Discours sur les prix de vertu 1875

Le 11 novembre 1875

Charles de VIEL-CASTEL

DISCOURS

DE

M. LE BARON DE VIEL-CASTEL

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.

11 novembre 1875.

 

MESSIEURS,

Jamais, à ma connaissance, on n’a attaqué directement l’institution des prix de vertu : mais on a quelquefois fait entendre qu’elle était fondée sur une inconséquence, que, proposer une récompense à des actions vertueuses, c’était, en quelque sorte, en dénaturer le caractère, et qu’elles semblaient moins méritoires lorsqu’on pouvait penser qu’aux sentiments généreux qui les avaient inspirées s’était mêlée, soit l’espérance d’un témoignage éclatant de l’approbation publique, soit surtout l’attente d’une rémunération pécuniaire.

Une rémunération pécuniaire ! Messieurs, je comprendrais à toute force cette objection si les prix que nous distribuons pouvaient procurer à ceux qui les obtiennent une sorte de fortune, l’aisance de leurs derniers jours, le bien-être, le repos auquel ils ont acquis tant de droits par une longue existence de privations et de labeurs, Malheureusement, peut-être devrais-je dire heureusement, il n’en est rien. Parmi ces prix, deux seulement s’élèvent au chiffre de deux mille francs ; les autres consistent en médailles de mille, de cinq cents, de trois cents francs, en sorte qu’on serait tenté de croire que la récompense matérielle attachée aux hommages rendus à la vertu a surtout pour but d’augmenter la valeur de ces hommages en obligeant l’Académie à en restreindre le nombre.

N’oublions pas, d’ailleurs, que la plupart de ceux qui sont l’objet de ces distinctions ont fait, par l’impulsion de leur ardente charité, des sacrifices hors de toute proportion avec le faible dédommagement que nous leur offrons, qu’ils ont consacré au soulagement de la misère et de la souffrance le produit de leur travail, que parfois même ceux qui possédaient un chétif patrimoine, une masure, quelques acres de terre, les ont aliénés pour se procurer les moyens de secourir des infortunes dont ils étaient les seuls soutiens. N’oublions pas qu’en utilisant dans leur propre intérêt une partie seulement du temps, des forces, de l’application, de l’intelligence qu’ils ont prodigués à ces malheureux, ils auraient pu facilement se ménager à eux-mêmes, pour leurs vieux jours, une existence satisfaisante, que plusieurs, je parle surtout des femmes, ont refusé des établissements avantageux qui les auraient obligées à se séparer de leurs chers protégés.

Certes, Messieurs, ce n’est pas l’espérance lointaine et incertaine de recevoir une fois, vers la fin d’une vie pénible et laborieuse, quelques centaines de francs, qui peut susciter ces sublimes dévouements ; le calcul serait étrange. Ai-je besoin d’ajouter qu’à bien peu d’exceptions près, ces humbles bienfaiteurs de l’humanité souffrante entendent parler pour la première fois de l’Académie et des prix qu’elle décerne le jour où ils se voient compris dans une de nos distributions ?

