Discours sur la vertu 1995

Le 30 novembre 1995

Jean François DENIAU

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

le jeudi 30 novembre 1995

Discours sur la vertu

par M. Jean François Deniau*
Directeur de la séance

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Depuis la fondation du prix qui porte le nom du baron de Montyon, je suis le cent soixante-septième membre de l’Académie française à avoir été invité à prononcer l’éloge de la vertu. Cent soixante-six confrères m’ont donc précédé, dont la culture, l’érudition, la sagesse, la science me dépassent tant. Tout a été dit, et si bien dit. La Grèce a été citée par celle d’entre nous qui a l’âme d’un héros grec, et Rome presque autant par d’autres. Un confrère, éminent historien, a eu l’idée de chercher dans la géographie et d’y découvrir qu’une localité de la Marne s’appelait Vertus, et d’en exprimer tout le bien que chacun de nous, sans le savoir, en pensait. Un autre n’a pas hésité à utiliser le langage des bandes dessinées pour prononcer en fait l’éloge de celles-ci qui ont bien une vertu, puisque leurs héros de papier et de bulles sont plus célèbres que bien des grands noms de notre histoire. Oserai-je rappeler que le général de Gaulle n’avait pas hésité à se comparer à Tintin ? Mais ce qui m’a le plus frappé à l’annonce de la charge qui m’était confiée avec quelque ironie peut-être, ce fut l’amusement condescendant que suscitait le mot vertu lui-même, comme s’il avait perdu toute force, lui qui à l’origine signifie force d’âme. Comment passe-t-on du courage au ridicule ? Comment est-on passé du respect du héros, du culte des antiques à un mot qui n’est plus employé que pour parler des femmes qui n’ont pas de vertu ou qui l’ont petite ? J’ai donc décidé de vous entretenir de la nature du courage, c’est-à-dire en fait du sexe de la vertu, qui vaut bien celui des anges.

Retournons aux sources. Déjà Paul Morand, il y a vingt-quatre ans, s’inquiétait de la disparition de la mauvaise conscience, la bonne, précisait-il, qui avait commandé à la Réforme, au siècle des Lumières, aux travaux des loges et même changé le cours de la Révolution française, la conscience de classe des Girondins ayant été défaite par la conscience nationale des Jacobins. Tout ceci dans les grands mots et les larmes... Le XVIIIe siècle pleurait beaucoup, la sensiblerie précédant le massacre. En attendant, les encyclopédistes avaient redécouvert la charité version laïque. La bonté est à la mode. La vogue de l’humanitaire lointain n’étant pas encore née, M. de Montyon, la cour, l’Académie vont s’intéresser à leurs prochains méritants. Il est proposé aux Quarante, entre autres dispositions qui respirent la sagesse :
« L’Académie française fera tous les ans, dans une de ses assemblées publiques, lecture d’un discours qui contiendra l’éloge d’un acte de vertu.

L’auteur de l’action célébrée, homme ou femme, ne pourra être d’un état au-dessus de la bourgeoisie, et il est à désirer qu’il soit choisi dans les derniers rangs de la société.

Le discours sera en prose et ne sera pas de plus d’un demi-quart d’heure de lecture. »

Je cite, après l’excellent Georges Goyau, la liste des premiers candidats.

« Tout de suite un homme et quatre femmes furent présentés aux suffrages. L’homme — un certain Damesague — avait, au péril de sa vie, sauvé de la mort deux imprudents enfants qui jouaient sur l’eau glacée, et qui allaient s’y noyer. L’Académie, quelque estime qu’elle eût de ce sauveteur, jugea qu’un mouvement d’enthousiasme héroïque n’est pas toujours le signe certain d’une âme vertueuse et constamment habituée à faire le bien... (intéressante remarque sur laquelle je reviendrai).

« On passa aux candidates. Il y avait sur les rangs une “ portière ” qui avait “ partagé sa demeure, son grabat, et sa subsistance, avec une femme forcée de sortir de l’hôpital comme incurable, et l’avait si bien soignée et consolée qu’elle l’avait rappelée à une santé parfaite ”. On parlait aussi très avantageusement d’une “ femme Menthe, qui chargée d’une nombreuse famille, avait adopté un enfant délaissé, et l’avait mis au rang des siens, bien qu’elle eût déjà peine à leur donner les secours nécessaires ”. Un troisième dossier, enfin, concernait une “ nommée Lespalier, garde-malade, qui, appelée à soigner une pauvresse alitée, lui avait rendu des services aussi tristes qu’assidus, en se portant même pour elle à des sacrifices d’une générosité rare ”. On observa que la portière n’avait donné à l’incurable que son superflu, et que cette incurable était son amie; qu’autour de la femme Menthe les journaux avaient fait grand bruit, et qu’ils lui avaient attiré certains dons; et l’on considéra que la nommée Lespalier, elle, “ avait exercé son acte de vertu envers une inconnue; que cet acte s’était prolongé; et que pour y persévérer elle avait décliné les offres des personnes riches qui souhaitaient ses bons soins ”... »

Elle fut l’élue. C’était le 25 août 1783, jour de la Saint-Louis.

