas de l’uniformité : au discours qui n’a que des actions vertueuses à réciter, on peut pardonner la monotonie ; quand le cœur est ému, on ne risque pas de fatiguer l’esprit.

Ainsi, dans Marie Gros, née à Montréal, département de l’Ain, on retrouve l’admirable fidélité d’Agnès Boutier à des maîtres malheureux. Entrée comme domestique dans une famille lyonnaise ruinée par une faillite, elle fait non-seulement l’abandon de 800 francs de gages qui lui étaient dus, mais elle reprend son état de couturière, et soutient du faible produit de son travail son ancienne maîtresse, qui, presque toujours malade, ne pouvait souvent travailler elle-même. Ce dévouement date de vingt années. Une santé chancelante, une vieillesse prématurée, fruit de tant de veilles, de tant de douleurs, ne laissent à Marie d’autre perspective que la misère elle a cent fois refusé des conditions avantageuses, et jamais une plainte, un regret, ne se sont échappés de sa bouche. L’Académie lui accorde une médaille de 1,500 francs.

Elle décerne la même récompense à Mlle Marie-Monique-Ursule Année, habitant la commune de Barfleur, département du Calvados. Garde-malade des pauvres, elle se plaît à soulager leurs douleurs ; les plus cruelles épidémies n’arrêtent pas son zèle ; elle veille au chevet de leurs victimes, elle ensevelit les morts et tient lieu de mère à leurs orphelins. L’éducation distinguée qu’elle a reçue lui permet de donner des leçons de lecture et d’écriture aux enfants des pauvres ; durant cinq années, elle en a reçu plus de quarante dans son humble logement, devenu une école gratuite. Mais Mlle Année est septuagénaire ; sa santé fut toujours fragile, et ses forces l’abandonnent ; elle n’avait que de bien modiques revenus, et ses ressources s’épuisent ; elle a dépensé en œuvres charitables le peu qu’elle possédait, elle n’exprime qu’un regret, celui de ne pouvoir plus donner. L’Académie lui accorde une médaille de 1,500 francs.

Sept autres médailles de 500 francs chacune sont décernées à Louise Hébrard, de Martel (Lot), à Françoise Pinson, veuve Madiot, au Croisic (Loire-Inférieure), à Charles-Louis Colombé, de Bar-le-Duc (Meuse), aux époux Caillet, à Saint-Évroult-Notre-Dame des Bois (Orne), à Michel-Thomas Lefour, de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), à Marie-Michel-Périne Louarn, de Brest, à Elisabeth-Madeleine Koli, de Besançon. Tous ont droit, à divers titres, à cette rémunération par des actes de charité, de piété filiale, de dévouement au malheur, de fidélité courageuse, dont une analyse détaillée paraîtra dans une notice séparée.

Voila, Messieurs, le compte qu’en fidèles exécuteurs testamentaires nous devons rendre des legs pieux dont la munificence de M. de Montyon nous a faits les dispensateurs. Voila l’emploi de cette succession toujours ouverte à qui sait s’en rendre digne.

Une remarque a été faite, et je la renouvelle avec plaisir : ces personnes modestes que récompensent nos suffrages, l’élite de ces âmes fortes et généreuses qui excitent notre attendrissement, appartiennent à cette partie de la société ou la vertu a d’autant plus de prix qu’elle y est moins facile. Chaque année on publie d’affligeantes statistiques des égarements, des désordres où entraînent l’oisiveté, l’inconduite et la misère. C’est là, sans doute, un grave sujet d’étude pour les moralistes et les législateurs ; mais il serait injuste, il serait cruel d’en tirer de trop rigoureuses conclusions ; à ce tableau attristant, l’Académie peut opposer une statistique plus douce et plus consolante, dans le recueil annuel des belles actions qu’elle couronne. Que ce recueil reçoive une publicité salutaire, qu’il devienne le livre classique de la plus humble école de village ! L’autorité des bons exemples fortifie dans le cœur du peuple l’influence des bonnes leçons, et si des excès trop réels montrent ce qu’on doit craindre de ses vices, que des traits d’une abnégation quelquefois sublime apprennent ce qu’on peut attendre de ses vertus !