Quant à la crainte qu’un témoignage éclatant de l’approbation publique ne vienne altérer et compliquer dans ces âmes simples les mobiles si purs qui les portent au bien en y mêlant un sentiment d’orgueil, ou, tout au moins, de contentement de soi-même peu compatible, dit-on, avec la perfection de l’humilité religieuse, en vérité, il y a dans cette préoccupation un excès de rigueur et d’austérité. Ne confondons pas les vertus du cloître, quelque admirables qu’elles puissent être en elles-mêmes, et à leur place avec celles qui conviennent à la portion active du genre humain, à ce qui en compose l’immense majorité. Les premières sont nécessairement exceptionnelles. Si, par impossible, elles devenaient l’attribut de l’humanité tout entière, celle-ci se trouverait entravée et arrêtée dans sa marche et hors d’état d’accomplir les devoirs variés que lui a imposés la Providence. Des motifs humains, ce qui, grâce à Dieu, ne veut pas dire des motifs coupables, se mêlent inévitablement, pour ceux qui vivent au milieu du monde, aux inspirations les plus élevées de leurs meilleures actions. Qui donc oserait condamner la satisfaction, que peuvent, éprouver nos modestes lauréats en voyant que ce qui, dans leur naïveté, leur paraissait l’accomplissement du plus simple devoir, a été jugé, par un corps placé bien loin d’eux, bien au-dessus d’eux, digne d’être signalé à.1.’estime et à la reconnaissance publiques ? Pense- t-on, d’ailleurs, que ces récompenses, décernées avec solennité, n’exercent aucune influence sur les classes sociales dont ils sont sortis pour la plupart ? Non pas que je veuille dire qu’elles puissent y provoquer de nombreuses imitations de ces admirables dévouements, c’est d’une autre source que proviennent de telles vertus ; mais il n’est certainement pas indifférent, au point de vue moral comme au point de vue social, d’apprendre à ces multitudes, trop portées à considérer ceux qu’on appelle les heureux du siècle comme des égoïstes profondément indifférents au sort des malheureux, que les hommes qu’elles jugent avec des préventions si malveillantes sont animés envers elles de tout autres dispositions et saisissent avec empressement l’occasion d’applaudir, d’encourager la vertu, dans quelques rangs qu’ils la rencontrent. La proclamation des prix accordés par l’Académie peut donc contribuer jusqu’à un -certain point à atténuer les haines sociales. Elle peut, elle doit aussi avoir pour effet de faire pénétrer le sentiment du bien, du beau moral dans ces intelligences incultes, trop souvent condamnées, par le vice de leur éducation plus encore que par la misère qui les oblige à s’occuper sans cesse des nécessités matérielles de la vie, à ignorer tout ce qui dépasse ces nécessités.

Permettez-moi d’ajouter, Messieurs, que cette bienfaisante influence s’étend plus loin encore. Dans les classes auxquelles la fortune et les loisirs qu’elle rend possibles permettent d’acquérir une culture intellectuelle refusée à l’immense majorité de l’espèce humaine, sans doute le sentiment du bien, la notion du devoir sont généralement mieux compris ; mais combien en est-il, parmi les meilleurs, qui ne les conçoivent encore que d’une manière incomplète ! Combien, parce qu’ils ont employé à secourir l’indigence une minime partie de leur superflu, croient avoir acquitté la dette qu’ils ne méconnaissent pas en principe ! En comparant ces faibles sacrifices à ceux de ces déshérités de la fortune qui consacrent au soulagement, des misères humaines, non-seulement le peu qu’ils possèdent ou qu’ils peuvent se procurer par le travail, mais leur temps, leurs soins assidus, leur existence tout entière, il est impossible que les hommes dont je parle ne sentent pas qu’ils ont beaucoup à faire pour s’élever au niveau de ces héros de la charité. Non pas que je veuille dire qu’ils doivent s’efforcer de les imiter dans les détails de leur conduite. Placés dans une autre situation, disposant de bien autres ressources, capables par leurs lumières, par leur influence et souvent par leur fortune de donner une plus grande portée à leur action, il n’est pas à désirer qu’ils épuisent, pour le soulagement des souffrances d’un petit nombre d’individus, les efforts qui peuvent contribuer à l’amélioration du sort de populations entières ; mais, dans la sphère plus élevée où ils sont appelés à se mouvoir, ils éprouveront sans doute le besoin de redoubler d’activité pour étendre le cercle de leurs bienfaits.

Est-ce trop me flatter que d’espérer que les récits que je vais vous faire pour justifier les choix de l’Académie produiront, sur l’esprit de ceux qui les entendront ou qui les liront, une impression salutaire et vivifiante, qu’ils y ranimeront cette sympathie pour la beauté morale dont le principe, déposé par le Créateur au fond de toutes les âmes, y est trop souvent étouffé, soit par les dures épreuves de la vie, soit par la séduction et l’entraînement des passions ? Je me bornerai à exposer les faits. Ils sont par eux-mêmes trop éloquents pour ne pas me dispenser de tout développement, de tout commentaire.