Le discours de Boisgelin, premier éloge du genre qui nous réunit encore aujourd’hui, précise « qu’il était dans les intentions de l’Académie, de couronner moins une action brillante qu’une action bonne, moins l’éclat que la persévérance de la vertu ». C’était la définir. Mais très vite, l’Académie eut en raison de ses propres critères un problème : celui de l’égalité des sexes. Frayssinous, en 1824, observait que « sur les cinq actions couronnées, quatre appartiennent à ce sexe plus compatissant qu’inspire une force qui semble au-dessus de sa faiblesse ». En 1852, deux prix à des hommes, dix-neuf à des femmes. En 1903, Thureau-Dangin constate : « La supériorité de la vertu féminine est écrasante (le nombre des prix s’étant considérablement augmenté), quatre-vingt-une femmes, contre dix hommes et six ménages. »

La cause est entendue. Les vertus sont féminines. Elles sont sept, chacun le sait, trois théologales ayant Dieu pour objet, la foi, l’espérance, la charité. Quatre cardinales (le mot latin cardo veut dire gond, on le sait aussi) sur lesquelles tourne notre vie morale et sociale : la justice, la prudence, la force, la tempérance. Tous au féminin. Je le souligne parce que dans les contraires des vertus définis par saint Thomas d’Aquin, il y a quelques masculins. Par exemple, s’opposent à la foi : l’infidélité, l’apostasie, la superstition, l’idolâtrie, la simonie et même la prétention de tenter Dieu, toutes féminines. Mais aussi au masculin : le blasphème, l’aveuglement spirituel, le parjure et le sacrilège. D’une façon générale, le vice est d’ailleurs masculin. D’après le même saint auteur, c’est le désespoir qui s’oppose à l’espérance; et le mensonge, oui, le mensonge à la charité.

Étrange affaire : les vertus sont de sexe féminin, mais vertu vient du mot latin vir, qui veut dire homme. La vertu, c’est le propre de l’homme. D’où le premier sens : courage, considéré comme une sorte d’attribut viril. Erreur. Les femmes ont toujours été au moins aussi courageuses que les hommes, sinon plus, et il y a tant de formes diverses du courage. Napoléon jugeant ses maréchaux à Sainte-Hélène, avec le recul de l’espace et du temps, met au plus haut non pas les plus célèbres, grands chevaucheurs et sabreurs à l’audace éclatante, Murat, Ney, Lannes. Non, pour lui il n’est pas si difficile de charger au grand soleil à la tête de ses troupes dans l’excitation du combat. Il y a plus rare : avoir du courage quand on est seul, qu’il fait froid, qu’il fait nuit, et plus particulièrement à la fin de la première moitié de la nuit, quand le jour passé est si lointain qu’on n’y croit plus et que le jour à venir tarde tant qu’on doute de l’aube. Ce courage de l’obscurité et de la solitude, Napoléon l’appelle « de deux heures après minuit » (il dit aussi ailleurs : « de trois heures avant l’aube »). Il cite des noms bien moins célèbres : Mouton, MacDonald, Sérurier... Ils ont eu le courage de ne pas désespérer qui est aussi celui de savoir, vouloir, oser seul dire non. On traduira aisément en termes d’histoire contemporaine. C’est d’ailleurs le premier sens de la vertu, je le rappelle : la force d’âme. Il s’applique aussi bien aux femmes qu’aux hommes. La nature du courage est double et double le sexe de la vertu.

Au début du XVe siècle, la Renaissance et le droit romain n’ont pas encore apporté la réduction de l’état féminin. Dans le domaine économique, nombre de femmes sont chefs d’entreprise. Dans le domaine religieux et politique, les personnalités marquantes ne manquent pas. Jeanne d’Arc est moins surprenante pour son époque que pour la nôtre. Une jeune fille de dix-sept ans qui prend la place du chef d’État-major des armées (qui ne le lui pardonnera jamais) serait aujourd’hui totalement impossible. Jeanne d’Arc a la vertu des hommes, qui est d’oser. Elle a aussi la vertu des femmes qui est de dire non. Se souvient-on qu’elle fut d’abord condamnée à la réclusion à perpétuité, au grand dépit des autorités anglaises d’occupation ? C’est parce qu’en prison elle reprit ses habits d’homme que le tribunal put la déclarer relapse, ce qui signifiait le bûcher.