Comme toujours, les femmes figurent en grande majorité sur la liste de nos lauréats. Le premier nom qui s’y présente est celui d’Annette Daumont, veuve Breuil. Née à Clermont-Ferrand en 1814, elle entra, en 1832, au service d’un de ces Polonais que le mauvais succès de la grande insurrection de 1830 avait obligés à se réfugier en France. C’était M. Tarnowski, professeur de musique. Pendant vingt années, sa position auprès de lui fut très-supportable. Le talent de M. Tarnowski, l’affabilité de son caractère, ses manières distinguées, en lui attirant de nombreux élèves, lui procurèrent une honorable aisance ; mais, en 1854, une maladie qui le força à suspendre la plupart de ses leçons changea complétement sa situation. Unissant aux brillantes qualités du caractère polonais les défauts qui, chez ce peuple infortuné, n’ont pas eu moins de part aux malheurs privés qu’aux calamités publiques, aussi imprévoyant que généreux, il n’avait fait aucune économie au temps de sa prospérité ; il tomba promptement dans un état de gêne qui était, le précurseur de la misère. Annette Breuil, à partir de ce moment, ne se borna pas à redoubler d’attentions et de soins auprès d’un maître à qui ils devenaient de plus en plus nécessaires. Non contente de ne pas réclamer des gages qu’il n’était plus en état de lui payer, elle retira de la caisse d’épargne une somme de 900 francs qu’elle y avait déposée et la mit à la disposition de M. Tarnowski. Cette ressource ne pouvait le mener bien loin. Sa santé, qui empirait de jour en jour, le força bientôt à abandonner le petit nombre d’élèves qu’il avait jusqu’alors conservés. Il avait obtenu un emploi de commissaire de surveillance au chemin de fer de Paris à la Méditerranée. Une nouvelle maladie, plus cruelle que la première, en le réduisant à l’impossibilité absolue d’en remplir les fonctions, le contraignit à y renoncer. C’était en 1871, dans des circonstances pénibles et difficiles pour tout le monde. Annette était propriétaire de deux parcelles de vignes auprès de Riom. Elle les vendit, et fit, des 1,500 francs qu’elle en retira, le même usage que des 900 francs de la caisse d’épargne. Cette ressource épuisée, elle eut recours aux amis de son maître, à ses anciens élèves, qui avaient conservé de lui un trop bon souvenir pour que l’appel qu’elle leur fit ne fût pas entendu. À force d’activité, se dédoublant en quelque sorte elle-même, malgré les courses qu’elle devait faire pour se procurer ces secours, elle se trouvait toujours auprès de lui dans les moments où des souffrances plus vives, plus aiguës réclamaient son assistance. Et ce n’était pas seulement son corps qu’elle soignait : en même temps qu’elle pansait ses plaies, elle consolait son âme froissée, humiliée. Elle apporta à ses derniers moments tous les adoucissements qu’admettait l’état déplorable où il était tombé. Il mourut enfin, après l’avoir instituée sa légataire universelle ; mais l’héritage consistait en une collection de musique classique dont la vente ne produisit à peu près rien, et en deux violons qui, au contraire, trouvèrent des acquéreurs à un prix relativement assez élevé. Annette se voyait ainsi en possession d’une somme qui, pour quelques mois au moins, lui permettait de se reposer, de goûter quelque bien-être. Elle n’y pensa seulement pas. Elle se rappela que M. Tarnowski avait quelquefois exprimé sa répugnance à la pensée qu’après sa mort il pourrait être déposé dans la fosse commune. Avec ce qu’elle tenait de sa reconnaissance, elle lui fit donner une sépulture décente, telle qu’il avait pu la désirer. Ce dernier trait, Messieurs, inspiré par une exquise délicatesse de sentiments, me touche peut-être plus que tout le reste. L’Académie a décerné à Annette Breuil le premier des deux prix de 2,000 francs provenant du legs de M. de Montyon.

Elle a accordé un second prix de la même valeur à des mérites d’une nature différente.

Sébastien Basque est le fils d’un pauvre tailleur d’Avignon qui, venant à mourir en 1837, le laissa, à l’âge de seize ans, sans ressources, avec sa mère et cinq autres enfants plus jeunes que lui, dont il devait être désormais le seul soutien. Se considérant comme le père de cette nombreuse famille, il se dévoua tout entier à une tâche qui semblait tellement au-dessus de ses forces. Les journées de travail ne suffisant pas pour assurer du pain à tous, il y ajoutait les nuits. À force de labeurs et de privations, il parvint à nourrir, à élever ses frères et ses sœurs ; il s’attacha aussi à leur inspirer les sentiments et les vertus qui pouvaient les soutenir dans leur humble existence et les aider à en surmonter les difficultés. Mais cette existence ne devait pas se prolonger beaucoup : en 1866, tous avaient. cessé de vivre, plusieurs après de longues maladies dont Sébastien Basque avait supporté tous les frais. Ce qui rend cette conduite plus digne d’admiration, c’est qu’il était marié, depuis 1845, à une femme qui ne lui avait apporté que bien peu de ressources ; c’est qu’elle lui avait donné cinq enfants qui, comme vous pouvez le croire, n’ont pas été de sa part l’objet de soins moins tendres et moins dévoués que ses enfants d’adoption. Constamment réduit à un état de gêne, il trouvait pourtant les moyens de subvenir aux dépenses que nécessitait leur instruction. Tout cela est bien beau, sans doute, cela ne dépasse pourtant pas le cercle des devoirs de la famille entendus, il est vrai, dans le sens le plus large, j’ai presque dit le plus héroïque. Mais Sébastien Basque s’est acquis bien d’autres titres à la reconnaissance et à l’admiration publiques. Doué d’une force physique, d’une agilité sans égales, il en a tiré parti pour sauver, au péril de ses jours, l’existence d’un grand nombre de ses semblables. A Avignon. en 1833, s’élançant dans le Rhône où un homme était sur le point de se noyer, il parvint à le retirer des flots. Dans la même ville, pendant les inondations de 18o, il sauva un prêtre au moment où le bateau dans lequel il passait le fleuve venait de chavirer. Quatre ans après, toujours à Avignon, un incendie s’étant déclaré dans une maison, il y pénétra en escaladant une fenêtre du premier étage, se précipita au milieu des flammes et arracha deux enfants à une mort, qui semblait certaine. Il reçut pour cet acte une médaille d’honneur. En 1848, dans un autre incendie, traversant une cour en feu, il sauva encore une femme avec un enfant de six mois. En 1856, une diligence, dans laquelle il se trouvait, fut surprise par le violent débordement d’un cours d’eau. Déjà l’eau pénétrait dans la voiture, les chevaux épouvantés s’étaient arrêtés, les voyageurs éperdus appelaient au secours, le conducteur ne savait que faire. Basque, se jetant au-devant des chevaux, les saisit par les rênes et, bien qu’il eût de l’eau jusqu’aux aisselles, il réussit, après une lutte désespérée, à les faire reculer, de sorte que la diligence put retourner à Basséges d’où elle était partie. Les huit voyageurs et le conducteur lui-même le proclamèrent leur sauveur, et, sur leur témoignage, on lui conféra encore une médaille d’honneur. Quelques années après, à Nîmes, un cheval attelé à un tilbury prit le mors aux dents. Le frêle véhicule allait se briser contre la devanture d’un magasin. L’homme qui le conduisait poussait des cris de détresse. Basque saisit vigoureusement une des rênes, le cheval s’abattit et l’homme fut sauvé. En 1861, dans une Pète donnée aux arènes de Nîmes, un aéronaute, s’étant déjà élevé à une grande hauteur, attirait les regards de la foule par les exercices qu’il exécutait sur le trapèze suspendu à sa nacelle. Tout à coup le ballon, brusquement dévié, précipita sa chute et s’enflamma en tombant sur un arbre. Heureusement, Basque était là. Franchissant rapidement un mur de clôture, il trouva moyen de dégager le ballon, de prévenir ainsi le plus terrible accident, et on le vit bientôt reparaître, couvert de contusions, les mains elles vêtements brûlés. Enfin, en 1864, dans la banlieue d’Avignon, entendant les cris d’un enfant qui était tombé dans une mare à fumier, il s’y jeta lui-même et l’en retira vivant. Dix-neuf personnes lui doivent donc la vie. Certes, nul ne pensera qu’il y ait une proportion quelconque entre de tels services rendus à l’humanité et les 2,000 francs qui vont les récompenser.