L’Église et le monde à l’époque savaient assez bien ce que vertu veut dire et attachaient une importance essentielle au fait que les femmes soient habillées en femmes. (Les hommes, peu importait, et la robe leur convenait aussi bien que les hauts-de-chausse ; leur vertu première n’est pas dans la capacité de dire non.) Pour entrer dans le détail des dessous, le vêtement féminin, jusqu’au XIXe siècle et à la reine Victoria, ne comportait aucune culotte, petite ou grande. J’ai encore vu dans mon enfance, des paysannes pisser debout, tout droit, jambes écartées comme dans un roman de Mlle Nothomb. Jeanne d’Arc reprend ses habits d’homme parce que chaque nuit les geôliers essaient de la violer et que les habits d’homme la protègent mieux. Pour l’Église, c’est le péché majeur. La vertu n’existe pas, si on n’a pas à la défendre.

La défendre... Nous voici dans le domaine militaire. Jean-Jacques Rousseau dans l’HéIoïse écrivait : « Chère amie, ne savez-vous pas que la vertu est un état de guerre, et que, pour y vivre, on a toujours quelque combat à rendre contre soi ? »

Athéna, qui est une femme et donne la victoire (au féminin), a deux attributs : la lance et le bouclier. La main droite, la lance, est le signe du bras qui s’ouvre et s’étend, de l’audace, de l’attaque. La main gauche, le bouclier, est celui du bras qui couvre, protège, maintient. L’esprit humain, c’est la lance et le bouclier. Le courage humain aussi. On peut dire que la partie masculine est plutôt lance, et la partie féminine plutôt bouclier, et que le vrai courage, comme la plus grande vertu, est non pas dans le geste offensif, spectaculaire mais dans la longue protection. Comme ils avaient bien dit les académiciens de 1783, en couronnant « moins une action brillante qu’une action bonne, moins l’éclat que la persévérance de la vertu ». Il n’est pas interdit de se souvenir de ce texte au vu des excès médiatiques actuels. Quel diable, chargé de la communication, a inventé « l’effet d’annonce » ? Expression qui signifie que ce qu’on fait n’a aucune importance par rapport à ce qu’on dit et qu’il n’est pas nécessaire que l’acte suive et conforte la parole. Mais d’autres de nos confrères ont déjà évoqué les aberrations d’un siècle sin vergogna qui, pire que de s’adonner au mal, refuse de voir une distinction entre ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. Les affaires internationales n’en offrent que trop d’illustrations.

Dans le dérèglement des mots, plus grave que celui des mœurs, le courage d’oser, qui est masculin, est oublié, voire condamné; et l’esprit de défense qui est féminin s’est affaibli, confondu avec la seule virginité jugée obsolète. Je compte sur notre armée (au féminin, et les quatre armes elles-mêmes, infanterie, marine, aviation, gendarmerie. Qu’on ne me rétorque pas le génie, je l’ai toujours entendu appelé à la maison l’arme savante) pour relever le gant (masculin).

Quand dans quarante ans me reviendra naturellement le tour de prononcer de nouveau l’éloge de la vertu, je tiens dès à présent à en retenir le thème, car je redoute les capacités inventives des trente-neuf orateurs talentueux qui vont me suivre : j’affirmerai la vertu de l’éloge. On ne loue plus assez, partant on méprise moins, ce qui est parfois regrettable.

J’ai toujours pensé que la meilleure éducation était l’exemple. Nous avons besoin d’exemples. Thomas, couronné par l’Académie française pour son éloge de Maurice de Saxe, l’avait dit beaucoup mieux que je ne le saurais faire, répondant par avance à ceux qui déclareront les Quarante irrémédiablement incompétents en matière de vertu. Parmi lesquels je relève les noms du duc de Nivernais, de Grimm et de Chamfort, esprits certes volontiers ironiques.

Et d’ailleurs qui peut mieux juger de la vertu que celui qui en manque, s’il sait seulement qu’il en manque ?

* En l’absence de M. Jean François DENIAU, son siscours a été lu par M. Bertrand POIROT-DELPECH.