Si l’Académie avait eu à décerner un troisième prix de la même valeur, elle en eût disposé en faveur d’un homme dont la bienfaisance s’est manifestée par des actes non moins utiles, non moins dignes d’estime et de respect, mais à qui elle ne peut accorder que le prix de 1,000 francs fondé par M. Souriau. Jean Abbadie, natif de Bordes, dans les Hautes-Pyrénées, ancien soldat, était au service de la maison de Notre-Dame de Garaison, demeure des missionnaires diocésains et des prêtres infirmes, siége d’une école secondaire, et, depuis quatre siècles, lieu de pèlerinage pour les contrées voisines. Bien qu’il n’ait jamais été engagé dans les ordres sacrés, on l’y connaissait, comme on le connaît encore, sous le nom de frère Jean. On y était très-satisfait de lui, on désirait le garder ; lui- même paraissait se plaire aux occupations de son emploi ; mais, il y a quatorze ans, un puissant élan de charité le poussa à l’abandonner pour se vouer tout entier au soulagement des pauvres et des délaissés, des vieillards surtout. Il s’en ouvrit à ses supérieurs, à l’évêque de Tarbes lui- même, Mgr Laurence. Tous parurent surpris de sa résolution, et, si on ne l’éconduisit pas absolument, les réponses qu’on lui fit étaient empreintes d’une réserve presque soupçonneuse : « Pour opérer tout le bien que vous méditez, lui disait-on, la meilleure volonté ne suffit pas, il faut des ressources, et vous ne possédez rien. Si, du moins, vous aviez de l’instruction ou un prestige résultant de quelque don extraordinaire ! Réfléchissez, ne précipitez rien. » Il se résigna à attendre deux ans avant de donner suite à son projet ; mais, le temps n’ayant fait que l’y affermir, ses supérieurs jugèrent que l’épreuve était suffisante, Il quitta, non sans émotion, une demeure qu’il aimait, et, sans autre bagage que son bâton, son chapelet, son livre d’heures, il se mit en route, plaçant toute sa confiance dans la Providence, dont il croyait res­sentir l’inspiration. Il visita, dans une course rapide, tous les lieux où il pensait pouvoir recueillir des secours et des aumônes. La plaine lui donna du blé, du maïs, du linge : les montagnes et les vallées, de la laine et des pommes de terre ; partout on joignait à ces dons en nature un peu d’argent. Encouragé par ces heureux débuts, après avoir rassemblé ces aumônes dans la petite ville de Lannemezan où il se proposait d’établir le siége de son œuvre, il alla trouver l’évêque et lui fait part de ses succès, sans dissimuler ce qu’ils avaient encore d’incomplet. « Je vous comprends, » lui répondit in gr Laurence. « Réunissez vos provisions dans la maison diocésaine que nous avons à Lannemeza, et appelez-y vos pauvres. Puis, quand vos ressources seront accrues, vous bâtirez. » Il partit en toute hâte pour Lannemezan. Il s’occupa, d’abord, avec une prodigieuse activité, des soins réclamés par une bonne installation. De tous côtés lui arrivaient des pauvres et des vieillards. En 1861 et, 1862, sa communauté comptait déjà en moyenne quarante membres. Il apprit qu’une vaste habitation, pourvue de dépendances, mais vieille et fort dé­labrée, allait être mise en vente à Galan, chef-lieu de canton, petite ville située non loin de Lannemezan, sous un climat plus doux. Il désirait l’acquérir, mais où trouver l’argent nécessaire ? Un généreux bienfaiteur lui remit 5,000 francs, presque les deux tiers de la somme requise. En 1863, il n’hésita pas à souscrire l’acte d’achat. Les travaux d’appropriation les plus indispensables y furent exécutés immédiatement. Bientôt il put aller s’installer dans cette maison avec ses protégés. Restaurer ou plutôt reconstruire le vieux manoir, étendre les dépendances pour donner du jour et de l’air, ménager pour les besoins religieux une petite chapelle, telle était la tâche qu’il s’était imposée. Il est parvenu à l’accomplir en entier. De quarante à quarante-cinq membres qui composaient d’abord sa communauté, elle s’est élevée à quatre-vingt-trois. Il y a attaché plusieurs sœurs de l’Immaculée-Conception qui soignent les malades, qui leur font goûter dans leurs derniers jours un bien-être, une aisance qu’ils n’avaient jamais connus. Le succès de cet établissement, le bruit qui s’en est répandu dans toute la contrée, ne pouvaient manquer de lui attirer des protecteurs. Les encouragements, les conseils, les aumônes affluaient à Galan. Les évêques, les préfets qui se sont succédé à Tarbes ont constamment accordé au frère Jean une extrême bienveillance et, lui ont fait une part aussi grande que possible dans la distribution des secours dont ils pouvaient disposer. Les administrations de chemins de fer lui ont accordé le bénéfice de la demi-gratuité, tant pour lui-même que pour le transport de ses collectes, de Bordeaux aux Pyrénées, de l’Océan à Toulouse. Tous les grands centres de cette vaste région ont reçu sa visite, et partout, à son départ, on lui disait : « A revoir l’année prochaine ! » Enfin, par un décret du 15 janvier de cette année, le gouvernement a reconnu l’asile des vieillards, sous le nom de Communauté hospitalière, comme un établissement d’utilité publique. L’Académie est heureuse de s’associer à ce concert d’approbations.

Quatre médailles de première classe, chacune de la valeur de 1,000 francs, et quinze de la valeur de 500 francs, provenant de la fondation de M. de Montyon, sont accordées par elle :

Les premières à Anne Coupeau, de Mayenne ; à Marie­Magdeleine Fleury, de la Tronche, dans l’Isère : à Marie Galy, de Foix, dans l’Ariége ; à Marie-Louise Bouvat, de Die, dans la Drôme.

Les autres à Xavier Martin, de Bône, en Algérie ; à Louise Louradour, d’Ussel, dans la Corrèze ; à Françoise- Louise Kunth. de Nancy ; à Monique Briand, de la Chapelle-sur-Erdre, clans la Loire-Inférieure ; à Adélaïde Lavenette, de Sainte-Rose, à la Guadeloupe ; à la veuve Bessaire, de Paris ; à Marie-Sophie Fortin, du Sap, clans l’Orne ; à Lazarette Labonde, de Broye, dans Saône-et-Loire ; à la veuve Laurens, de Paris ; à Marie-Anne Arnoux, de Nancy, à Jeanne-Marie Palu, de Paris ; à Anne Dubois, de Nuits, dans la Côte-d’Or ; à la veuve Franc, de Marseille ; à Joséphine Flambart, de Querqueville, dans la Manche ; à Elisa Guyon, d’Andelot-en-Montagne, dans le Jura.

Enfin six médailles de 300 francs, instituées par Mme Marie Lasne, qui a voulu qu’elles fussent décernées de préférence à ceux qui auraient donné des exemples de piété filiale, sont attribuées à Anne Tessier, de Yritz, dans Maine-et-Loire ; à Rose-Adelaïde-Zoé Clinard, de Dourdan, dans Seine-et-Oise ; à Marie Baux, de Carcassonne ; Claudine Lombard-Donnet, d’Albertville, en Savoie ; à Scholastique Perrot, de Rurey, dans le Doubs : à Célestin-Désiré-Joseph Lebrun, de Paris.

Des vingt-cinq noms compris dans ces trois catégories, il n’en est que deux, ceux de Xavier Martin et de Célestin Lebrun, qui ne soient pas des noms de femmes. Le titre de Xavier Martin à la récompense qu’il obtient, c’est d’avoir fondé à Bône, dans la province de Constantine, une Société des Enfants de la Miséricorde, qui a pour but de secourir, au moyen de cotisations de ses membres et d’autres offrandes volontaires, les pauvres et les enfants, sans distinction de religion et de nationalité, de soigner et d’assister les malades jusqu’à leur dernier moment, de veiller les agonisants, d’ensevelir les morts, de subvenir aux frais de leur sépulture et à l’entretien de leurs tombes. Il n’a pas cessé d’être l’âme de cette association, de donner à tous l’impulsion et l’exemple, et, pendant les épidémies cholérique et typhique de 1868 et 1869, payant constamment de sa personne, s’exposant aux dangers de la contagion qui ne l’a pas épargné, il a sauvé, par la promptitude et l’intelligence de ses soins, beaucoup de ceux que le fléau avait atteints, il a nourri et élevé à ses frais les enfants que ce fléau avait rendus orphelins. Quant à Célestin Lebrun, ouvrier typographe, qui, natif de Namur, s’est fait naturaliser à l’époque de la dernière guerre et a participé à la défense de Paris, avant trois enfants, il a pris à sa charge sept frères et sœurs de sa femme que leur père avait laissés orphelins et sans ressources ; non content de pourvoir à leurs besoins matériels, il les a élevés dans les meilleurs sentiments, veillant à ce qu’ils remplissent leurs devoirs religieux, les envoyant aux écoles et, lorsque leur âge le permettait, les plaçant de manière à leur préparer les moyens de gagner leur vie. Pour suffire aux nécessités de la nombreuse famille qu’il a ainsi acceptée, il a dû faire succéder, à la modeste aisance qui régnait auparavant dans son ménage, la gêne la plus étroite. Quelquefois sans ouvrage par suite de la suppression de journaux qu’il imprimait et obligé de chercher de nouvelles occupations, il n’a jamais perdu courage ni demandé de secours à personne.

La plupart des vingt-trois femmes pour lesquelles l’Académie a voté des médailles appartiennent à une classe qu’elle est habituée à rencontrer dans ses concours : ce sont des servantes qui ont tout sacrifié pour ne pas abandonner leur maître tombé dans l’indigence, qui, comme la veuve Breuil dont je vous parlais tout à l’heure, sont parvenues, par des prodiges de dévouement, en se condamnant elles-mêmes à un travail accablant et aux plus pénibles privations, à leur procurer des moyens d’existence, à leur donner, dans leurs maladies, les soins que réclamait leur état. D’autres ont exercé dans leur profil, famille, envers un grand nombre de parents, dont la pauvreté dépassait à peine la leur, ce ministère de charité. D’autres l’ont étendu, pour ainsi dire, à tout ce qu’elles ont rencontré d’êtres souffrants et, délaissés, aux enfants surtout. Le temps me manque pour vous raconter tant d’actes admirables dont on trouvera, d’ailleurs, l’indication dans le livret imprimé, suivant l’usage, à la suite de ce rapport. À défaut même de cette considération impérieuse, j’hésiterais à poursuivre une série de récits qui pourraient fatiguer votre attention. Présentée séparément, chacune de ces biographies ne vous paraîtrait ni moins touchante, ni moins digne d’intérêt que celles que je viens d’esquisser ; mais, accumulées dans un même cadre, je craindrais qu’elles ne vous semblassent un peu monotones. Les drames du vice et du crime ont habituellement une variété qui pique et soutient la curiosité. Il en est autrement des manifestations de la vertu, surtout du genre de vertu que nous récompensons d’ordinaire. Elles ont presque toujours un caractère d’uniformité, de monotonie, je le répète, qui n’en atténue certainement pas le mérite, mais qui parle moins aux imaginations, il y a n’ide moyens de faire le mal, il y en a beaucoup moins de faire le bien. D’où vient cette différence ? On a dit avec raison que la vérité, par la force des choses, est une, tandis que l’erreur est nécessairement multiple. Ce serait aller trop loin que d’appliquer cet axiome, dans toute son étendue, au bien et au mal moral. N’oublions pas pourtant que le bien est une des faces de la vérité, de même que le mal est une des faces de l’erreur, et que, par conséquent, au moins dans une certaine mesure, ils doivent participer à la nature de l’une et de l’autre.

En terminant ce rapport. .je suis heureux de pouvoir annoncer que deux legs recueillis par l’Académie, dans le cours de cette année, la mettent en mesure de multiplier les encouragements qu’elle décerne à la vertu et qu’elle a plus d’une fois regretté de ne pouvoir étendre à tous ceux qui lui paraissent y avoir droit.

Mme la duchesse d’Otrante lui a légué une somme de deux cent mille francs destinée, suivant les expressions de son testament, à donner des prix tous les trois ans pour récompenser de bonnes actions ; ces prix devront être distribués au nom de son frère, le comte Honoré de Sussy.

Mme Sophie de Laussat Jennings, morte à Philadelphie, a légué une somme de deux mille dollars, c’est-à-dire de dix mille francs, dont les intérêts doivent servir à la création d’un prix annuel de vertu, appelé prix Laussat.